François Mitterrand et Alexandre Sanguinetti à propos du Parti socialiste

10 janvier 1973
10m 02s
Réf. 00176

Notice

Résumé :
Débat entre Alexandre Sanguinetti, député UDR et François Mitterrand, Premier secrétaire du Parti socialiste. Ils reprennent l'historique du Parti socialiste, de ses alliances, du Front populaire, de l'Union de la gauche. L’un, Alexandre Sanguinetti, attaque le Parti communiste et l’autre, François Mitterrand, garantit l’avenir de l’alliance et de la démocratie.
Type de média :
Date de diffusion :
10 janvier 1973
Source :

Éclairage

À Armes égales (1970-1973) est une émission politique innovante en France qui s’inscrit dans une libéralisation progressive de l’ORTF avec Georges Pompidou et son premier ministre Jacques Chaban-Delmas. Dans un dispositif fixé par les débats radiophoniques, elle s’inspire des duels télévisés à l’américaine, conviant deux leaders politiques à débattre, autour d’un thème d’actualité, et jusqu’à une trentaine de personnes sélectionnées par un institut de sondage – la Sofres – qui incarnent alors « l’opinion ».

À quelques semaines des élections législatives de 1973, le premier secrétaire du Parti socialiste, fort du Programme commun qui scelle l'alliance avec les communistes, débat avec Alexandre Sanguinetti, proche de l’ancien Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, évincé par Georges Pompidou à l’été 1972. Alexandre Sanguinetti ne représente donc pas la majorité, et c’est pourtant ce que souhaitaient les producteurs de l’émission : offrir un débat aux téléspectateurs entre deux chefs de files de la gauche et de la droite. Mais face à différents refus, c’est le gaulliste Alexandre Sanguinetti, réputé pour être un bon débatteur, qui représente la majorité au pouvoir. Il joue le jeu et attaque frontalement, mais posément, l’Union de la gauche : en définissant ce que signifie, selon lui, « être de gauche », après avoir donné sa vision d’événements de l’histoire récente, il conclut que le Parti communiste ne l’est pas et qu’il va dévorer le Parti socialiste.

C’est sur cette dernière affirmation que François Mitterrand répond. Sans contredire la vision du Parti communiste donnée par Alexandre Sanguinetti, il donne une lecture différente de l’histoire de la gauche et donne sa vision du monde : le réformisme démocratique finira par vaincre l’extrémisme révolutionnaire. La question du Parti communiste anime une grande partie du débat et révèle comment les positions du PCF cristallisent le débat politique français d'alors, fortement bipolarisé entre la droite et la gauche.
Léa Pawelski

