14 juillet 1994 : le dernier défilé du Président François Mitterrand

14 juillet 1994
08m 15s
Réf. 00047

Notice

Résumé :
Le 14 juillet 1994, lors de son dernier défilé militaire avant la fin de son second septennat, François Mitterrand profite de la traditionnelle l’interview présidentielle donnée aux journalistes pour exposer son bilan politique après quatorze ans de mandat. Il justifie aussi son choix d’avoir fait défiler pour l’occasion un Panzerbataillon, symbole qui déplaît à une certaine partie de l’opinion publique, mais qui représente pour le Président la réconciliation des mémoires et le progrès de la construction européenne.
Date de diffusion :
14 juillet 1994
Lieux :

Éclairage

Bien que l’interview du chef de l’Etat, le 14 juillet de chaque année, soit devenue un rendez-vous habituel entre les Français, leur président et leur armée, celle de 1994 présente bien des spécificités.

C’est tout d’abord le dernier défilé auquel assiste François Mitterrand, dont le deuxième septennat arrive progressivement à son terme : il confirme ici qu’il ne se représentera pas à l’échéance présidentielle de 1995. C’est également le premier défilé auquel des détachements de l’Eurocorps - corps d’armée européen créé en 1992 - participent au défilé militaire sur les Champs-Elysées : depuis l’échec de la Communauté européenne de défense, en 1954, c’est donc la première fois que la défense européenne reprend vie. Enfin, pour la première fois depuis l’Occupation, des soldats allemands défilent à Paris sur des blindés arborant la croix de fer. La vision d’un tel symbole suscite une polémique dans les médias et l’opinion publique française : pourquoi choisir l’année de commémoration du 50e anniversaire de la Libération pour faire défiler un Panzerbataillon ? C’est la confusion des mémoires, celle de la Seconde Guerre mondiale et celle de la réconciliation franco-allemande qui est ici critiquée.

Dans le cadre du jardin de l’Elysée, Mitterrand répond à ces critiques en exposant son bilan et son testament politique : avec une certaine émotion, il évoque sa propre mémoire de la Seconde Guerre mondiale et justifie son choix de consolider les relations entre la France et l’Allemagne ; malgré le contexte de cohabitation, il rappelle aussi qu’il reste indéfectiblement le chef de l’Etat et le chef des armées, à qui la décision ultime revient toujours ; par ailleurs, si le devoir de mémoire est une réalité, celui-ci ne doit pas obstruer une vision de l’avenir et, pour François Mitterrand, l’avenir européen ne peut s’envisager sans le concours de l’Allemagne réunifiée. Mitterrand triomphe donc ici du paradoxe d’être un chef d’Etat en fin de mandat, tout en se présentant comme l’un des seuls politiques résolument tournés vers l’avenir.
Alice de Lyrot

