Histoire et frontière
Introduction
La Métropole fut fondée dans un espace riche d’un multiculturalisme, qui fit autant sa prospérité que ses déboires : carrefour stratégique pour le commerce, cet espace a logiquement entraîné de nombreuses convoitises et fait l’objet de revendications territoriales pendant des siècles.
Cet espace a appartenu successivement au comté de Flandre, au royaume de France, au duché de Bourgogne, au Saint Empire romain Germanique et aux Pays-Bas espagnols, avant d’être acquis par la France en 1668 lors du traité d’Aix la Chapelle. Le flamand était la langue courante, mais le français y était lui aussi présent depuis le Moyen Âge, amené par les conflits, la domination des ducs de Bourgogne et l’influence des villes marchandes et universitaires francophones dont Lille faisait partie.
Les guerres du XXe siècle ne l’ont pas épargné.
À l’aube de l’histoire
Dès le début de son histoire, la mobilité d’une frontière indécise a marqué pour très longtemps le sort de cette région. La période antique est mal connue, par manques de sources, mais il est certain que la région de Lille fut dès l’Antiquité une marche frontière au tracé mouvant de part et d’autre de l’écharpe crayeuse du Mélantois. Faute de textes, on placera vers 898 la conquête du Mélantois par Baudouin II, au moment même où il s’empare du Tournaisis. Mainmise fructueuse et totale : ce domaine autour de Lille, riche, compact et solide, fut très tôt une base essentielle de la puissance flamande.
Un territoire convoité par les rois de France
À Lille, en 1066, Baudouin V, comte de Flandre, fait une donation aux chanoines de la collégiale Saint-Pierre de Lille, afin qu'ils en tirent leur subsistance et puissent assurer leurs missions d'aumône et d'hospitalité. La charte annonce, en filigrane, l’extension de la ville à venir : son extension médiévale ; son extension moderne, avec l’évocation de paroisses annexées au XIXe siècle, comme Wazemmes et Esquermes ; son développement le plus actuel, avec l’évocation de ces villages - Annappes et Flers - naguère intégrés dans la ville nouvelle de Lille-Est devenue depuis Villeneuve-d’Ascq, ou avec celle de Lomme, tout récemment rattachée à Lille ; et pourquoi pas son extension à venir avec l’évocation de ces sites de la plus ou moins proche banlieue de Lille, dont la plupart appartiennent aujourd’hui à sa communauté urbaine - comme Baroeul, Escobecques, Ennetières, Verlinghem, Deûlémont, Halluin, La Bassée…?
Ce territoire au centre duquel se trouve Lille s’impose progressivement grâce à son commerce, sa foire, ses productions, son insertion dans les réseaux hanséatiques (la Hanse était l’association des villes marchandes de l'Europe du Nord autour de la mer du Nord et de la mer Baltique). Mais Lille est étroitement surveillée par les rois de France. À l’occasion des conflits entre les rois de France et d’Angleterre et des positions ambigües des comtes de Flandre, eux-mêmes contestés par leurs propres villes, Lille passe en 1304 sous la souveraineté directe du roi de France.
Dans ces allers et retours politiques et militaires, Lille et sa châtellenie eurent beaucoup à souffrir. Au cours de l’année 1213 « Lille fut prise, reprise puis prise de nouveau et détruite ». C’est sur le plateau de Bouvines que, le 27 juillet 1214, Philippe Auguste affronte et bouscule l’armée alliée.
Bouvines le champ de bataille de 1214
Lille serait-elle devenue sous les ducs une sorte de terre promise ? La paix, malgré les incidents, semble durable ; la ville devenue résidence ducale s’embellit et accueille des fêtes fastueuses ; la finance, le négoce, l’artisanat prospèrent, malgré les aléas. La mort tragique de Charles le Téméraire déstabilise ces provinces en proie aux ambitions avides de Louis XI. L’union de Marie, l’héritière, avec Maximilien d’Autriche eut une grande importance dans l’histoire : les provinces dites belgiques entraient dans le monde des Habsbourg. Avec Charles Quint, ce monde s’étend à l’Espagne, à l’Italie, aux Indes orientales et aux Amériques. Mais les débuts du règne de Philippe II font ressurgir crises et conflits (1500-1565).
Lille à partir du XVIIe siècle
30 ans de guerre
La rupture majeure de l’histoire de ce territoire se situe en 1667, lors de la conquête de Lille par Louis XIV. Vauban y édifie de 1667 à 1670 "la reine des citadelles".
