Figurer le réel : le théâtre russe au XIXe siècle
Introduction
Malgré l'influence culturelle de l'Europe occidentale, le théâtre russe connaît un développement relativement différent des modèles esthétiques en vigueur notamment en France au XIXe siècle. La création littéraire et artistique de la Russie impériale ne peut être considérée séparément du contexte politique et social en ce siècle qui annonce déjà bien des bouleversements. La défense de la culture russe, d'une part, le désir de représenter une société inégalitaire soumise à la censure, d'autre part, incitent les auteurs dramatiques à explorer les différentes modalités de figuration du réel au théâtre.
Un art pour les élites ?
Du monopole impérial aux théâtres privés
Le théâtre n'apparaît en Russie qu'à la fin du XVIIe siècle. Son développement rencontra la ferme opposition de l'église orthodoxe. Il est avant tout un divertissement de cour réservé aux plus hautes catégories de la société impériale, la forme de l'opéra étant privilégiée. Il ne s'ouvre que très progressivement aux classes les plus populaires, toute représentation étant soumise à la vigilance de la police. De rares auteurs parviennent, avec difficulté, à détourner la censure en proposant notamment des pièces satiriques. Certains artistes protesteront contre le monopole impérial imposé au théâtre jusqu'en 1882. Parmi eux se trouve Alexandre Ostrovski (1823-1886), auteur et directeur de théâtre, qui proposa la création d'un « théâtre national populaire » accessible à tous. Au début du XIXe siècle, seuls les vaudevilles et les mélodrames sont autorisés sur les scènes publiques. L'ouverture de scènes privées, après l'abolition du monopole impérial, ne laisse advenir aucun renouvellement de la forme dramatique, la programmation privilégiant les intérêts commerciaux à l'exigence artistique.
Le théâtre amateur
Parallèlement se développe à Moscou et dans ses alentours une pratique théâtrale d'amateurs, dans les demeures, d'abord, dans des cercles privés, ensuite. Le XIXe siècle voit ainsi s'accentuer les différences entre les deux capitales impériales. A Saint-Pétersbourg réside une population constituée de nobles, de militaires et de hauts fonctionnaires qui se complaisent dans les œuvres bienséantes présentées par les scènes institutionnelles. A Moscou s'étend l'influence de l 'intelligentsia, composée de bourgeois lettrés et philanthropes désireux de briser les conventions esthétiques, morales et politiques qui paralysent la création artistique. De riches marchands vont endosser le rôle de mécène et soutenir les travaux scéniques, picturaux ou éditoriaux à l'œuvre dans ces cercles d'amateurs.
Naissance et évolution du réalisme
Les « théâtres de serfs »
L'esthétique réaliste dans le théâtre russe trouve son origine dans les « théâtres de serfs ». Au XVIIIe et au XIXe siècle, nombreux sont les nobles et riches propriétaires terriens qui emploient des serfs pour participer à la création des spectacles qu'ils représentent à l'intérieur de leur domaine. Les serfs engagés comme acteurs livrent une interprétation encore jamais vue. Leur jeu, qui s'inspire de leur expérience quotidienne, se rapproche au plus près de la vérité du rôle. Le plus célèbre des serfs-acteurs est Mikhaïl Chtchepkine (1788-1863). Il fut rapidement racheté auprès de ses maîtres pour jouer sur la scène du Théâtre Maly (« Petit Théâtre »). Il y jouera jusqu'à sa mort, en 1863, et fera école auprès des apprentis comédiens qui seront amenés à le côtoyer. Il est le premier à avoir développé par écrit une réflexion sur la technique de l'acteur. Ses Mémoires auront une influence considérable en particulier sur Constantin Stanislavski. Les dramaturges (notamment Gogol) s'inspireront également du jeu réaliste développé par les serfs pour écrire leurs pièces.
