Le temps de la « modernisation »
Introduction
Le lecteur contemporain pourrait trouver banal le titre de cette contribution. La « modernisation » n'est-elle pas un processus continu que nous rencontrons quotidiennement depuis toujours ? Un processus qui suscite - encore et toujours - espoirs et craintes.
La modernisation des charbonnages du Nord-Pas-de-Calais et des charbonnages français dans l'après-guerre de 1939-1945 mérite cependant une attention particulière car cette modernisation a été exceptionnellement ample, l'état des mines était particulièrement dégradé en 1945 et remarquablement amélioré en 1952. Elle a été aussi très rapide, cinq années ont suffi pour passer du monde du Germinal de Zola à celui d'une entreprise moderne pour l'époque.
La mine aujourd'hui
A la fin du Magazine du mineur consacré à Germinal, on veut montrer que la mine a bien changé depuis le XIXe siècle. On fait donc revenir le personnage de Zola à la fosse 10 du Groupe d'Oignies et ses installations modernes. Avec lui, on suit le chemin du charbon, de son extraction au fond de la mine à sa préparation dans les lavoirs et triages.
Et cette modernisation s'est déroulée dans un contexte social exceptionnel fait d'un consensus très large en 1946, un consensus qui s'est dégradé dès l'année 1947.
Sept années décisives (1945 - 1952)
Nous retenons la période chronologique 1945-1952, mais en fait, certaines prémisses de la modernisation étaient antérieures, dès les années trente pour la rationalisation du travail par exemple, et même pendant la période de Vichy dans certains milieux comme ceux de la recherche technique. Quant à l'année 1952, si la croissance économique est amorcée, les contemporains ne le mesurent pas encore. D'autant que la misère et les inégalités sont loin d'avoir disparu comme l'atteste le cri d'alarme de l'abbé Pierre en 1954 à propos de la crise du logement.
Depuis 1929 au moins, l'appareil productif de la France est affaibli par le manque d'investissements. La guerre, la défaite et surtout l'occupation ont aggravé la situation.
Ceci vaut dans tous les domaines économiques et plus particulièrement pour les mines de charbon. Au malthusianisme (le manque d'audace économique) des compagnies privées s'est ajouté le fait que l'essentiel de la production de charbon était réalisé dans le bassin du Nord et dans celui de l'Est, tous deux dans les zones immédiatement occupées par les vainqueurs. Le pillage et la misère qui affectent les mines et les mineurs ont pris une intensité exceptionnelle. Tout comme la révolte dont la grève de 1941 donne le signal clair. A cela s'ajoute, pour ne citer que le plus important en volume, l'ampleur des destructions provoquées par les bombardements alliés sur ces sites stratégiques.
Le retard pris par la France n'était pas seulement celui du manque d'investissement et de nouvelles machines, il est aussi celui des méthodes de production au regard des prodigieux résultats obtenus par l'économie américaine dans les années 1920. Il est aussi dans les esprits qui, souvent, ne sont pas à la mesure des espoirs de renouveau qui ont germé dans la Résistance et qui s'épanouissent dans la Libération. Les transformations sont immenses, c'est aussi la « révolution invisible » de Jean Fourastié.
De 1949 à 1959, le taux de croissance moyen annuel du Produit Intérieur Brut (PIB) est de 4.6%. C'est un taux qui conduit au plein emploi !
Les mineurs en mouvement
Le bilan social de cette période 1945 - 1952 est contrasté. Les acteurs centraux, c'est-à-dire ici les mineurs, sont partagés entre satisfaction et amertume.
La première des satisfactions dans l'ordre chronologique est celle des réquisitions (décembre 1944) rapidement suivies de la nationalisation (avril 1946), laquelle donne naissance aux Charbonnages de France et à ses agences de bassin.
La nationalisation des Houillères
Après un extrait du discours prononcé par Robert Lacoste sur la nationalisation des Houillères, le commentaire (sur des images de carreaux de mines et de mineurs dans le Nord-Pas-de-Calais), affirme que c'est la première fois qu'une industrie de base est gérée par les mandataires de la nation, les "gueules noires" devenant ainsi "les associés de la Nation".
