Ma part de vérité

02 novembre 1969
12m 55s
Réf. 00256

Notice

Résumé :
À l'occasion de la parution de son essai, Ma part de vérité, François Mitterrand, interrogé par Jean Prasteau, donne sa définition du socialisme et son avis sur l'avenir de la gauche française, suite notamment aux événements de Prague de 1968.
Date de diffusion :
02 novembre 1969
Source :

Éclairage

Le journaliste et critique Jean Prasteau réalise et anime à la fin des années 60 un magazine télévisé, Lire et Comprendre. Le 2 novembre 1969, ce magazine bimensuel est intitulé « Hommes de gauche et Hommes de droite », et présente l'interview de Pierre de Boisdeffre pour Lettre ouverte aux hommes de gauche , qu'il vient de publier, parallèlement à l'interview, chez lui, dans sa [1] rue Guynemer à Paris, de François Mitterrand pour Ma part de vérité, fruit d'un dialogue avec Alain Duhamel. Jeune journaliste politique né en 1940, Alain Duhamel dirige alors chez Fayard la collection En toute liberté dans laquelle il a publié en 1968 un livre d'entretiens avec Raymond Aron La Révolution introuvable, réflexions sur les événements de mai.

Dans cette même collection, Alain Duhamel propose à François Mitterrand la rédaction, sous la même forme, l'hiver 1968/1969, de Ma part de vérité. Cette rédaction dure plus longtemps que prévu, du fait notamment des nombreuses corrections que François Mitterrand apporte (jusque chez l'imprimeur !) aux compte-rendus de la cinquantaine d'entretiens qu'eurent les deux hommes. Ma part de vérité ne paraît qu'au début de l'été 1969.

Absent médiatiquement et mal en point politiquement après Mai 1968 et les élections législatives qui suivirent en juin, désastreuses pour la gauche, François Mitterrand cherche à cette époque à rebondir. Ce livre, où il retrace finement sous forme autobiographique son parcours politique et justifie en les argumentant ses choix depuis 1965 (et la première élection présidentielle au suffrage universel de la Ve République), lui permet de préciser l'idée qu'il se fait de la gauche et du socialisme. Sa parution tardive, fortuitement juste après l'élection présidentielle des 1er et 15 juin 1969 provoquée par la démission du général de Gaulle, élection où la gauche est éliminée dès le premier tour, autorise François Mitterrand à se positionner de nouveau politiquement en apparaissant comme le rebâtisseur possible, et surtout crédible, d'une gauche en miettes. La qualité littéraire de l'ouvrage, ajoutée à son fond travaillé, y contribue beaucoup.

De fait, en juin 1971, au congrès d'Epinay, François Mitterrand rejoint pour le refonder le Parti socialiste, et le conduit au pouvoir en mai 1981.

Après le succès de Ma part de vérité, François Mitterrand et Alain Duhamel conserveront jusqu'au bout, par-delà leurs parcours politiques, une grande estime réciproque.

[1] Une partie de cette bibliothèque a été donnée par François Mitterrand à la médiathèque Jean Jaurès de Nevers (Nièvre), où elle a rejoint un fonds François Mitterrand constitué en 1990 par les ouvrages reçus en cadeau par le président de la République depuis son élection en 1981.
Philippe Babé

