Etats du drame contemporain
Introduction
Tandis que les grands courants esthétiques et idéologiques des années 1970 tendent à disparaître, l'auteur dramatique contemporain se retrouve sommé, à la fin du XXe siècle, de relever trois défis : celui de représenter ou, à tout le moins, d'interroger l'état du monde ; celui d'inventer un nouveau rapport avec l'Histoire et les histoires ; celui, enfin, de trouver de nouvelles voies formelles et poétiques pour une écriture qui ne saurait reproduire des modèles anciens devenus caduques.
Aperçu de la diversité des formes
En parcourant brièvement le corpus édité au cours de ces trente dernières années, il semble à première vue impossible de distinguer différentes « catégories » d'écriture, tant les pièces produites présentent de différences les unes par rapport aux autres. Ne relevant plus d'un modèle unique de représentation et encore moins d'un genre préalablement défini, ces œuvres n'offrent aucune forme reconnaissable (d'où une certaine « opacité » qui peut rendre parfois leur lecture difficile).
Ces écritures témoignent en revanche de leur « contamination » récurrente par d'autres genres littéraires (roman, poésie, conte, essai, bande-dessinée...) et disciplines artistiques (cinéma, peinture, photographie...) ou encore par les modes de communication utilisés par certains médias (internet, téléphonie mobile...). De cette « hybridité » sans cesse renouvelée jaillissent une multitude de formes qui apparaissent comme autant de propositions de recherche et de jeu pour leurs interprètes.
En tant qu'héritiers de Samuel Beckett, les auteurs de théâtre contemporains se sont délestés de l'obligation de représenter une (ou une seule) grande histoire qui présiderait à la construction de leurs pièces. Dans celles-ci, il ne se passe d'ailleurs souvent pas grand-chose. Les conflits y sont rares et la notion de dénouement semble dépassée. Les personnages sont de moins en moins dotés d'une identité propre, au point d'apparaître davantage tels des figures ou encore des instances de parole. L'espace, peu ou pas défini, est rarement figuratif, tandis le temps n'est plus systématiquement écrit de manière linéaire. Enfin, l'attention des écrivains ne porte plus tant sur la signification de ce qu'ils représentent que sur la façon dont ce qu'ils écrivent se donne à entendre et à voir. Le ludisme et le questionnement sur la théâtralité prennent le pas sur la détermination du sens, chaque pièce s'affirmant comme un jeu à part entière entre l'écriture et la scène.
Le théâtre et le monde
Très éloignées d'un théâtre d'intrigue ou de situation, les écritures contemporaines cherchent à témoigner du monde sans pour autant se livrer à une entreprise didactique. En interrogeant, parfois simultanément, l'intime et le politique, elles enquêtent également sur le théâtre et son rapport au monde.
L'homme, le monde, la crise
La distance historique avec les grands conflits mondiaux permet aux auteurs de réfléchir sur les modes de représentation de la catastrophe (qui est, par définition, irreprésentable) et du bouleversement que celle-ci a opéré au sein du monde et du langage. En cet état de crise, paraît l'homme : il s'avance pour parler de son rapport à la mort, au corps, à la communauté, à la cité ou à l'Histoire. Il est régulièrement mis face à un ordre qu'il révoque (ou qui le révoque). Les œuvres de Lars Norén et, dans une autre mesure, celles de Bernard-Marie Koltès, font intervenir des personnages qui se tiennent à la marge de la société.
Catégorie 3.1 de Lars Norén au TNS
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En mai 2000, Jean-Louis Martinelli achève de répéter avec ses comédiens sa mise en scène de Catégorie 3.1, une pièce de l'auteur suédois Lars Norén, qui sera créée au Théâtre National de Strasbourg. La pièce représente les parcours croisés des marginaux de Stockholm. Extraits des répétitions et interviews de Jean-Louis Martinelli, metteur en scène, et d'Alain Fromager, comédien.