Transcription

(Silence)
Patrick Poivre d’Arvor
Bonjour à tous, bonjour Monsieur le Président, nous voilà donc ensemble pour la traditionnelle interview du 14 juillet avec Alain Duhamel pour France Télévision, et sur TF1. Nous allons nous retrouver environ pour une heure, pour un 14 juillet qui a été historique cette année, pour deux raisons : d’abord parce qu’il a vu pour la première fois, la participation de quelques soldats allemands au sein du Corps Européen, et puis, parce que ça devrait être votre dernier 14 juillet, à moins que vous nous démentiez. En principe, c’est le dernier, à cette place ?
François Mitterrand
En pratique.
Patrick Poivre d’Arvor
En pratique. On le verra tout à l’heure avec nos questions. Alors ensemble, si vous voulez bien, nous passerons en revue, c’est le cas de le dire, toutes les grandes questions de l’actualité ; que ce soit la polémique, justement, sur la présence allemande ce jour même, l’état de l’Europe, la succession de Jacques Delors, le G7, avec la Bosnie, le Rwanda, la Corée, l’Algérie. En France, la cohabitation, les lois Pasqua, la situation économique et sociale, celle du PS après l’éviction de Michel Rocard, et puis bien sûr, la présidentielle, puisque nous y sommes maintenant dans neuf mois. Et puis, si nous avons le temps, avec Alain, nous essaierons de poser un certain nombre de questions sur le bilan. La première question que Alain Duhamel veut vous poser à trait à l’actualité immédiate.
Alain Duhamel
Oui, Monsieur le Président, quel était le sentiment vous éprouviez quand vous étiez sur la tribune officielle, la tribune présidentielle tout à l’heure, avec Helmut Kohl, Felipe González, les chefs de gouvernement des pays dont le contingent forme l’Eurocorps, et que vous voyiez défiler devant vous les unités de ces différentes Nations, y compris l’Allemagne ?
François Mitterrand
De l’émotion. Et j’étais heureux qu’on ait pu choisir entre le passé et le futur, en faveur de l’avenir.
Patrick Poivre d’Arvor
Une émotion comparable à celle de votre prédécesseur qui, à la télévision, avait pleuré à l’idée de voir des soldats allemands re-défiler sur les Champs-Élysées ?
François Mitterrand
Je n’ai pas de jugement là-dessus.
Alain Duhamel
Est-ce que pour quelqu’un comme vous, qui a connu la guerre, et qui l’a faite...
François Mitterrand
J’ai entendu beaucoup de témoignages dans les différentes radios ou télévisions, d’anciens combattants qui disent, je ne peux pas accepter, moi, j’étais ici, moi j’étais là, eh bien moi, j’y étais aussi. J’ai été blessé, j’ai été prisonnier et je n’en étais pas content, et quand j’ai appris le défilé des soldats allemands sur les Champs-Élysées en 1940, j’étais d’une très profonde tristesse. Donc je peux en parler autant qu’eux, et précisément à cause de cela, j’éprouve aujourd’hui une sorte de joie à la pensée qu’un demi-siècle a suffi pour régler le problème de deux guerres mondiales où, les Allemands et les Français avaient été parmi les protagonistes principaux.
Patrick Poivre d’Arvor
Mais plus politiquement, quand on voit, avant-hier, les communistes défiler sur les Champs-Élysées, manifester, quand on voit le fils du Général de Gaulle protester contre cette initiative ou même Charles Pasqua dire qu’il est d’accord mais pas sur l’année, on sent qu’il y a quand même une polémique en France.
François Mitterrand
C’est vous qui avez été porteurs de cette polémique, moi je ne sais pas. Ce que je peux dire simplement, c’est que cela n’a pas beaucoup d’importance.
Alain Duhamel
Mais parce que l’argument, enfin, un argument qui était employé, par exemple par Charles Pasqua, c’était le fait que, sur le principe, l’Eurocorps, la participation des différentes nationalités au défilé, c’était plutôt une bonne idée, mais que l’année du cinquantième anniversaire du Débarquement, c’était un peu incongru.
François Mitterrand
L’anniversaire du Débarquement a été célébré, pour la Normandie, au mois de juin, il sera célébré au mois d’août en Provence, il ne faut pas tout mélanger. Monsieur Pasqua appartenait à la Résistance et le hasard a voulu que, surtout avec son père, que ce fut dans le même mouvement que moi. Donc, on a les mêmes souvenirs, mais on n’a pas les mêmes réactions. Lui pense au passé, moi je pense à l’avenir, je le répète, je crois qu’il faut bâtir l’Europe. Ou bien on est pour; si on veut construire l’Europe, alors aussi, il faut considérer que cette Europe, a besoin de sa propre défense. Si elle reste seulement dépendante des puissances extérieures à l’Europe, alors elle n’est pas elle-même. Il faudra préparer ce moment grâce à l’Eurocorps qui n’est qu’un embryon, mais enfin 40 000 personnes, 40 000 soldats, ce n’est déjà pas mal... Avec Espagnols, Luxembourgeois, Belges, Allemands, Français, d’autres viendront. On parle déjà d’une force d’action rapide avec des Italiens...