Transcription

Alexandre Sanguinetti
Je ne remonterai pas au déluge, Monsieur Mitterrand, mais tout de même, à cette année 1920 qui a vu la scission de Tours et la naissance du Parti communiste. Ce jour-là a été un drame pour la Gauche Française et un drame pour la Nation française, parce que depuis plus de cinquante ans, l’existence du PC pèse sur la vie publique du peuple français. Parce qu’il était sorti d’une scission de la Gauche, on le dit de Gauche. Pour moi, la Gauche, c’est la liberté, la justice et la générosité qui ne sont pas seulement les apanages du Parti socialiste. Mais ce ne sont pas les vertus des partis communistes, ils en ont d’autres, le courage, la foi, la détermination ; mais celles-là aussi, on les retrouve dans d’autres partis et dans d’autres mouvements. Tout le drame communiste est là, je ne parle naturellement pas des électeurs communistes qui sont des Français comme les autres. Je parle de l’appareil et je parle du mouvement. C’est pour cela que l’alliance que vous venez de créer, alors que jusqu’à présent, on se trouvait devant des coalitions électorales qui ont toujours joué, elles ont joué en votre faveur en 1965, par exemple. Nous nous trouvons maintenant devant un engrenage dont vous serez la victime, dont vous ne pouvez pas ne pas être la victime. Vous avez dit à Narbonne, il y a quelques semaines je crois, que nous ne risquions pas le coup de Prague parce que les chars russes n’étaient pas là, c’est donner déjà la mesure de la confiance intérieure que vous portez à vos alliés.
François Mitterrand
Laissez-moi m’expliquez moi-même !
Alexandre Sanguinetti
Oui, mais pour nous, c’est cette interprétation.
François Mitterrand
Oui, ça c’est vrai, je la ferai, je la ferai tout à l’heure !
Alexandre Sanguinetti
Mais vous oubliez le premier coup de Prague, vous oubliez que deux hommes qui vous valaient, Monsieur Beneš, cofondateur de la République Tchécoslovaque, Monsieur Jan Masaryk, fils de l’autre cofondateur, ont cru qu’ils pourraient dîner avec le diable et sans longue cuillère. Je n’ai pas besoin de vous dire quel a été leur destin. Il est malheureusement dans la logique de la conception communiste, qui est une Eglise avec ses dogmes, qui croit comme l’inquisiteur qu’en brûlant les corps, on sauve les âmes, de mener ce pays vers la collectivisation qui ne peut déboucher que sur le totalitarisme. Vous n’y couperez pas quelle que soit l’issue des élections prochaines. Et même, si la Gauche unie doit l’emporter, Monsieur Mitterrand, je considère que vous serez vaincu, que ce soit par nous, si les urnes nous sont favorables, que ce soit par vos alliés, si les urnes vous sont favorables. Il y a tout un engrenage, tout un système de pensée, toute une détermination du monde communiste à laquelle vous ne pourrez pas échapper car vous ne disposez ni de leur appareil, ni du formidable levier de la CGT.
Présentateur
Monsieur Mitterrand.
François Mitterrand
En 1936, les socialistes ont déjà été les alliés des radicaux et des communistes, c’était le Front populaire qui a gagné les élections et qui a gouverné en réalisant une oeuvre sociale et économique importante, en tout cas remarquée par l’histoire. Et en 1936, Léon Blum, socialiste, est devenu Chef du gouvernement de la coalition, coalition parlementaire, coalition dans le pays. Eh bien, beaucoup d’hommes, estimables, ont parlé à l’époque exactement comme vous aujourd’hui, tenez, je vais vous prendre un exemple. Par exemple, les cinq cardinaux français, avec à leur tête le Cardinal Verdier, ils ont publié un texte en disant que l’arrivée au pouvoir de Monsieur Léon Blum signifiait la disparition de Dieu.
Alexandre Sanguinetti
Ben ça, ça ne vous arrivera plus !
François Mitterrand
Par exemple, le Cardinal Verdier valait bien Alexandre Sanguinetti, un Sénateur de Droite, je ne sais pas encore très bien si vous êtes à Droite mais on va le savoir d’ici une heure, a dit mais comment le programme du Front populaire, c’est le plus bel exemple de marxisme qui existe en France. L’éditorialiste du journal Le Temps indiquait que l’Office du blé c’était la révolution, et le patronat français, avec lequel vous vous entendez si bien, majorité, puissance de l’argent, c’est tout comme.
Alexandre Sanguinetti
Je ne savais pas que le patronat aimait le gaullisme ! Vous savez bien que non ! Vous savez bien que non !
François Mitterrand