Patrice Chéreau met en scène Quai Ouest de Bernard-Marie Koltès
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En 1986, Patrice Chéreau met en scène au Théâtre Nanterre-Amandiers Quai Ouest de Bernard-Marie Koltès. Le reportage, qui s'ouvre sur les images des vieux docks de New-York, comprend les interviews de l'auteur, du metteur en scène et des comédiens Maria Casarès, Jean-Marc Thibault et Catherine Hiegel.
Les différentes représentations de la violence, de la cruauté ou des rapports de force permettent de percevoir une nouvelle figure de l'humain. Ce dernier, assailli par l'angoisse, la lâcheté ou encore le désir, ne participe pas moins à une interprétation transfigurée de la réalité. Les protagonistes des pièces de Copi présentent ainsi des traits rappelant la caricature ou encore la vision onirique.
Alfredo Arias met en scène Le Frigo et La Femme assise de Copi
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En 1999, Alfredo Arias met en scène, au Théâtre National de Chaillot, Le Frigo et La Femme assise de l'auteur-dessinateur argentin Copi. Reportage sur l'univers artistique de Copi, extraits des spectacles et interviews d'Alfredo Arias, metteur en scène et comédien, et de Marilú Marini, comédienne.
Des interprétations du réel
Au « théâtre du quotidien », apparu au cours des années 1970, succède la nécessité de dire autrement le monde contemporain. Refusant une représentation littérale du réel, les auteurs dramatiques persistent néanmoins à faire acte de témoignage en livrant une interprétation poétique du trivial. Les œuvres de Marie NDiaye tendent ainsi à représenter la façon dont les personnages s'éloignent progressivement du monde contemporain initialement décrit.
Papa doit manger de Marie NDiaye à la Comédie-Française
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En 2003, André Engel met en scène Papa doit manger de Marie NDiaye à la Comédie-Française. Cela faisait vingt ans qu'un auteur vivant n'était pas entré au répertoire de l'institution. Bakary Sangaré interprète le personnage éponyme. Extraits de la pièce et reportage sur Bakary Sangaré, nouveau venu de la troupe.
Les dramaturges empruntent par ailleurs la voie du détour pour écrire et dire l'innommable, reprenant ainsi à leur compte le questionnement sur l'écriture du tragique. Proches de la parabole, les pièces d'Edward Bond interrogent chacune la notion d'humanité telle qu'elle se présente au tournant des XXe et XXIe siècles.
Alain Françon met en scène Pièces de guerre d'Edward Bond
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Accueilli en 1994 par le Festival d'Avignon, Alain Françon met en scène les Pièces de guerre d'Edward Bond au Gymnase du Lycée Saint-Joseph. Extraits de Grande paix, dernière partie de la trilogie, et interview du dramaturge britannique.
Entre autres modalités du détour, notons également le recours fréquent au fragment, issu de la recherche menée par Bertolt Brecht, dont Heiner Müller s'est approprié l'héritage pour ensuite le réinterpréter.
Matthias Langhoff met en scène La Mission d'Heiner Müller
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En 1989, Matthias Langhoff présente au Théâtre de la Ville un spectacle réunissant deux œuvres qui ont pour sujet la Révolution Française. La première pièce est La Mission, d'Heiner Müller, qui raconte la tentative, par trois envoyés de la Convention, de soulèvement des esclaves contre les britanniques installés en Jamaïque. Extraits du spectacle.
En utilisant dans ses pièces la technique du montage, l'écrivain allemand joue avec la dissemblance, l'hétérogénéité et l'incomplétude. Au lieu de montrer dans son entier le processus qui aboutit à un certain état du monde, le drame contemporain donne une vision morcelée et parfois contradictoire de ce changement, en vue toujours de questionner le sens de pareille « évolution ».
