Le comportement du mineur avec ses pigeons : enquête sociologique

05 novembre 1961
03m 01s
Réf. 00037

Notice

Résumé :

Une enquête du CNRS sur les pratique colombophiles chez les mineurs a été menée par Monsieur Louchet. Celui-ci interrogé sur le perron du lycée de Bruay-en-Artois, donne les résultats de l'enquête. Il explique le comportement des "coulonneux" et pourquoi le mineur est tout particulièrement attaché à ce loisir.

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Date de diffusion :
05 novembre 1961
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Éclairage

Première région colombophile de France, le Nord-Pas-de-Calais concentre aujourd'hui les deux tiers des sociétés, notamment en pays minier.

A côté de la colombiculture (l'élevage de pigeons pour la consommation), l'utilisation de pigeons pour envoyer des messages existe depuis l'Antiquité. La colombophilie s'est développée avec la démocratisation des pigeonniers dans les zones rurales aux XVIIIe et XIXe siècles. En Belgique sont organisées des compétitions de "jeu de pigeons" et l'immigration flamande du XIXe siècle importe ces pratiques dans le Nord-Pas-de-Calais. En 1849 la première société colombophile est créée à Roubaix. C'est de cette ville que proviennent une grande partie de pigeons utilisés lors du siège de Paris en 1870. L'intérêt militaire de l'utilisation de pigeons voyageurs va alors avoir une double conséquence : le contrôle de l'activité par l'autorité militaire (en 1877, les pigeons sont soumis à réquisition puis au recensement) mais aussi l'incitation de la pratique colombophile et l'organisation de championnats. La densité des infrastructures ferroviaires autour des industries facilitant le transport des pigeons pour les concours expliquent l'essor au Nord de la France et l'implantation de la pratique dans le Bassin minier. Cet essor va être interrompu par la guerre. En 1914, les pigeons doivent être remis aux autorités militaires ; ce sont ceux du Nord et de Paris qui vont être transférés sur le front. Dans les parties occupées, l'occupant allemand interdit la détention de pigeons sous peine de mort et les oiseaux porteurs de messages deviennent un des enjeux du conflit.

Dans un souci de défense militaire, après la guerre, des dispositions sont prises afin de gérer la détention de pigeons voyageurs. Leur détention est d'abord interdite dans les départements frontaliers, puis en 1927 soumis à déclaration. En 1930, la Fédération nationale est reconnue d'utilité publique. L'activité se développe à nouveau autour de sociétés aux noms parfois patriotiques et guerriers comme "Les défenseurs du poilu" à Mazingarbe, "La plume d'acier" à Annezin, et Sains-en-Gohelle, "Les vengeurs" à Auchy, Oignies... La Seconde Guerre mondiale va donner un nouveau coup d'arrêt brutal à l'activité colombophile. Devant l'avancée de l'ennemi, l'ordre est donné de supprimer les pigeons en 1939, puis les activités colombophiles sont interdites en zone occupée en 1940.

La reprise se fait dès 1945 sous contrôle des autorités militaires. Si la loi du 28 octobre 1946 fixe le principe d'une indemnisation pour dommages de guerre pour les pigeons tués à partir de septembre 1939, on reconstitue tant bien que mal les pigeonniers mais toujours sous un étroit contrôle : en 1957, les associations colombophiles sont soumises à l'autorité du ministre de l'Intérieur et à celui du ministre de la Défense nationale. Ces tutelles ministérielles ne seront définitivement supprimées qu'en 1995.

Les Houillères du Bassin du Nord et du Pas-de-Calais (HBNPC) vont de leur côté encourager le développement des associations. Elles remportent un tel engouement auprès des mineurs (ils représentent plus de 50% des adhérents de la fédération régionale), qu'en 1960, le sociologue Georges Friedmann lance une étude auprès du CNRS dirigée par Jacqueline Fisch-Gautier. L'enquête est menée auprès de 200 mineurs par Pierre Louchet, lui-même "coulonneux" (colombophile) qui présente les résultats ici pour Le Magazine du mineur. Il en résulte que le mineur trouve dans cette pratique diverses compensations affectives et sociales.

