"On a tout essayé" : François Mitterrand s'explique

25 octobre 1993
06m 40s
Réf. 00124

Notice

Résumé :
François Mitterrand s'exprime sur les moyens de la lutte contre le chômage : redistribution des revenus, partage et diminution du temps de travail.
Date de diffusion :
25 octobre 1993
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Éclairage

Après une embellie au début du deuxième septennat de François Mitterrand, le chômage connaît de nouveau une forte poussée au début des années 1990. Fin 1993, le niveau de trois millions de demandeurs d’emplois est atteint, soit 12 % de la population active. Le président de la République est ici interrogé à propos d’une formule utilisée lors de la précédente interview télévisée du 14 juillet, et fort commentée depuis. Questionné à propos de la politique économique du gouvernement Balladur, il avait alors déclaré « dans la lutte contre le chômage, on a tout essayé ». Même s’il avait également défendu son bilan en la matière (la situation française étant pour lui meilleure que dans les autres pays européens) et prôné la poursuite de l’effort, la petite phrase avait été comprise comme un double aveu d’échec et de résignation.

Quelques mois plus tard, le chef de l’État cherche donc à rectifier l’interprétation de ses propos : il s’agissait, dit-il en substance, d’en appeler à un changement de méthode dans la lutte contre le chômage. Il en profite pour témoigner de sa sympathie pour le mouvement qui se développe alors en faveur de la « semaine de quatre jours », c’est-à-dire de la réduction de la semaine de travail à 32 heures. Cette prise de position est facilitée par le contexte de cohabitation : ce n’est plus lui qui détermine la politique économique de la France, mais le gouvernement de droite. Elle illustre tout de même le retour en force du débat sur le partage du travail, dans la foulée d’un rapport du Plan rendu en janvier 1993, alors que depuis la mise en place très problématique des 39 heures au début de 1982, le thème avait à peu près disparu du débat public.

François Mitterrand en profite pour défendre l’idée qu’il ne faut pas toucher aux salaires modestes en réduisant le temps de travail. C’est bien en effet l’écueil qui avait conduit, une décennie auparavant, à l’abandon du processus menant aux 35 heures, alors même qu’elles figuraient dans ses promesses électorales de 1981. Ses commentaires montrent d’ailleurs que le débat n’a que très peu évolué en une décennie : la nécessité d’une action européenne et d’un processus négocié dans les branches étaient déjà au cœur des discours tenus en 1981 par son premier ministre Pierre Mauroy. Il appartiendra finalement au gouvernement de Lionel Jospin de réaliser en 1998 la promesse mitterrandienne de 1981.
Matthieu Tracol