Des hommes reconnus par les mineurs prennent les rênes de l'entreprise nationale et entreprennent aussitôt une modernisation à marche forcée des mines. Ils le font dans un contexte innovant de dialogue institutionnalisé avec les organisations syndicales où la CGT exerce une très large domination. Un « climat social » exceptionnel en France règne pendant la « bataille de la production » (grosso-modo, l'année 1946).
La nationalisation des Houillères vue par les mineurs
Dans cet extrait des Mémoires de la mine, trois anciens mineurs évoquent la nationalisation des charbonnages en 1946. Leur regard sur cette période est nuancé. Si le mineur a bénéficié du statut du mineur et d'avantages sociaux rapidement, il a fallu mener la bataille de la production alors que le ravitaillement était encore insuffisant. Par ailleurs, les syndicats ont œuvré pour la production mettant de côté les revendications pour gagner la bataille des 100 000 tonnes.
La satisfaction des mineurs repose aussi sur les avantages sociaux conquis et obtenus. Il s'agit d'abord du Statut des mineurs qui procure une protection sociale et sanitaire très avancée, comportant la gratuité complète des soins. Elle est doublée d'une retraite précoce et d'un salaire supérieur à celui des ouvriers des autres secteurs. Cependant cet avantage va rapidement s'avérer illusoire du fait de la très forte inflation qui dévore le pouvoir d'achat des salaires. Pire encore l'intensification de l'extraction des premiers mois s'est effectuée avec des outils techniques anciens et elle a provoqué une recrudescence des maladies de la poussière du charbon et en particulier de la silicose.
La bataille du charbon : le prix à payer
Après la projection d'un document des Actualités Françaises datant de 1945 sur la "bataille du charbon", vantant les efforts à faire pour la production charbonnière malgré la déficience des moyens d'extraction, Louis Lethien, un des mineurs témoins des Mémoires de la mine, réagit : les mineurs vont payer la "bataille du charbon" de leur santé (progression de la silicose).
La conjoncture de bonne entente a été brève car, dès 1947, l'accroissement des tensions internationales avec la « Guerre froide », la politisation accentuée des relations sociales et... les désillusions des mineurs ouvrent une nouvelle période d'affrontements sociaux, parfois exceptionnellement durs comme lorsque le ministre socialiste Jules Moch fait évacuer les carreaux.
Grèves des mineurs à Valenciennes : intervention de l'armée
Suite aux grèves dans les mines, Jules Moch, ministre socialiste du gouvernement Queuille fait intervenir l'armée pour protéger les puits de mine, considérant qu'il s'agit d'une grève insurrectionnelle. Images d'une intervention près de Valenciennes.
Mais si la période de la bataille de la production a été brève, les mineurs ont conquis la reconnaissance d'une large majorité de l'opinion publique nationale pour leurs efforts patriotiques. C'est une conquête « invisible » dont les médias, et ici les archives audiovisuelles, ont longtemps porté l'écho. Cette reconnaissance a nourri la fierté de ce métier et de ses hommes. On retrouvera des manifestations concrètes de cette solidarité nationale à l'occasion par exemple de la grève de 1963 pendant laquelle les enfants de mineurs sont hébergés en région parisienne et où les mineurs provençaux reçoivent un accueil triomphal sur le Vieux port de Marseille. En vérité, la saga de la bataille de la production, comme une illustration de l'élan national de la Libération et de la reconstruction nourrit l'imaginaire de ceux qui vivront les « Trente glorieuses ».
Solidarité des commerçants pour les mineurs grévistes
Ce document muet montre la solidarité des commerçants des villes du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, alors que la grève des mineurs dure depuis trois semaines. Ils ont organisé des opérations villes mortes ; on voit différents plans de magasins fermés et d'affiches indiquant la solidarité et l'entre-aide aux mineurs.
Les voies de la modernisation
La modernisation des charbonnages, impressionnante par son ampleur et par sa rapidité, dans le Nord-Pas-de-Calais comme dans les autres bassins, s'inscrit dans le contexte plus large de la modernisation économique de la France et de l'Europe occidentale. Les leçons de la dépression économique des années trente - ouverte par la crise de 1929 - et de ses conséquences tragiques, le nazisme puis la guerre, ont été tirées.