Le grand patronat français, le patronat, il l’a toujours, il l’a toujours fort bien entretenu et il continue. Et le grand patronat a fait publier dans 350 journaux, le même jour, une annonce dans laquelle il était prédit à Léon Blum qu’il finirait comme vous pensez que je finirai. Deuxièmement, un fait, 1920 vous avez raison, le socialisme français se trouve affronté au grand problème causé par la révolution communiste à Moscou en 1917. Une minorité de socialistes suit Léon Blum, crée ou plutôt maintient la Section Française de l’Internationale Ouvrière, c’est un petit parti minoritaire ! Le Parti communiste, né du socialisme, devient le grand parti de Gauche. Quinze ans plus tard, le Front populaire, Léon Blum est au pouvoir. La SFIO est devenue ou redevenue un grand parti ; la SFIO est l’un des grands partis prédécesseurs du Parti socialiste actuel, je m’inspire de cette tradition. En 1920, vous l’avez rappelé, je tiens à insister là-dessus, Léon Blum a annoncé la couleur, en disant pourquoi il refusait au Parti communiste de s’y associer, à la fois par une certaine conception de la liberté, de la démocratie intérieure dans un parti politique, et aussi par rapport aux perspectives propres à la France, aux intérêts nationaux de la France dont il considérait qu’ils n’étaient pas nécessairement identique aux intérêts nationaux ou internationaux de la Russie soviétique. Je reste dans ce raisonnement. Qu’est-ce qui vous permet de penser que j’ai changé d’avis ? Ah, je me suis allié, avec le Parti socialiste et les Radicaux, au Parti communiste. Et vous dites, si la Gauche l’emporte, les communistes seront au gouvernement. Naturellement, ils y seront ! Alors là, je m’inspire de grands exemples, c’est au Général de Gaulle que l’on doit cette idée neuve en Occident, les communistes au gouvernement. En 1944, deux communistes, Charles Tillon, chef de l’organisation militaire des Francs-tireurs et partisans français, devient ministre de l’Air, et Monsieur François Billoux. Et pendant tout le temps que le Général de Gaulle sera à la tête des affaires, jusqu’au mois de janvier 1946, il aura les communistes dans son gouvernement et notamment Maurice Thorez auprès de lui, et il confiera le grand Ministère de l’Économie Nationale au même François Billoux. Son exemple sera suivi par son successeur Félix Gouin, socialiste, par l’autre, Georges Bidault, catholique, responsable et démocrate chrétien, puis par Paul Ramadier, socialiste, qui s’en séparera, vous vous souvenez comment, en 1947. Dans neuf autres pays d’Europe, en plus de la France, d’Europe Occidentale, les communistes seront comme cela au gouvernement, Italie, Belgique, Luxembourg, Finlande, Danemark, etc. Et dans tous ces pays, le Parti communiste quittera démocratiquement le pouvoir. Le jour où il y aura une scission de la majorité dans un pays Occidental, les communistes quitteront le pouvoir sans qu’il y ait de conséquences graves, sans qu’il y ait de tentative de coup d’État, sans qu’il y ait de révolution. Alors, vous me citez le coup de Prague de 1948, à Prague. Ce fameux coup de Prague que l’on confond d’ailleurs très souvent avec le Printemps de Prague, qui a fini si mal l’été suivant à la suite de l’intervention des chars soviétiques, rappelez-vous en 1968. Eh bien, Monsieur Sanguinetti, vous connaissez assez bien votre histoire pour ne pas vouloir égarer l’opinion publique. Vous savez fort bien qu’en 1948, il y avait eu le partage du monde entre la Russie soviétique et les États-Unis d’Amérique, et que peu de pays d’Europe échappaient à ce partage et notamment la Tchécoslovaquie. Alors que s’est-il passé ? La Tchécoslovaquie avait un compte à régler avec l’Occident. Vous avez parlé de Munich tout à l’heure, vous n’étiez pas munichois, les Tchécoslovaques n’étaient pas munichois, l’Occident les avait sacrifiés à Hitler. Et la seule puissance qui a été secourable et qui était considérée par tous les hommes politiques tchécoslovaques, y compris Edvard Beneš, c’était l’amitié soviétique, axe fondamental de la diplomatie tchécoslovaque. En 1948, le Premier ministre était déjà Monsieur Gottwald, communiste, nommé par monsieur Beneš. Dans un ordre du monde où il n’avait aucun secours à attendre de l’Occident, pas plus qu’en 1938, pas plus qu’à Munich, c’était un peuple abandonné et l’armée soviétique était là de telle sorte que, je répète ce que j’ai dit, que vous avez relevé d’une façon imparfaite, il n’y a de coup de Prague que lorsqu’il y a combinaison à la fois de la volonté des communistes de l’intérieur de s’emparer du pouvoir, et d’autre part, l’intervention possible ou réelle de l’armée soviétique. De telle sorte…