L'affaire du notaire de Bruay-en-Artois

16 avril 1972
02m 10s
Réf. 00112

Notice

Résumé :

Reportage après le meurtre de Brigitte Dewèvre à Bruay-en-Artois, sur les lieux mêmes du drame. Un regard panoramique embrasse les maisons ouvrières et des terrains vagues qui séparent les maisons des mineurs de celles des gens aisés. Celui que l'on accuse est un notaire, un "notable" qui possède villa au Touquet, yacht, chasse privée. C'est une personnalité puissante et respectée. A Bruay, son inculpation a ranimé les antagonismes sociaux.

Date de diffusion :
16 avril 1972
Source :
ORTF (Collection: JT 20H )

Éclairage

Bruay-en Artois est une cité minière par excellence. Née au XIXe siècle de l'exploitation du charbon, elle est alors "un assemblage de corons plus qu'une ville" (1). A l'instar de l'ouest du bassin minier, elle fait partie des premières localités touchées par la politique de récession. Les ingrédients propices à l'amplification et à l'instrumentalisation d'un fait divers sont présents.

Le 6 avril 1972, le corps de Brigitte Dewèvre, 15 ans et demi, est découvert dans un terrain vague proche de la demeure de Monique Béghin-Mayeur, propriétaire d'un magasin de meubles qui entretient une liaison avec le notaire Pierre Leroy. En l'absence de preuves, c'est pourtant sur lui que se portent les soupçons du juge Pascal qui dirige l'instruction. Son interrogatoire le 11 avril, suivi de son inculpation et de son incarcération le 13, ne tarde pas à déchaîner les passions, d'autant que le magistrat défend une "justice à ciel ouvert" propice à la médiatisation (2).

Le journal télévisé de ce 16 avril 1972 est une saisissante synthèse du discours binaire alors couramment employé par les journalistes dans la description des faits : "entre les beaux quartiers et les maisons ouvrières, un terrain vague" sépare "les mineurs des gens aisés", les "notables" ; au beau milieu de cette frontière qui balafre la cité, à "quelques pas du monde des affaires", est retrouvée Brigitte, qui "appartenait au monde de la mine". Le notaire est affublé de tous les attributs du personnage détestable par son opulence supposée, dans un bassin minier en souffrance : riche propriétaire, membre du Rotary, il est "tennisman classé" et "catholique fervent ". Au delà des clichés, le propos résume ce qui contribue à transformer la chronique judiciaire en événement politique et social.

Outre son atrocité, c'est en effet la géographie de la scène de crime qui heurte d'emblée les esprits. D'un côté les petites maisons tristes et au confort rudimentaire ; de l'autre, la luxueuse demeure de Monique Mayeur, avec son grand parc encastré sur le terrain vague. Cette bourgeoisie commerçante et libérale est en phase de prospérité et paraît même profiter à sa façon de la reconversion industrielle : Pierre Leroy est par exemple chargé, ès qualités, d'opérations immobilières au profit des Houillères. Face à une ancienne aristocratie ouvrière qui aspire à la consommation mais se sait menacée de déclassement, un monde qui ne connaît pas la crise vit aisément, bien que sans ostentation exagérée.

Mais en ces lendemains de Mai 68, il n'en faut pas davantage pour que la mouvance maoïste prenne en charge le fait divers pour en faire une cause politique. Elle l'instrumentalise pour diffuser ses idées et se faire une place dans un bassin minier historiquement dominé par la ligne de fracture entre socialistes et communistes. Un Comité pour la Vérité et la Justice, mené par l'ancien mineur Joseph Tournel, lui sert de fer de lance, au côté de La Cause du peuple, l'organe de la Gauche prolétarienne piloté par Serge July, dont le numéro du 1er mai n'hésite pas à titrer : "Et maintenant ils assassinent nos enfants !" (3). En juillet, le dessaisissement du juge Pascal est en outre l'occasion d'accabler une justice bourgeoise accusée de protéger un notable lié aux Houillères. François Ewald, professeur de philosophie au lycée de Bruay et militant de la Gauche prolétarienne, apporte également son concours à cette entreprise d'agitation qui ne rencontre cependant pas l'unanimité au sein de l'organisation et précipite même sa dislocation.

Ce crime érigé en symbole de la lutte des classes laisse des plaies ouvertes. Jamais résolu, il est prescrit depuis 2005.

(1) Joël Michel, La mine dévoreuse d'hommes, Paris, Gallimard, 1993, p. 52.

(2) Pascal Cauchy, Il n'y a qu'un bourgeois pour avoir fait ça. L'affaire de Bruay-en-Artois, Paris, Larousse, 2010.

(3) Rémi Guillot, Les réseaux d'information maoïstes et l'affaire de Bruay-en-Artois , Les Cahiers du journalisme, n° 17, été 2007, p. 210-225.

Stéphane Sirot

Transcription

(Silence)
Christian Colombani
Entre les beaux quartiers et les maisons ouvrières, un terrain vague. Un espace d’herbes hautes et de détritus qui sépare les mineurs des gens aisés. D’un côté, les corons, les femmes aux fenêtres qui attendent derrière les rideaux, les enfants, beaucoup d’enfants qui jouent sans éclat avec le terril et la fosse pour horizon et les vieux mineurs à la retraite, un peu étonnés d’être encore là. De l’autre côté de ce terrain et jusqu’aux champs verts et aux coteaux, les maisons des notables. Mais c’est ici, aux partages des conditions, là où personne jamais ne se rencontre, où la bourgeoisie de Bruay ne poserait pas le pied, à la limite des jardins ouvriers que Brigitte Dewevre a été assassinée le 5 avril dernier. Elle appartenait au monde de la mine mais son corps a été retrouvé nu à quelques pas du monde des affaires. Et celui qu’on accuse d’être son assassin est un notaire, un notable, l’une des personnalités les plus puissantes de la ville. A Bruay, c’est la stupeur. Pour inculper Maître Leroy, il a fallu, dit-on, plus que l’intime conviction d’un premier juge, plus peut-être encore que des preuves, il a fallu du courage. Avec une villa au Touquet, une maison à Houdain, des propriétés dans le pays, une chasse privée de 60 hectares peuplée de chevreuils et de faisans, un yacht à Boulogne, Maître Leroy, catholique fervent et tennisman classé est une puissance crainte et respectée. Dans la petite ville du Pas-de-Calais, l’inculpation de Maître Leroy a ranimé les antagonismes sociaux. Dans les cafés du centre qui connaît une vague d’anglomanie, comme dans ceux des quartiers plus modestes, les opinions sont partagées sur la responsabilité du notaire. Les clans se forment, la petite bourgeoise voudrait soutenir le notable, les fortunes ne disent mot et les mineurs serrent les coudes. Comme si le hasard qui fit se rencontrer une jeune fille et son assassin à la tombée de la nuit…