Inspirés par le programme du Conseil National de la Résistance, le gouvernement du Général de Gaulle, puis la coalition des trois partis (socialistes, communistes et chrétiens-démocrates) qui lui succèdent en 1946 conduisent les grandes réformes économiques (comme les nationalisations) et sociales (comme le parachèvement de la Sécurité sociale). Il y a tant à faire pour moderniser l'économie française vétuste que l'idée d'établir des priorités, de hiérarchiser les besoins les plus urgents s'impose à certains.
Le plan Monnet
Il revient à Jean Monnet le mérite de le proposer au Général de Gaulle la création du Commissariat Général du Plan et au Général de l'instituer avant de quitter le pouvoir. Ainsi, le Plan Monnet est préparé en 1946.
Les auteurs du plan impulsé par Jean Monnet sont ce que l'on appelle alors les « forces vives de la nation » : administrations, organisations syndicales de travailleurs, organisations professionnelles d'employeurs. La magie du consensus conjoncturel triomphe et ils participent à l'élaboration des priorités, c'est-à-dire aussi des sacrifices pour ce qui pourrait être fait plus tard. Dans le cadre général du Plan, six « priorités des priorités » sont retenues : la production de l'électricité, l'équipement en tracteurs, le développement des transports ferroviaires, la sidérurgie et bien entendu, la modernisation des charbonnages. Le charbon est encore, et pour de nombreuses années, la principale source d'énergie, que ce soit pour l'industrie, les transports ou le chauffage domestique.
Le charbon, une énergie d'avenir
Réalisé dans le cadre de la rubrique "Les réalisations" des Actualités Françaises, ce document fait le panégyrique du charbon dont "le domaine grandit chaque jour". Le commentaire affirme que 50 siècles d'extraction sauraient à peine épuiser les ressources. Il faut donc poursuivre la modernisation de l'exploitation.
Ce ne sont pas les besoins de charbon qui manquent ! En vérité, la France a toujours manqué de charbon. Il faut donc en produire plus pour relancer le pays. Mais dès le début de la modernisation, un autre problème se pose. Faut-il utiliser du charbon national, ou importer du charbon dont le coût est inférieur à celui du prix de revient du charbon français comme c'est le cas du charbon américain en 1946. La réponse semble toute trouvée : la France va investir massivement dans la modernisation des charbonnages afin de produire plus et à un moindre coût, s'épargnant ainsi les déficits produits par les importations de charbon étranger. Les Charbonnages de France, les ingénieurs des houillères et les mineurs s'engagent dans une course de vitesse. On parle de passer de 56 millions de tonnes à 65 millions de tonnes. Mais le réaménagement- la rationalisation - de l'extraction, l'équipement du fond, le développement de l'aval comme les cokeries ou la carbochimie coûte cher. On parle de 56 milliards de Francs.
Le plan Marshall
Où trouver les ressources ? L'entreprise nationale ne peut trouver la réponse dans l'augmentation des prix de vente qui se ferait en faveur des importations et au détriment des consommateurs industriels comme l'industrie automobile qui connaît alors un essor prometteur. La France de 1946-1947 n'a plus de réserves financières. La solution vient du Plan Marshall.
Le plan Marshall : modernisation et productivité
Rétrospective à base d'archives consacrées au Plan Marshall réalisé pour le magazine d'actualités "Vingt quatre heures sur la deux" en 1970. Le commentaire met en avant les efforts de modernisation de l'industrie française au lendemain de la guerre et l'efficacité du Plan Marshall pour atteindre cet objectif.
Les Américains ne sont pas des mécènes et l'administration comprend en 1947-1948 que les Etats-Unis ne peuvent rester les seuls riches dans un monde pauvre. Aussi, pour contrecarrer le communisme de l'Union soviétique, pour retrouver des partenaires commerciaux et pour vendre leurs productions, ils décident de financer la reconstruction et la modernisation de leurs partenaires, notamment l'Europe occidentale et la France.
Les charbonnages français bénéficient de leur priorité « Plan Monnet » et des dollars du plan Marshall. Ils financent les projets de réorganisation concoctés par les ingénieurs des Mines et ils s'équipent en haveuses et toute sorte de matériel moderne.