Écrire la société russe
Au XIXe siècle, le sentimentalisme et le romantisme se trouvent rapidement supplantés par le réalisme tel qu'on le rencontre dans la poésie mais aussi dans le roman, genre littéraire en pleine expansion. Cette esthétique a pour première ambition de faire l'apologie de la culture et de la langue russe. Influencé par la poésie et le style romanesque, le théâtre de Ivan Sergueïevitch Tourgueniev (1818-1883) porte sur les comportements humains et le rapport de l'homme à la nature.
Yves Beaunesne met en scène Un mois à la campagne de Tourgueniev
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En 2000, la mise en scène d'Un mois à la campagne d'Ivan Tourgueniev par Yves Beaunesne est reprise à l'Athénée – Théâtre Louis Jouvet. La pièce se concentre sur les tourments intérieurs d'une femme mariée qui tombe amoureuse du précepteur de son fils. Extraits du spectacle et interview de Valéria Bruni-Tedeschi, qui interprète le personnage principal.
Le réalisme offre également au théâtre une perspective permettant aux auteurs de formuler de vives critiques à l'égard des inégalités sociales (le servage n'est aboli qu'en 1861) et de l'autoritarisme de l'Etat. Outre leur portée souvent satirique, les pièces de Nicolas Vassiliévitch Gogol (1809-1952) vont à l'encontre de la bienséance en mettant en jeu la langue et les traits de figures issues des classes populaires de la Russie contemporaine.
Jean-Louis Benoît met en scène Le Revizor de Gogol à la Comédie-Française
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En 1999, Le Revizor de Nicolas Gogol entre au répertoire de la Comédie-Française dans une mise en scène de Jean-Louis Benoît. La pièce représente la façon dont un vaurien profite des faveurs des fonctionnaires d'une petite ville en se faisant passer pour un inspecteur général. Extraits du spectacle et interviews des comédiens Roland Bertin, Denis Podalydès et Coraly Zahonero.
L'écriture réaliste ne se concentre pas uniquement sur les conditions extérieures de l'existence. Les romans de Fiodor Dostoïevski (1821-1881) s'attachent ainsi à étudier la complexité énigmatique de la pensée humaine.
Denis Llorca met en scène Les Possédés de Dostoïevski à Besançon
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En 1982, Denis Llorca adapte et met en scène le roman Les Possédés, écrit par Dostoïevski en 1870. La création a lieu dans les nouveaux murs du CDN de Franche-Comté à Besançon. Plus de vingt comédiens interprètent, dans un espace éclaté, une trentaine de personnages. Interviews de Denis Llorca, également comédien, et de Maria Casarès, qui joue Varvara Stavroguine. Extraits du spectacle.
De l'observation à l'engagement : vers un réalisme socialiste
La fin du XIXe siècle voit advenir un réalisme plus engagé. L'observation est privilégiée, notamment au théâtre et à travers la forme de la nouvelle (auteur dramatique, Anton Tchekhov est aussi nouvelliste). L'esthétique réaliste devient l'expression de l'engagement social et parfois politique des auteurs. Maxime Gorki (1868-1936) est représentatif de cette évolution du réalisme. Le contenu des œuvres du romancier et dramaturge apparaît comme l'expression littéraire de son engagement aux côtés des révolutionnaires et du bolchevisme.
Robert Hossein met en scène Les Bas-fonds de Gorki
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En 1972 est reprise, au Théâtre National de l'Odéon, la mise en scène par Robert Hossein des Bas-fonds de Maxime Gorki. La pièce offre une description réaliste de la vie des vagabonds, mendiants et autres délaissés de la société moscovite au début du XXe siècle. Le metteur en scène évoque le dispositif scénique du spectacle qui fait appel à un décor simultané. Courts extraits de la pièce.
Face à un répertoire sclérosé et à des institutions soumises à la rentabilité commerciale, s'impose la nécessité d'une nouvelle scène qui saura donner la parole à ce nouveau type d'écriture.