Alain Duhamel
Des Italiens, des Espagnols, Silvio Berlusconi vous en a parlé déjà de ça, ou… ?
François Mitterrand
Il en a parlé, mais pas précisément à propos de l’Eurocorps. Et d’autre part, on envisage une marine commune sur le plan d’une défense européenne, moi, je trouve que ça va dans le bon sens, j’en suis très content. Là, on travaille aux fondements du siècle prochain; on ne passe pas son temps à se lamenter sur les déboires du siècle précédent.
Patrick Poivre d’Arvor
Et pour revenir juste un quart de seconde sur le Ministre de l’intérieur, qui est quand même le numéro deux du Gouvernement, il dit au fond, que le Gouvernement a été mis devant le fait accompli, par vous-même.
François Mitterrand
D’une certaine manière, oui, puisque c’est moi qui l’ai décidé.
Patrick Poivre d’Arvor
Il y a eu des réticences en face, de la part du Premier ministre, par exemple ?
François Mitterrand
Le Premier ministre a, a été compréhensif, mais de toute manière, je l’avais décidé. Je suis le chef des Armées, j’ai pris la décision que je devais prendre. Je veux dire que je n’ai en rien engagé de polémique personnelle ou intérieure à l’égard de Monsieur Pasqua. Simplement, il a exprimé la voix du passé, j’ai essayé d’exprimer la voix du futur... Chacun son genre !
Alain Duhamel
Vous disiez il y a quelques instants que c’était la construction européenne. Quand on regarde ce qu’étaient la France et l’Allemagne il y a quinze ans, vingt ans, et puis ce que sont aujourd’hui la France et l’Allemagne, est-ce que dans cette amitié consolidée il n’y a pas quand même une forte part d’inégalité en puissance ?
François Mitterrand
Pourquoi ? Laquelle ?
Alain Duhamel
Eh bien, on pourrait se dire que l’Allemagne réunifiée, que l’Allemagne, avec sa puissance économique, que l’Allemagne est un allié un peu plus égal que les autres... Non ?
François Mitterrand
Vous voudriez lui faire la guerre pour la diminuer ?
Alain Duhamel
Moi, je ne voudrais pas lui faire la guerre, mais je voudrais que vous nous disiez si c’est, est-ce que vous, c’est quelque chose qui vous inquiète ça, un peu ?
François Mitterrand
Ça ne m’inquiète pas vraiment.
Alain Duhamel
Est-ce que de temps en temps, vous vous dites…
François Mitterrand
Je vous le répète, ça fait mille ans que cela dure... Quand Philippe-Auguste a vaincu Otto IV à Bouvines, il était en droit de s’interroger, parce que ce n’était pas grand-chose, le Royaume de France...
Patrick Poivre d’Arvor
Sauf que quand vous avez pris la Présidence
François Mitterrand
Et François Ier, François Ier, il en a pris un coup; prisonnier de Charles Quint en Espagne et le Royaume de France en mesure d’être dépecé. Et finalement, la France a gardé son homogénéité, sa force et sa puissance.
Patrick Poivre d’Arvor
Mais il y a cinq ans, démographiquement, on était encore à égalité, aujourd’hui, ils ont vingt millions d’habitants de plus.
François Mitterrand
Parce que l’unité allemande s’est faite. Les Français, peu à peu, rattrapaient les Allemands en nombre, parce que notre démographie, notre augmentation de population est supérieure à celle des Allemands. Et puis, sont arrivés 17 millions d’Allemands de l’Est ... Voilà ! C’est un fait ! On ne va pas se cogner la tête contre les murs parce qu’il y a beaucoup d’Allemands...
Alain Duhamel
Non non, mais sans se cogner la tête contre les murs, on pourrait avoir un soupçon d’inquiétude, un peu de mélancolie....
François Mitterrand
Je ne voudrais pas du tout vous choquer... Parce que j’ai de la considération pour vous, mais c’est parler pour ne rien dire. Bon. Car il y a des réalités en Europe : il y a plus de Russes que d’Allemands, il y a plus d’Allemands que de Français, il y a plus de Français que de suisses. Eh bien, voilà, alors qu’est ce que vous voudriez faire ?
Alain Duhamel
Je ne sais pas mais vos sentiments sont quand même intéressants.
François Mitterrand
Il n’y a qu’une réponse à cela : il faut rendre la France plus forte.
Alain Duhamel
C’est une réponse, ça.
François Mitterrand
Dans son économie, dans sa psychologie, dans son sentiment de cohésion nationale, dans ses réussites techniques, scientifiques, qu’elle ait l’orgueil d’être elle-même, et elle a de quoi et moi, j’ai confiance en la France.