Eclatement des voix
En jouant avec les différents modes d'adresse, en juxtaposant les points de vue ou en intervenant de manière intempestive par l'intermédiaire des didascalies, les auteurs dramatiques contemporains mettent en évidence l'ambivalence dont procède toute tentative de témoigner du monde ou de soi. Les énonciateurs paraissent de moins en moins identifiables, tandis que le discours prend une forme chorale. L'alternance des distances et des tons employés par les personnages contribue à la complexité et à la richesse de ces écritures, où le comique rejoint le tragique tandis que l'épique côtoie le lyrique. Les œuvres de Normand Chaurette procèdent d'une pareille alternance, son écriture déjouant et réinventant les modèles d'écriture antérieurs.
Les Reines de Normand Chaurette
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A leur table de maquillage au Théâtre du Vieux-Colombier où elles interprètent la pièce de l'auteur québécois Normand Chaurette, mise en scène par Joël Jouanneau, Martine Chevallier, Catherine Hiegel et Christine Fersen parlent de leurs rôles et de la pièce. Extrait de la pièce avec les trois actrices.
Par ailleurs, cette ambiguïté semble traduire l'instabilité du rapport qu'entretient le protagoniste avec son histoire.
Le théâtre et les histoires
S'il semble ne rien se passer dans les pièces contemporaines, c'est parce que le drame a d'ores et déjà eu lieu. Le présent est envahi par le passé, celui-ci se manifestant dans le discours comme dans l'espace. En se retournant sur leur histoire, les personnages jouent avec le passé et n'agissent plus directement au présent. Ils cherchent à donner à un sens à une histoire qu'il leur faut toujours reprendre et redire à nouveau.
Le jeu avec le passé
L'omniprésence des motifs de la rétrospection ou encore l'usage régulier de la narration traduisent déjà la façon dont le passé ne cesse d'être re-présenté à l'intérieur du présent de l'intrigue. La dramaturgie de Jean-Luc Lagarce repose en particulier sur les modes de réinterprétation par les personnages de leur histoire, celle-ci continuant de venir les inquiéter.
Juste la fin du monde à la Comédie-Française
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L'entrée au répertoire de la Comédie-Française de Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, dans la mise en scène de Michel Raskine créée en 2008, est l'occasion de souligner la place accordée par cette institution nationale aux écritures contemporaines. Courts extraits du spectacle et interviews de Muriel Mayette, administrateur général, et de Laurent Stocker, sociétaire.
Le dialogue devient l'occasion pour les locuteurs de partager leurs versions de l'histoire, tandis que les monologues font du spectateur le destinataire privilégié des récits de vie livrés par les personnages. Les protagonistes de Philippe Minyana paraissent ainsi ne prendre la parole que pour évoquer le drame qu'ils ont vécu.
Robert Cantarella met en scène Inventaires de Philippe Minyana
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Reportage sur la pièce Inventaires de Philippe Minyana, dont la mise en scène de Robert Cantarella est représentée au Théâtre du Parvis Saint-Jean à Dijon. Il comprend les interviews du metteur en scène et de l'auteur ainsi qu'un extrait du spectacle.
La figure du témoin
Le passé ne cesse de paraître problématique à celui qui doit en faire le témoignage. Le protagoniste enquête sur une histoire qu'il ne parvient pas à reconstituer complètement, sa parole se débattant avec les lacunes de sa mémoire. Pour dire et représenter l'événement, il lui faut d'abord revenir sur lui-même et sur sa propre langue.
Jouer avec la langue
A l'action et à la représentation de l'histoire et de ses personnages, les auteurs préfèrent parfois les expérimentations langagières, la construction et l'expérience de la parole apparaissant alors comme les pierres angulaires de leur dramaturgie.