Transcription

(Musique)
Jean Prasteau
Ma part de vérité par François Mitterrand chez Fayard. C’est à la fois une autobiographie et un essai politique. Qu’attendez-vous exactement de ce livre, quelle est la perspective que vous avez voulu y mettre ?
François Mitterrand
Je n’ai pas écrit un livre de souvenir. J’ai cherché parmi mes souvenirs ce qui pouvait fournir une explication à ma vie politique. J’ai donc des souvenirs plus importants que ceux que je consigne dans cet ouvrage, mais j’ai choisi ceux qui avaient de l’importance pour expliquer ma vie politique. Et quelle a été la vie d’un homme de mon âge ? Ça a été une jeunesse dans une province, à Saintonge, dans les années de l’immédiat après guerre 14-18 dans une famille de bourgeoisie catholique très ouverte, à la campagne. Nous pourrons en parler tout à l’heure si vous voulez, cette France rurale, spiritualiste dont vous vous souvenez sûrement aussi. Puis ensuite, la projection dans la vie universitaire, 1934-1936, le Front Populaire, la guerre, la captivité, l’évasion, donc le grand tourbillon. Puis à cette époque, par les hasards de la vie dans la résistance, la France, l’Angleterre, l’Algérie, la France à nouveau. Comment voulez-vous que cela ne soit pas très important pour l’évolution intellectuelle et spirituelle d’un homme ? Et là-dessus, j’aborde la vie politique. J’ai vécu donc la Quatrième République souvent dans la majorité, quelquefois dans l’opposition, même, j’ai été au Gouvernement, j’ai donc pris des responsabilités, j’en dois compte à l’ensemble de mes concitoyens. Et je vois ce régime qui ne peut pas résoudre le problème de la décolonisation, qui ne parvient pas à se donner un pouvoir, tomber au mois de mai 1958. Que dois-je faire ? Les raisons de mon opposition à la Cinquième République, et voilà. Tout ceci est évidemment collé aux idées que j’exprime et c’est pourquoi ce livre est une sorte d’entrelacs entre des souvenirs personnels et des choix politiques.
Jean Prasteau
Depuis votre enfance, au cours des années, vous vous êtes fait, selon la formule, une certaine idée de la France, laquelle ?
François Mitterrand
Ma réponse est déjà contenue dans ce que je vous disais tout à l’heure. La France de mon enfance, c’est en effet l’une des deux France. La France pastorale, la France rurale, la France traditionnelle avec ses grandeurs, ses beautés, sa lenteur au rythme des saisons. C’est la France de Barrès, qui était pour mes parents le grand écrivain de l’époque, et qui, d’ailleurs, à mon avis l’était et le reste. Et puis, j’ai rencontré plus tard une autre France, je l’ai rencontrée dans les camps d’Allemagne. J’étais soldat, je n’ai pas été donc dans un camp d’officiers. Et un jour, je me suis trouvé parmi 35 000 hommes sur une colline d’Allemagne, à la misère et la faim, c’est évident. Dans le désastre et la déroute. Nous ne savions plus ce qu’était devenue la France derrière nous. Nous ne connaissions pas les débats, l’appel du 18 juin et les choix de Vichy, tout cela, c’était très loin. En même temps, c’était une expérience humaine intense. J’ai rencontré l’autre France, et cette autre France, je l’exprime ainsi dans mon livre, je l’ai prise par contagion. C’est la France des masses, la France d’un peuple qui souffre, qui travaille durement. C’est la France des fumées d’usine, c’est la France des grèves, c’est la France qui se bat pour vivre. Évidemment, l’idéal d’un homme politique, c’est forcément de parvenir un jour à réaliser la synthèse des deux Frances. Donc l’idée que je me fais de ma vie politique, c’est de réussir cette synthèse, cette réconciliation. Mais cette réconciliation n’est possible qu’à partir du moment où on aura brisé les structures, cassé le moule dans lequel ces deux France s’isolent au bénéfice de l’une contre l’autre. Voilà l’idée que je me fais de la France, pour répondre le plus précisément possible.
Jean Prasteau
Peut-on faire un portrait de l’homme de Gauche ?
François Mitterrand
Vous savez, l’homme de Gauche, c’est d’abord un homme disponible. Pour moi, l’homme de Droite en revanche, c’est un homme figé, fermé. L’homme de Gauche est disponible. Mais si on voulait chercher une définition plus précise, je dirais que l’homme de Gauche, c’est celui qui prend toujours parti pour la justice. Les définitions sont multiples, on pourrait dire aussi le bonheur ou la liberté. C’est l’homme qui prend parti pour la justice. Mais à notre époque, on ne peut pas être un homme de Gauche simplement sur des bons sentiments, ou sur de bons réflexes. Non seulement l’homme de Gauche est celui qui prend parti pour la justice mais c’est celui qui en prend les moyens. Et prendre les moyens de son parti, c’est acquérir la science de l’économie. C’est étudier les faits économiques et sociaux. C’est essayer d’en tirer des lois. Bref, un homme de Gauche ne peut pas se contenter d’être le partisan de la justice, il doit connaître les ressorts de la société qui lui permettront d’assurer la victoire de la justice.
Jean Prasteau
La justice ne semble pas avoir été respectée en Tchécoslovaquie, cette affaire de Prague divise les hommes de Gauche. Est-ce qu’en dépit de cette affaire, leur union est toujours possible ?
François Mitterrand