La Citadelle Vauban
La citadelle est au cœur du dispositif dit du « pré carré », constitué de deux lignes de villes fortifiées. Celui-ci devait protéger les nouvelles frontières du royaume de France contre les Pays-Bas espagnols : Lille fait partie des places de première ligne comme Dunkerque, Tournai, ou Valenciennes, renforcées par des places de seconde ligne comme Arras, Douai, ou Cambrai.
De 1708 à 1713, le territoire est occupé par les Hollandais, puis récupéré par Louis XIV au traité d’Utrecht (1713). La frontière française est dès lors fixée sur la ligne que nous lui connaissons encore au nord de la métropole, sauf de 1792 à 1815. Durant cette courte période, après l’échec du siège de Lille de 1792, deux nouveaux départements français, ceux de la Lys (chef-lieu Bruges) et de Jemmapes (chef-lieu Mons) bordent celui du Nord.
L’époque contemporaine
C'est à la Révolution que la notion de territoire a aussi fondamentalement changé. La France cesse d'être une juxtaposition de provinces ayant chacune leurs administrations, leurs privilèges, leurs impositions, et est affirmée comme un tout indivisible et découpé en unités administratives dotées d'un statut juridique uniforme : les départements.
En 1815, une fois les territoires conquis pendant la Révolution restitués, la France se retrouve frontalière des Pays-Bas, jusqu’à ce que la révolution intervenue dans ce pays en 1830 n’aboutisse à la naissance du royaume de Belgique.
La différence de taxation et d’imposition de part et d’autre de la frontière a toujours favorisé la fraude et la contrebande. Mais celle-ci devient un véritable sport au XIXe siècle. « Il n'y avait pas un ménage qui n'avait élevé un chien pour la contrebande ». Comment ne pas évoquer les postes frontières qui voient passer à la tombée de la nuit des générations de contrebandiers pourchassés par des douaniers, et parfois issus des mêmes familles.
La contrebande sur la Lys
En dehors de ces activités souterraines, l’histoire économique de notre territoire au XIXe siècle est très marquée par l’existence de la frontière. Le développement considérable de l’industrialisation a longtemps offert des débouchés à une main-d’œuvre belge flamande en surnombre, d’autant que cette main-d’œuvre était plus proche du triangle industriel Lille-Roubaix-Tourcoing que des grands centres industriels belges. Des incidents entre ouvriers belges et français sont courants en particulier lors de la crise de 1847.
À la fin du XIXe siècle, la donne va changer avec l’apparition d’un mouvement migratoire, dit « de navette », grâce à l’amélioration des transports, débouchant sur une mobilité hebdomadaire, qui devient ensuite quotidienne. Une nouvelle phase de la mobilité transfrontalière commence avec un patronat français qui n’hésite plus à investir de l’autre côté de la frontière, dans la zone de Mouscron notamment. Les travailleurs transfrontaliers français viennent de plus en plus nombreux exercer une activité professionnelle en Belgique ; l’ouvrier belge transfrontalier a, quant à lui, tendance à devenir une espèce en voie de disparition.
Au XXe siècle, avec les deux guerres mondiales, la frontière sera encore au cœur des enjeux.
Les deux guerres mondiales : au cœur des conflits
1914-1918 - Quatre ans de cauchemar
Pour la ville de Lille, la situation devient inquiétante après la violation de la neutralité belge par l’Allemagne. Elle est centre d’un no man’s land jusqu’à la victoire de la Marne (12 septembre 1914). Elle est ensuite conquise et occupée à partir du 12 octobre 1914. Environ deux millions de Français du Nord et de Belges vont fuir les territoires occupés et se réfugier dans les autres départements français, où ils ne sont pas toujours bien accueillis, accusés de ne pas avoir défendus leur territoire et surnommés les « Boches du Nord ».
De la fin 1914 au printemps 1918, une ligne de tranchées continue, de 700 km de long, s’étend, de la mer du Nord, à la Suisse. Cette zone de combat reste globalement stable jusqu’au retour de la guerre de mouvement, à la fin du conflit, avec des variations régionales, au gré des différentes offensives. De nombreux villages situés sur cette zone ont beaucoup souffert et furent souvent complètement détruits. Sur le territoire de l’actuelle métropole, la ligne de front passait à Illies.
Les traces de la Grande Guerre à Illies
Dès les débuts de l’occupation, les Allemands imposent leur heure (2 heures de plus que l’heure française). D’emblée, ils mettent en œuvre un programme de domination fondé sur la peur. L’un des éléments essentiels de ce programme est la réquisition du travail et du potentiel agricole et industriel pour soutenir la machine de guerre allemande, dans les territoires occupés, mais aussi en Allemagne elle-même. Lille va rester occupée et isolée du reste du pays jusqu’au 17 octobre 1918. La diffusion d’informations n'est pas autorisée, et tout contact avec la France et ses alliés sont punis de mort ou de détention à perpétuité. Néanmoins, dès 1915, des Lillois n’hésitent pas (Louise de Bettignies, Léon Trulin, Eugène Jacquet, Ernest Deceuninck…) à résister.
