Smoke de Mats Ek avec Sylvie Guillem et Niklas Ek

En 1995, six ans après son départ de l'Opéra de Paris, Sylvie Guillem, âgée de trente ans et principale guest artiste du Royal Ballet à Londres, propose de réaliser un film où elle se présentera sous un jour anti-conventionnel. A cet effet elle demande à cinq chorégraphes contemporains de participer à sa démarche. « Le confort c'est la mort d'un être. La routine c'est quelqu'un qui meurt avant d'avoir vécu » déclare la grande étoile classique qui depuis n'a cessé de renouveler les expériences avec deux chorégraphes britanniques passionnants : Russell Maliphant et Akram Khan.

Sylvie Guillem a créé énormément d'œuvres contemporaines à l'Opéra, depuis France-Dance de Forsythe à 19 ans, ainsi que des pièces de Van Dantzig, Armitage, Child, Christe, Béjart et surtout In the Middle somewhat elevated au Palais Garnier comme à Covent Garden. Pour son film Evidentia, Sylvie Guillem qui cherche toujours à exploiter toutes ses possibilités et à se dépasser sollicite l'un des chorégraphes les plus novateurs de son temps : Mats Ek.

Ce duo Smoke, conçu spécialement pour la télévision et par deux artistes exceptionnels, bénéficie de trucages et d'effets spéciaux impossibles au théâtre. Il débute par un solo de Niklas Ek, stupéfiant d'élégance, de jeunesse et de souplesse pour un danseur âgé de 52 ans à l'époque du tournage. Frère aîné de Mats Ek, le blond Niklas étudie la danse dans sa Suède natale puis à New York avec Martha Graham et Merce Cunningham. Il retourne danser dans la compagnie fondée par sa mère, la célèbre chorégraphe Birgit Cullberg, tout en faisant un détour de trois ans avec le Ballet du XXe Siècle de Béjart. On a pu l'applaudir à Paris avec l'une et l'autre compagnie.

Le duo que l'on peut voir sur ce document vient juste après le solo de Niklas, et marque la rencontre du danseur avec Sylvie Guillem les quatre fers en l'air ! Il se poursuit par une succession d'évènements extravagants en eux-mêmes, mais qui constituent un passionnant duo, imprévisible, parfois cocasse, érotique mais jamais vulgaire (la main de Sylvie dans la culotte de Niklas, ou la danseuse enfourchant son partenaire les jambes écartées sous son nez ) car traités avec autant de légèreté que de rapidité. La vitesse est l'élément le plus éblouissant de Smoke depuis une superposition de pieds en gros plan, si fulgurant que l'on ne sait plus à qui appartient l'un ou l'autre !

Les idées fusent sans discontinuer à chaque fraction de seconde. Tenue dans les bras solides de Niklas, Sylvie esquisse quelques brasses dans le vide, marche sur les murs ou, suspendue à son cou, se balance et se blottit recroquevillée. Smoke est parsemé d'effets spéciaux, de tendresse, de grâce et d'une bouffée de fumée pour justifier son titre.

Ce ballet inspire par la suite à Mats Ek une adaptation pour la scène : Solo for two (musique d'Arvo Pärt). En fait, très différent de Smoke, Solo for two créé par le Ballet Cullberg, est entré deux ans plus tard au répertoire du Ballet de l'Opéra National de Lyon en même temps que la Carmen de Mats Ek. Et c'est avec ces deux trésors que le Ballet de Lyon sous la direction de Yorgos Loukos a révélé aux New-yorkais le chorégraphe suédois encore inconnu en Amérique. Enfin à l'occasion d'un récital à deux, les vétérans Mikhaïl Barychnikov et Ana Laguna, toujours en grande forme, ont dansé à l'Opéra de Lyon un long extrait de Solo for two en novembre 2009.

De nombreuses différences apparaissent entre les deux ballets. Si le second ne peut bénéficier des trucages cinématographiques et de gros plan, il s'enrichit de gags pittoresques (un escalier pris de frénésie, Niklas urinant contre le mur, etc...) et l'histoire d'un couple semble se fragmenter sous nos yeux. Une séquence totalement inédite met face à face les deux protagonistes qui se dépouillent de tous leurs vêtements pour endosser ceux de l'autre, inversant les rôles : l'homme devient femme et la femme homme. Smoke et Solo for two constituent deux duos plus complémentaires que similaires.