Transcription

Albert (du) Roy
Dans le sondage auquel nous avons procédé dont parlait François-Henri tout à l’heure, il y a une préoccupation évidemment dominante, mais de très, très loin, à toutes les autres, c’est le chômage. Le 14 juillet, dans votre interview télévisée, vous aviez dit qu’en matière de chômage ou de lutte pour l’emploi, "tout a été essayé". Est-ce que le grand débat autour du partage du travail aujourd’hui vous semble être une nouvelle façon non encore essayée de régler ce problème ?
François Mitterrand
C’est ce que je voulais dire, qui a peut-être été mal compris. Tout ce qui est classique, soit par l’économie, soit par le social, pour lutter contre le chômage, a échoué, pas simplement en France, mais aussi dans l’ensemble des pays industriels d’Occident, a échoué. Il faut donc en tirer la conclusion qu’il faut changer de méthode. Et je considère que le grand débat, qui n’annule pas les autres, le débat sur la formation, pousser la formation des travailleurs de toutes sortes à tous les échelons, c’est nécessaire, bien entendu. Tenir compte, lorsqu’on développe la technologie, des conséquences que comportera telle ou telle application pratique d’une nouvelle invention, les conséquences humaines, il faut en tenir compte. Mais il n’empêche que le débat sur le partage du travail, sur la réduction du temps de travail est une donnée nouvelle et j’approuve, je suis heureux que cette discussion ait lieu. Quant au contenu, bien entendu, il faut en discuter.
Albert (du) Roy
Alors justement, discutons-en, la semaine des 32 heures ou des 4 jours, quel est votre sentiment ?
François Mitterrand
Je pense qu’il faut se garder des données arbitraires dans ce domaine. Les 32 heures, plutôt des 4 jours, ça a le mérite d’être parlant, d’être clair, d’avoir une signification. Il y a eu la bataille des 40 heures dans des fronts populaires, et vous savez, les luttes du XIXe siècle qui ont été des luttes terribles pour la classe ouvrière, pour le prolétariat, ont souvent été cristallisées autour du temps de travail, on travaillait 60 heures.
François-Henri (de) Virieu
80 même, 80 heures.
François Mitterrand
80, et surtout des enfants, des femmes, des enfants de moins de 10 ans qui travaillaient 14 heures par jour dans le fond de la mine. Donc, c’est une des grandes batailles ayant le plus de significations pour le peuple des travailleurs. Je suis obligé de les appeler comme ça parce que c’est bien la réalité. Donc ça va dans ce sens, et moi, cette bataille pour les 4 jours me paraît évidemment sympathique. Simplement, il ne faut pas que ce soit une sorte de, d’illusion lyrique, il faut tenir compte d’éléments qui sont indispensables. D’abord, il faut tenir compte des droits des travailleurs, c’est-à-dire en particulier du salaire.
Albert (du) Roy
Justement j’allais y venir, c’est la grande question que tout le monde pose à ce propos.
François Mitterrand
On ne peut pas réduire le salaire des gens qui gagnent, par exemple aujourd’hui, peut-être presque la moitié du salariat français, 7000 Francs par mois ou moins, à quoi allez-vous les réduire ? Si donc, vous réduisez le salaire du côté de celui qui le paie en lui apportant une compensation égale sans frapper le salarié, ça peut s’imaginer.
Albert (du) Roy
Vous seriez donc dans le, dans le…, parce que c’est un point sur lequel tout le monde s’interroge, dans ce débat-là, en ce qui concerne en tout cas les petits salaires ou les salaires modestes, vous seriez pour une diminution du temps de travail sans que cela pèse sur les salaires ?
François Mitterrand
Je ne dis pas sans diminution, mais ce n’est pas, ce n’est pas aux petits salariés d’en faire les frais. Il faut donc qu’il y ait des mesures de compensation, et ces mesures de compensation ne peuvent venir que d’une redistribution des revenus ou de, d’une intervention de l’État. Mais il faut tenir compte aussi d’autres éléments. Ces éléments sont que, qu’il faut veiller à la compétitivité des entreprises, c’est-à-dire que la France ne peut pas se lancer toute seule dans une aventure de ce type, aventure vraisemblablement très féconde ; tandis que dans d’autres pays, surtout voisins, et au sein de la communauté, c’est une discussion à avoir, on agirait autrement.
Albert (du) Roy
L’Allemagne va dans un sens différent de nous.
François Mitterrand
Vous savez, mais quand on a une idée, et en l’occurrence à mon avis une grande idée, ça ne se fait pas d’un coup, hein. Et puis, la société n’est pas faite pour ça. Il faut donc modifier la société et il faut peser, peser par l’action politique, psychologique, économique pour arriver à se faire comprendre, les 40 heures, on en a parlé pendant trois quarts de siècle sans y parvenir.
Albert (du) Roy
Au moment où vous dites, vous dites partage du temps de travail et diminution des heures de travail, le Chancelier Kohl dit aux ouvriers allemands, Il faut travailler plus, et les 35 heures qui règnent en Allemagne sont remises en cause.
François Mitterrand
Je sais, je sais, je sais, en vérité, l’Allemagne connaît à l’heure actuelle une épreuve assez lourde, non seulement avec l’unification et la situation très difficile que connaissent les Landers, c'est-à-dire l’ancienne Allemagne de l’Est ; et puis l’inflation a repris, donc ce sont des mesures de circonstance qui peuvent en effet contredire, contredire cette orientation de fond que représente le partage du travail. Mais dans la manière de négocier, on ne peut pas dire 32 heures comme on ne peut pas dire 36 heures, ou 35 ou 34 ou 33, laissons les partenaires naturels en décider. Et c’est pourquoi il faut absolument organiser une discussion sur la réduction du temps de travail branche par branche, quelquefois entreprise par entreprise. Il faut adapter cette nouvelle réalité à la réalité profonde, économique des entreprises. Si donc, vous vous assurez la compétitivité de ces entreprises, l’intervention de la collectivité nationale, l’État, pour faire que les salariés de moins de tant, ce n’est pas à moi de le décider, au-dessous de 10000 Francs par mois, je vous ai dit que la moitié c’était 7000, hein. Bon, au-dessous de 10000 Francs par mois, ça ne doit pas être très facile de vivre. Et je ne veux pas qu’on frappe ceux qui sont déjà victimes de l’injustice sociale, et c’est pourquoi j’ai parlé de compensation. Mais qui peut le mieux compenser que les intéressés eux-mêmes ? C’est-à-dire leurs organisations syndicales en discussion avec les syndicats patronaux.
Albert (du) Roy
Alors justement…
François Mitterrand
Donc, branche par branche, organisons la discussion.
Albert (du) Roy
Parmi ces partenaires naturels dont vous parlez, il y a le patronat. Est-ce que d’une façon générale, le patronat français vous semble, sur ce plan-là, sur le terrain social, sur le terrain de l’emploi, suffisamment audacieux ?
François Mitterrand
Oh, ce n’est pas sa caractéristique principale.