Dans les mines du nord, la machine remplace le mineur
Ce reportage, tourné à la fosse Gayant de Waziers, fait l'éloge des différents procédés de mécanisation dans les mines "du Nord". On aborde ainsi les différentes phases de l'extraction avec les rabots, convoyeurs, berlines, lavoirs , criblage... L'automatisme est poussé jusqu'à l'alimentation des chaudières.
Les Américains ont posé de nombreuses conditions à leur aide financière, des plus évidentes comme l'utilisation des dollars donnés pour l'achat de matériels américains à de plus subtiles comme la possibilité pour les Etats occidentaux bénéficiaires de coordonner leurs économies. C'est ici que le désir américain rencontre la volonté de certains Européens de construire ce qui deviendra l'Union européenne. Après de nombreuses hésitations : faut-il commencer par une constitution européenne, un projet général, ou par des petits pas en mettant en commun des secteurs d'activité (mais lesquels ?) ; le choix de Jean Monnet, de Robert Schuman de Konrad Adenauer s'est porté sur l'acier et ... le charbon.
La CECA
C'est ainsi, entre le 9 mai 1950 et l'année 1952 où commence la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier (CECA) que les charbonnages français sont aux avant-postes de la construction européenne.
Les grandes étapes de la création de la CECA
Rétrospective à partir de documents d'actualités retraçant les étapes de la création de la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier (CECA) avec l' extrait du discours prononcé par Robert Schuman le 9 mai 1950, proposant la création de la CECA et la signature du traité à Paris le 18 avril 1951.
Pour autant, cette place pionnière du charbon ne protège pas son avenir. Certains pays, comme les Pays-Bas ou l'Italie soulignent les avantages financiers procurés par l'importation des produits charbonniers.
Plus encore, l'effort de modernisation a porté aussi en France sur d'autres énergies : l'usine marémotrice, l'atome, le gaz de Lacq ; et surtout sur le renouvellement complet des capacités de raffinage des produits pétroliers.
De nouvelle sources d'électricité : l'atome et les marées
Sans cesse croissants, les besoins d'énergie obligent à chercher de nouvelles sources de production. Ce sujet fait le point en France. Les conduites du gaz de Lacq, passent désormais par la centrale moderne de Monterau. Le gaz relaie le charbon dans l'alimentation de cette usine. Près de Chinon, s'édifie la centrale nucléaire d'Avoine pour la production d'électricité. Dans l'estuaire de la Rance, la mer sera bientôt domestiquée grâce à la première usine marée motrice du monde.
C'est ainsi que la séquence de la modernisation de l'après-guerre s'achève sur un paradoxe pour les charbonnages. Ils atteignent des niveaux de modernité inégalés, les rendements par homme ont fait un bond prodigieux, passant de 1203 kilos en 1950 à 1864 kilos en 1960. Les exploitations atteignent des niveaux record de productivité, y compris en comparaison européenne.
Mais ces efforts ne provoquent pas une réduction des prix de revient, en particulier dans les gisements d'accès difficile comme ceux du Nord-Pas-de-Calais.
Interview de Paul Gardent, directeur général des Houillères, sur la situation du Bassin minier
Interviewé dans le journal télévisé de Télé Lille, Paul Gardent directeur général des Houillères du Bassin du Nord-Pas-de-Calais estime que l'évolution de la production du Bassin est limitée par l'appauvrissement du gisement. Celui-ci est inégalement réparti et en déclin rapide dans l'ouest. C'est un problème à long terme et il faut approfondir des possibilités de développement des autres industries.
A la concurrence des charbons importés hors d'Europe occidentale s'ajoute la déferlante des produits pétroliers. Entre 1956 et 1959, les charbonnages européens rentrent dans une longue récession qui conduira à la fermeture des HBNPC fin 1991 et à la cessation complète de cette activité en France en 2004.
Bibliographie
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Mioche (Philippe), Le Plan Monnet, genèse et élaboration 1941-1947, Paris, Publications de la Sorbonne, 1987.
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Mioche (Philippe), Les cinquante années de l'Europe du charbon et de l'acier, 1952 – 2002, Commission européenne, Office des publications, Luxembourg, 2004.
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Poidevin (Raymond), Spirenburg (Dirk), Histoire de la Haute Autorité de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier. Une expérience supranationale, Bruylant, Bruxelles, 1993.