Oh, c’est une affaire bien difficile, l’invasion russe en Tchécoslovaquie est condamnée par tout authentique homme de Gauche. Il ne peut pas en aller autrement. On ne peut pas approuver l’agression d’un État à l’encontre d’un autre. On ne peut pas admettre qu’il puisse exister un pays leader qui ait le comportement d’un pays impérialiste à l’égard d’un autre pays socialiste. Mais il faut peut-être comprendre les choses avant d’en tirer des conclusions qui seraient imprudentes à l’égard de la situation de politique intérieure en France. Voyez-vous, l’évolution naturelle du communisme en Tchécoslovaquie, c’était au fond le Printemps de Prague. Dubcek et les autres, ce sont des communistes et le Printemps de Prague, ça a été leur évolution naturelle. Qu’est-ce qui a contrarié cette évolution communiste, socialiste, qui commence déjà à être socialiste dans le beau sens du terme. Le socialisme à visage humain, qu’est-ce qui l’a contrarié ? Est-ce la Russie Soviétique en tant que leader du monde communiste, ou est-ce la Russie Soviétique en tant qu’empire, l’un des deux empires qui se partage le monde, enfin le monde d’Occident ou de l’Europe, les États-Unis d’Amérique et la Russie Soviétique. Pour moi, je suis convaincu qu’il s’agit de l’Empire Russe qui, pour des raisons que nous n’ayons pas le temps d’examiner maintenant, a estimé nécessaire, pour des raisons contestables à mon sens, mais peu importe, a estimé nécessaire de tenir la Tchécoslovaquie. Alors, tout ce qui consiste à dire que partant des événements de Prague, une victoire de la Gauche en France signifierait des événements identiques à Paris, c’est absurde. Simplement, c’est absurde. Premier point, parce que Prague, dans le partage du monde, est du côté de l’Empire Russe, la France, dans le partage du monde, est de l’autre côté. Et si j’avais à craindre pour Paris des chars, je penserais plutôt aux chars d’Athènes qu’aux chars de Prague. Voilà pourquoi les événements de Tchécoslovaquie m’amènent sur le plan de notre politique intérieure et compte tenu de la condamnation que je porte contre l’invasion russe, comporte une conséquence. Le premier devoir d’un homme politique français chez nous doit consister à tenter d’écarter l’étau dans lequel nous nous trouvons. C’est-à-dire, pour parler en langage plus clair, à lutter contre la double hégémonie des deux empires. Mais dans nos relations avec le Parti Communiste Français, il faut, en effet, parvenir à une meilleure définition de nos objectifs. Certes, le Parti Communiste Français, au lendemain des événements de Prague, a clairement exprimé sa désapprobation et l’a répété souvent. Mais on aurait pu espérer qu’il aurait une attitude aussi ferme que l’a eue le Parti Communiste Italien. Ceci dit, je ne pense pas qu’il soit raisonnable de rompre l’Union de la Gauche pour une cause qui ne serait pas juste. Et l’analyse que je viens de faire sur la triste aventure tchécoslovaque ne me permet pas de conclure que l’Union de la Gauche en France est devenue à cause de cela impossible.
Jean Prasteau
Tout bouge très vite actuellement, la science se renouvelle, les idées, le socialisme est tout de même une doctrine qui a un siècle d’existence. Alors aujourd’hui, en France, est-ce qu’il a encore un avenir ?
François Mitterrand
Vous savez le socialisme, c’est vrai, il a déjà derrière lui un siècle de batailles, on pourrait dire quand même que c’est un jeune centenaire. Dans l’histoire de l’humanité, des combats des hommes, un siècle, c’est peu de choses. D’autant plus qu’il s’agit pour le socialisme de reformer, de bouleverser une société établie depuis longtemps ; et que pendant tout le XIXe siècle a pu s’établir et s’enraciner une société industrielle reposant sur les formes du capitalisme et nous n’en sommes pas encore parvenus à la fin. Il est vrai que l’on doit tenir le plus grand compte des expériences socialistes, de leurs réussites, mais aussi de leurs échecs. Les expériences socialistes dans le monde sont diverses, multiformes, quelquefois même contradictoires. Il y a les expériences socialistes qu’on n’ose pas toujours appeler socialistes, qui sont celle des démocraties populaires des pays de l’Est, dont on doit dire pour bien comprendre que la plupart d’entre elles, de ces expériences, elles se sont déroulées dans des pays qui n’étaient pas industriellement développés. Puis, il y a les expériences que vous connaissez, l’expérience suédoise, l’expérience anglaise, bientôt l’expérience allemande, on connaît les programmes des partis politiques qui se réclament du socialisme et on doit bien noter de sérieuses différences avec ceux que proposent les partis socialistes français. On nous reproche même souvent de céder au verbalisme en oubliant l’exigence des faits. Eh bien, je crois qu’il est possible de bâtir un modèle français du socialisme. Nous en parlerons dans d’autres circonstances. Mais ce modèle français du socialisme doit tenir lui aussi le plus grand compte des traditions de notre pays. Comment réaliser le transfert des revenus, de quelle manière s’attaquer aux rapports de production ? Voyez-vous, le socialisme, c’est une méthode, une méthode scientifique d’appréhension des faits économiques et sociaux, mais c’est aussi une philosophie. C’est un, comment dirais-je, un socialiste croit dans l’homme, croit dans le progrès, croit dans la justice, il croit que l’homme peut toujours améliorer les conditions de son existence, mais à la condition évidemment de l’organiser. Et c’est pourquoi un socialiste pense toujours que le destin d’une société doit s’organiser collectivement, non pas pour aboutir à un collectivisme imbécile systématique pour arracher à chacun son bien, mais pour planifier le destin collectif et donc les destins individuels. Je ne vais pas me lancer dans une grande théorie, je voudrais simplement vous dire que lorsqu’on me pose la question : Est-ce que le socialisme est vieux ? J’ai envie de répondre en me reportant à une expression ou à peu près de Jules Romains : La jeunesse, c’est la quantité d’avenir que l’on a devant soi, et de ce point de vue, je crois que le socialisme reste jeune.
(Musique)