1939-1945 – Nouvelle occupation
Le 1er septembre 1939, c’est à nouveau la guerre. Occupée à nouveau, dès 1940, Lille subit le régime nazi. Hitler n’a pas attendu l’armistice pour détacher le Nord et le Pas-de-Calais de la France. Ils constituent désormais la zone interdite, directement rattachée au commandement allemand de Bruxelles. La Wehrmacht est omniprésente, les Allemands sont partout et la signalisation traduit cette situation. Dès la première heure, se forment des groupes de résistants voulant continuer la lutte et diffusant des feuilles clandestines. La résistance nordiste n’a que de faibles moyens dans une zone saturée de militaires. Un groupe de résistants ascquois fait dérailler un train bondé de troupes de la division SS Hitlerjugend et la répression est immédiate.
Le massacre d'Ascq
Les bombardements fréquents font de nombreuses victimes : 8 novembre 1942 (Fives), 1943 (Hellemmes et Mont-de-Terre), Lille-Délivrance… Au total, on a dénombré à Lille 1206 victimes civiles et 1330 blessés graves, et d’innombrables destructions d’immeubles. À la veille de la Libération, les résistants ne peuvent empêcher le départ du dernier train de Loos (1er septembre 1944) vers les camps de la mort.
Septembre 1944 le dernier train de déportation de la prison de Loos
La libération commence le 3 septembre et Lille en liesse accueille ses libérateurs. Dans les semaines qui suivent, la presse libre réapparaît.
La Libération de Lille
Conclusion
La construction de l’Union européenne depuis les années 1950 change la donne. En 1985, les accords de Schengen ont conclu la suppression progressive des frontières et la libre circulation des personnes. Les postes-frontières, lieux d’économie et de sociabilité si particuliers, ont physiquement disparu.
La fermeture du poste douanier de Comines
Mais la frontière a-t-elle disparu des esprits et des pratiques ? Des foules continuent à fréquenter le dimanche la zone frontière des Baraques à Menin, concentration de marchands de chocolats, de tabac et d’alcool. On a inauguré en novembre 2014, à Notre-Dame-de-Lorette dans le Pas-de-Calais, un mémorial qui recense le nom des victimes tombées dans la région administrative du Nord-Pas-de-Calais et qui omet le nom de celles tombées sur les mêmes champs de bataille de l’autre côté de la frontière.
Et dans ce début du XXIe siècle frappé par le terrorisme, on peut se voir de nouveau contrôlé dans ces no man’s land en friche où étaient, il n’y a pas si longtemps, les bureaux des douaniers.
Bibliographie
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Histoire des provinces française du Nord, Alain Lottin (dir.), 2. Des principautés à l’empire de Charles Quint (900-1519), Dunkerque, Éditions des Beffrois, 1989, 279 p.
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Pierre Pierrard, Histoire de Lille, Paris, Éditions Mazarine, 1982, 287 p.
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Histoire de Lille, Louis Trénard (dir.), 1. Des origines à l’avènement de Charles Quint, sous la direction de Guy Fourquin (dir.) ; 2. De Charles-Quint à la conquête française 1500-1715, 1981, 534 p. ; 3. L'ère des révolutions : 1715-1851, Louis Trénard (dir.), 1991, 700 p. ; 4. Du XIXe siècle au seuil du XXIe siècle, Louis Trénard et d'Yves-Marie Hilaire (dir.), 1999, 54 1p.
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Alain Lottin, Lille, d’Isla à Lille-Métropole, Lille, La Voix-du-Nord, 2003, 198 p.
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Jean Lorédan, Lille et l’invasion allemande 1914-1918. Abandon, martyre et délivrance de Lille, Paris, Perrin, 1920, 262 p.
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Béatrice Giblin-Delvallet, « Lille métropole. Une eurométropole en devenir ? », Vingtième siècle, 2001, n° 81, p.68-80.
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Pierre Tilly, « Les frontaliers du nord autour de la métropole lilloise: une longue histoire commune » dans Belkacem Rachid et Pigeron-Piroth Isabelle, Le travail frontalier au sein de la Grande Région Saar-Lor-Lux. Pratiques, enjeux et perspectives, PUN-Editions Universitaires de Lorraine, Nancy 2012, p.502.