Tchekhov et Stanislavski : du réel au non-dit
Le Théâtre d'Art de Moscou
En 1898, Constantin Stanislavski (1863-1938) et Vladimir Nemirovitch-Dantchenko (1858-1943) fondent le Théâtre d'Art de Moscou. Ils entendent s'opposer au laisser-aller qui règne sur l'ensemble de la création théâtrale en mettant en avant leur propre exigence artistique. Leur théâtre se veut, du moins en un premier temps, ouvert à toutes les classes sociales, afin de proposer à l'ensemble de la population moscovite un véritable « temple de l'art » où elle pourra apprendre tout en se retrouvant. Par ailleurs, cette entreprise met en actes une réflexion sur ce que nous pourrions rétrospectivement considérer comme la naissance de la mise en scène moderne. Elle requiert de la part de tout le personnel théâtral un travail collectif dont le seul souci serait de servir le sens de l'œuvre. L'harmonie de cette collaboration serait garantie par un point de vue unique, celui du metteur en scène qui opérerait tel un chef d'orchestre.
A la recherche d'un « système » pour le jeu de l'acteur
A travers un travail de recherche permanent, Stanislavski explore auprès des comédiens du Théâtre d'Art les différentes modalités permettant de mettre en place un processus systématique de création qui aiderait l'acteur à s'approprier la « vérité » du rôle qu'il interprète. En adoptant une discipline de vie et de travail, en faisant un travail personnel sur le personnage, en participant à des recherches sur le contexte historique et géographique de l'écriture de la pièce, en étudiant attentivement la construction dramaturgique de l'œuvre, le comédien devient un créateur à part entière. Les répétitions, mais aussi les exercices individuels et collectifs l'aident à partir de sa propre expérience à faire appel à son imagination pour aborder le jeu et l'interprétation.
La collaboration avec Tchekhov
Nemirovitch-Dantchenko défend l'exigence du répertoire représenté par le Théâtre d'Art. Outre Maxime Gorki, il impose auprès de Stanislavski l'écriture d'Anton Tchekhov (1860-1904) qui, dès lors, collabore étroitement avec la troupe moscovite. L'écrivain assiste ainsi aux répétitions de La Mouette (qui connaît un triomphe dès sa première représentation en 1898) et d'Oncle Vania.
Antoine Vitez crée La Mouette de Tchekhov et parle du théâtre russe
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A l'occasion de sa mise en scène de La Mouette, d'Anton Tchekhov, au Théâtre National de Chaillot, Antoine Vitez évoque l'héritage des grands metteurs en scène russes du début du XXe siècle (Stanislavski, Taïrov, Vakhtangov et Meyerhold). Extrait du spectacle et interview du metteur en scène.
La richesse des œuvres de Tchekhov offre la possibilité à Stanislavski et à ses comédiens d'en explorer le « sous-texte », c'est-à-dire la part non écrite d'une dramaturgie qui repose essentiellement sur les silences et le non-dit.
Patrice Chéreau met en scène Platonov au festival d'Avignon
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En 1987, Patrice Chéreau met en scène Platonov de Tchekhov lors des rencontres d'été de la Chartreuse, organisées pendant le Festival d'Avignon. Quelques mois plus tôt, il a réalisé l'adaptation cinématographique de l'œuvre, intitulée Hôtel de France. Entretien avec le metteur en scène, extraits du spectacle et du film.
La complexité des personnages, l'importance du passé et de la mémoire, l'ambiguïté du discours constituent autant de propositions de jeu et d'interprétation pour ces artistes qui cherchent à traduire l'expression de la vie sur scène.
Matthias Langhoff à propos des Trois Soeurs de Tchekhov
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En 1993, Matthias Langhoff met en scène Les Trois sœurs d'Anton Tchekhov au Théâtre National de Bretagne à Rennes. Alliant réalisme et grotesque, la création fait écho à l'histoire contemporaine de l'Europe de l'Est. Extraits du spectacle et entretien avec le metteur en scène.
Le souci « réaliste » de Stanislavski tend néanmoins à l'emporter sur la nuance du drame tchekhovien. La scène est ainsi envahie par les éléments de décors et les accessoires qui visaient à reconstituer au plus près l'environnement de l'intrigue. L'accumulation des détails masque les enjeux intimes mis en avant par les dialogues dont la poésie semble progressivement échapper au metteur en scène. Ce fut notamment le cas lors de la création de La Cerisaie en 1904.