Les mises en jeu de la parole
En l'absence de modèles et de conventions, les auteurs dramatiques développent dans leurs pièces une écriture originale où s'invente une nouvelle économie du langage. L'élaboration de la parole apparaît comme l'action principale des personnages. Les relations entre les protagonistes suivent l'avancée de ce « drame de la parole » où l'échange verbal, avec ses heurts et ses irrésolutions, prime sur la représentation d'actions physiques. Ce parti pris donne lieu à l'expérimentation de formes « extrêmes » : les monologues paraissent parfois interminables, tandis que le dialogue peut faire se succéder une multitude de répliques monosyllabiques. Les œuvres de Bernard-Marie Koltès présentent un semblable effort de montrer le déploiement de la parole de part et d'autre du dialogue. Dans la solitude des champs de coton juxtapose des répliques d'une longueur exceptionnelle, les stratégies du langage fondant toute la dynamique de la pièce.
Dans la solitude des champs de coton
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En 1987, Patrice Chéreau retrouve pour la troisième fois, au Théâtre Nanterre-Amandiers, l'écriture de Bernard-Marie Koltès. Dans la solitude des champs de coton représente un « deal » entre deux personnages, « le Client » et « le Dealer », sans que jamais ne soit nommé l'objet de l'échange. Extrait du spectacle interprété par Laurent Malet et Isaach de Bankolé.
L'expérience du langage
Faisant de la langue un matériau théâtral à part entière, les dramaturges contemporains essaient de rendre sensible l'avènement de la parole sur scène, au point de convoquer, à l'instar de Valère Novarina, le corps et le souffle de l'acteur au sein même de leur dramaturgie.
L'écriture du discours n'est plus associée à un souci de réalisme. Nulle psychologie n'intervient dans le mode de prise de parole des personnages, ces derniers apparaissant avant tout comme des figures qui parlent et font l'épreuve du langage. L'enquête sur la langue ou encore la reprise des motifs de l'oralité caractérisent un théâtre qui semble se donner d'abord à entendre, chaque auteur revendiquant l'écriture d'un idiome qui lui est propre.
Au-delà du langage, le poème
La mise en avant du langage permet également aux auteurs de laisser se dessiner, entre et au-delà les mots, des figures que le langage ne sait plus interpréter. La résonnance des voix dans l'espace scénique fait percevoir l'invisible et l'informulé. Ainsi les œuvres de Jon Fosse se rapprochent-elles davantage du poème que de la forme dramatique « traditionnelle ».
Claude Régy à propos de la lenteur
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Philippe Lefait reçoit Claude Régy à l'occasion de la sortie de son dernier ouvrage intitulé L'Ordre des morts et pour parler de sa mise en scène, au Théâtre Nanterre-Amandiers, de Quelqu'un va venir de Jon Fosse. Dans cet entretien, le metteur en scène parle de l'importance de la lenteur dans le travail d'interprétation de l'œuvre par l'acteur.
Le drame contemporain fait appel au chant et à la poésie pour représenter la tragédie du langage à l'œuvre dans chacune des voix. En jouant avec la langue et son origine, les écrivains ouvrent le théâtre à des formes qui dépassent le cadre du drame en vue de la constante réinvention de celui-ci.
Conclusion
L'avenir du drame contemporain semble s'inscrire dans l'oubli et la reprise de ses propres repères, chaque dramaturgie contribuant à mettre en crise les modèles antérieurs pour inventer son propre vocabulaire. Entre héritage et prospection, l'écriture dramatique accueille des matériaux multiples, issus d'horizons différents, pour nourrir toujours à nouveau son dialogue avec la scène.
Bibliographie
- Ryngaert (Jean-Pierre), Lire le théâtre contemporain, Paris, Armand Colin, coll. « Lettres Supérieures », 2005.
- Sarrazac (Jean-Pierre) (dir.), Lexique du drame moderne et contemporain, Belval, Circé, coll. « Circé Poche », 2005.
- Sarrazac (Jean-Pierre), Jeux de rêves et autres détours, Belval, Circé, coll. « Penser le théâtre », 2004.
- Sarrazac (Jean-Pierre), La Parabole ou l'enfance du théâtre, Belfort, Circé, coll. « Penser le théâtre », 2002.