La colombophilie est autant une pratique récréative qu'un sport de compétition utilisant des animaux, au même titre que les combats de coqs ou les concours de pinsons. Elle constitue pour le mineur l'un de ces "loisirs ordinaires" caractéristiques du Bassin minier. Pratique individuelle mais aussi collective, la colombophilie peut être considérée par celui qui s'y adonne comme un "temps à soi", un "temps pour soi", s'inscrivant en rupture avec un temps de travail rythmé par les contraintes de la production et la hiérarchie d'une organisation subie par l'ouvrier. Ainsi, avec ce loisir, le mineur colombophile compense-t-il les insatisfactions dues à à un travail dur, parcellaire et sans gratifications. Il cherche à s'évader de sa condition sociale, les concours lui permettant par ailleurs d'acquérir considération et gloire, de "jouer un rôle différent de celui qu'on joue dans la mine".

La Fédération nationale regroupe des fédérations régionales dont la circonscription correspond aux anciennes régions militaires. Les départements du Nord et du Pas-de-Calais forment ainsi la première région avec aujourd'hui plus de 10 000 licenciés soit 60% des effectifs nationaux. Les groupements de Béthune, de Douai et de Valenciennes comportent près de 60 sociétés locales d'origine minière.

Olivier Chovaux

Transcription

Michel Chastant
Monsieur Louchet, est-ce que le mineur pratique le sport colombophile par intérêt, c’est-à-dire par désir d’avoir de l’argent avec les prix qu’il peut remporter dans les concours, ou est-ce qu’il pratique par gloriole, par désir de s’affirmer lui-même, sur le plan social.
Jean Pierre Louchet
Les résultats de l’enquête à laquelle nous avons participé tendent à prouver, à montrer que le désir de gloire, de réalisation de soi-même est beaucoup plus important dans la pratique colombophile que le désir de bénéfice financier.
Michel Chastant
Monsieur Friedmann a énoncé une loi qui est la loi des compensations surtout sur le plan travail, c’est-à-dire que le loisir compense un petit peu ce que l’on ne trouve pas dans le travail. Est-ce exact pour les mineurs ?
Jean Pierre Louchet
C’était une de nos hypothèses de travail, une de nos hypothèses de recherche. La compensation, pour le mineur, semblerait essentielle sur des plans assez parallèles. Compensation sur le plan de l’organisation du travail, en ce sens que le mineur, comme l’ouvrier de série qui travaille à la chaîne fait partie d’une vaste entreprise qui le domine, qui l’écrase en quelque sorte, puisque le mineur ne connaît pas toutes les données du travail auquel il participe. Si bien qu’il a besoin d’une activité libre dans laquelle il puisse se réaliser, dans laquelle il puisse commander, dans laquelle il puisse être l’entier responsable.
Michel Chastant
Et sur le plan des conditions même du travail et des compensations que le sport colombophile peut amener, y a-t-il des exemples ?
Jean Pierre Louchet
On peut citer quelques exemples pour illustrer. Je pense notamment à la compensation que le mineur recherche pour le repos de la main. Le mineur travaille en effet au contact d’une matière dure, froide, tranchante, et la main, raidie par l'effort, fatiguée par le contact permanent de l’outil et du charbon, a besoin de repos ; et l’eau ne suffit pas toujours. Il a besoin de caresses plus chaudes et il suffit de voir un mineur prendre en main son pigeon, le caresser, ou plutôt se caresser sur les plumes lisses, au contact d’un corps vivant, chaud, élastique, pour se rendre compte que cette sensation est très riche, et n’est peut-être pas dénuée de toute sensualité.
Michel Chastant
Et maintenant, les conditions de travail influent sur l’existence du mineur, sur son comportement également, n’y a-t-il pas une opposition qui tiendrait entre le bruit, d’une part, et le rythme du travail et la quiétude, le calme qu’il retrouve au colombier dont vous parliez tout à l’heure.
Jean Pierre Louchet
Très certainement, la mine est un lieu où le fracas des marteau-piqueurs, ou le fracas des convoyeurs assourdit le mineur. On parle difficilement, on échange difficilement des propos au fond de la mine pendant la journée de travail. Et le mineur éprouve le besoin, et de se retrouver avec ses camarades pour parler calmement, et surtout de se détendre, de se reposer, dans son pigeonnier. D’ailleurs, un de nos colombophiles qui s’était prêté aux interviews nous avait dit qu’il éprouvait surtout le plaisir de se retrouver dans son petit coin calme à lui.