Matthias Langhoff à propos de La Cerisaie
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En 1981, Matthias Langhoff met en scène, avec Manfred Karge, La Cerisaie (1904) d'Anton Tchekhov au Schauspielhaus de Böchum (RFA). Au cours d'un entretien, Matthias Langhoff revient sur la trivialité et l'exigence du théâtre de Tchekhov et sur l'importance du comique dans cette dramaturgie qu'il rapproche du théâtre de boulevard. Les extraits du spectacle correspondent au début du deuxième acte.
Peter Brook à propos de La Cerisaie de Tchekhov
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En 1981, Peter Brook met en scène La Cerisaie de Tchekhov aux Bouffes du Nord. Un an plus tard, il réalise pour la télévision une version filmée de la création. Entre réalisme et poésie, la pièce joue avec les contrastes. Le metteur en scène évoque dans un entretien la complexité de l'œuvre. Le reportage propose également en extrait la fin du troisième acte.
Giorgio Strehler à propos de La Cerisaie de Tchekhov
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En 1976, le Théâtre National de l'Odéon accueille Il Giardino dei ciliegi (La Cerisaie) de Tchekhov, mis en scène par Giorgio Strehler et interprété par les comédiens du Piccolo Teatro de Milan. La création met en avant les thèmes du deuil et de l'enfance. Lors d'un entretien, le metteur en scène évoque la force des classiques ainsi que son engagement artistique. Extraits du spectacle.
La Cerisaie de Tchekhov mise en scène par Alain Françon au Théâtre National de la Colline
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La Cerisaie de Tchekhov a été mis en scène en 2009 par Alain Françon au Théâtre de la Colline. On assiste à plusieurs extraits de la pièce, ainsi qu'aux interviews de Didier Sandre, Jérôme Kircher et Julie Pilod.
Cette mésinterprétation entraîne la rupture entre le dramaturge et le co-directeur du Théâtre d'Art. Ce dernier se détournera d'ailleurs peu après de l'esthétique réaliste et des conventions naturalistes en se tournant vers les auteurs du symbolisme mais aussi vers la technique de l'opéra, du ballet ou encore de la peinture.
Conclusion
Les mutations de la société russe au XIXe siècle participent à l'évolution de l'esthétique théâtrale. Depuis la réflexion sur un jeu réaliste de l'acteur jusqu'à l'invention de moyens scéniques capables de retranscrire le réel, dramaturges et techniciens de la scène partagent la même exigence de vérité dans l'expression de leur art. Le réalisme au théâtre se heurte cependant à deux limites. D'une part, la trop grande importance accordée aux éléments matériels tend à étouffer la liberté d'interprétation de l'acteur. Tandis que le cinéma s'approprie les modes de jeu et de représentation du réalisme, les auteurs et metteurs en scène de théâtre privilégient un travail plastique et dynamique au cours duquel l'acteur peut évoluer différemment. D'autre part, l'instrumentalisation de la scène à des fins politiques voit les auteurs réalistes pris au piège de leur propre engagement, le politique finissant par brider radicalement leur création. Après avoir joué, durant le premier tiers du XXe siècle, un rôle important dans la création théâtrale et l'institution culturelle, Maxime Gorki meurt officiellement d'une pneumonie en 1936. Il fut, selon certains, assassiné par son médecin, sur ordre de la police politique du régime soviétique.
Bibliographie
- Evreïnoff (Nicolas), Histoire du théâtre russe, ad. G. Welter, Paris, Éditions du Chêne, 1947.
- Gourfinkel (Nina), Théâtre russe contemporain, Paris, Renaissance du Livre, coll. « Bibliothèque de l'amateur de théâtre », 1931.
- Stanislavski (Constantin), Ma vie dans l'art, tr. D. Yoccoz, Lausanne, L'Âge d'homme, coll. « Th XX. Écrits théoriques », 1999.