Yves Mourousi
Après le Premier Secrétaire du Parti Socialiste, l’écrivain François Mitterrand.
Bien sûr, dans L’Abeille et l’architecte aux éditions Flammarion, il est question de politique.
Et bien souvent, François Mitterrand trace des portraits, revient sur certains faits, c’est la réflexion après ce qu’a pu être la chaleur de l’action.
Mais il y a aussi dans ce livre, Jacques Legris, beaucoup d’autres personnages, des personnages qu’a pu rencontrer François Mitterrand, qui en trace aussi des portraits et qui nous détournent un petit peu de temps en temps de la politique ;
tout en restant, disons, dans une ligne de pensée ou d’action que peuvent être l’action et la pensée du Premier Secrétaire du Parti Socialiste.
Jacques Legris
Oui, ou même sa philosophie, je dirais, enfin parce qu’il le dit lui-même.
Pour lui, la politique a quelques liens de parenté avec l’esthétique, une citation entre autres.
Et alors, on retrouve dans votre livre des tas de passages, qui moi me touchent beaucoup parce que quand vous partez en Virginie, vous pensez immédiatement à Autant en emporte le vent, ça, c’est pour les hommes de ma génération, c’est comme cela que nous l’avons découverte, et la vôtre, j’ai découvert la Virginie, vous parlez d'Ambrose Bierce.
Du point de vue poétique, vous parlez d’un grand homme encore assez mal connu en France, Saint-John Perse, ce qui nous amène à penser également à Segalen, dont vous nous aviez déjà parlé une fois il y a quelques années, je pense….
François Mitterrand
Et qu’il faudrait, c’est un très grand nom de notre littérature, un peu trop oublié, permettez-moi de faire cette remarque, parce que nous avons des anniversaires de Segalen à célébrer actuellement, et j’observe que les grands moyens d’information semblent l’avoir oublié.
Si simplement, pour la grandeur de ce souvenir, notre conversation pouvait servir à cela ce serait déjà très utile.
Jacques Legris
Je crois pouvoir dire qu’il y a des projets en ce sens.
Alors j’ai noté aussi un certain nombre de choses qui me tendent à faire penser qu’il y a en vous une sorte de, comment dirais-je, de poursuite d’un idéal chrétien de perfection de soi-même, est-ce que je me trompe ?
François Mitterrand
Vous me posez une question bien difficile à traiter à une heure et quart de l’après-midi dans une émission de télévision.
Bon, c’est un sujet très personnel !
Ma formation et mon éducation sont en effet chrétiennes, c’est-à-dire que c’est tout un environnement, une façon d’approcher la vie et d’approcher les problèmes de la vie, y compris les problèmes de la mort dont je ne peux me défaire ;
et d’ailleurs dont je n’ai pas l’intention de me défaire.
Donc, si vous percevez ce que j’écris à travers ce prisme, vous ne vous trompez pas.
Mais je crois qu’il ne faut pas non plus exagérer la chose, je ne me sentirais pas, comment dirais-je, je ne serais pas assez présomptueux pour dire ici que ma vie et mes choix, moraux, philosophiques, spirituels, personnels, soient exactement inspirés par cette forme d’éducation.
Et il s’est développé à travers ma vie toute une série de projections qui font que je suis comme beaucoup d’autres.
Je me pose des questions et je n’y réponds pas.
Jacques Legris
Vous avez été très, très marqué, très influencé par Mauriac et je vais vous poser une question à propos d’une célèbre formule de Mauriac, la voici :
Je pardonne tout, mais je n’oublie rien.
Parce que dans votre livre, il y a non seulement de la pensée, de la réflexion, mais il y a des flèches aussi qui partent à une vitesse grand V, comme nous le dirions à notre époque.
François Mitterrand
Oui, je serais d’ailleurs fâché de ne pas les laisser partir.
Mais, François Mauriac était un ami de ma famille, c’était un ami extrêmement proche, très fraternel du frère cadet de ma mère.
Ils ont été collégiens ensemble à Bordeaux, puis étudiants ensemble à Paris.
Et ce jeune homme, mon oncle, est mort à 20 ans.
S’est liée, à partir de là, une amitié sincère et durable entre les soeurs de cet oncle, c’est-à-dire ma mère et ma tante, et à travers tout le temps de leur vie, des relations affectueuses se sont perpétuées jusqu’à la mort de ma mère, il y a maintenant déjà bien longtemps.
Et François Mauriac, qui m’avait reçu dès mon arrivé à Paris à la demande de ma mère lorsque, comme on dit, je suis monté d’Angoulême à Paris, est resté comme cela un personnage un peu tutélaire, à la fois bienveillant et critique.
Très bienveillant sur le plan de relations personnelles ;
je me souviens encore que peu de temps avant que la mort ne l’arrêtât, d’une longue conversation dans un déjeuner, à nous deux ;
et en même temps très critique et souvent très sévère sur le plan de nos débats politiques.
Tout cela n’a rien ôté à l’affection que je lui garde, à l’admiration que j’ai pour son talent, pour son style, une certaine forme de génie littéraire.
Mais je garde aussi mon esprit critique à son endroit, je me souviens d’avoir écrit une fois, c’est-à-dire dans ce livre que…
Jacques Legris
Oui.
François Mitterrand
Puisque moi, je suis aux confins de la Guyane, de l’Angoumois et de la Saintonge, après tout François Mauriac c’est le meilleur de nos écrivains régionalistes, il n’avait pas du tout apprécié.
Jacques Legris
J’imagine facilement.
Il y a en vous aussi un goût de l’économie du mot qui vous apparente aux grands moralistes, Joubert, Chamfort et qui, je suppose, vous le dites vous-même, exige pour vous un gros effort d’écriture.
François Mitterrand
D’abord, c’était peut-être aussi une compensation à la nécessité où je suis de m’exprimer souvent oralement.
À ce défaut que tout homme politique prend, toujours par cette nécessité où il se trouve de s’exprimer, pour convaincre et pour expliquer, et qui finit par donner des rythmes, notamment un rythme oratoire ou un rythme éloquent qui me paraît être tout à fait anti littéraire.
Donc, j’ai besoin de me défaire d’une part de moi-même lorsque j’écris ;
et vous avez, vous l’avez parfaitement compris ou saisi, c’est un, une écriture de contention, je cherche toujours à économiser, il me semble, à économiser le mot, à économiser la phrase.
Il me semble que l’on va plus directement à l’expression sans aller tout à fait jusqu’au Digest, c’était la méthode d’Erckmann-Chatrian qui, comme le savez, ont écrit leur oeuvre qui eut un succès populaire colossal, au niveau d'Eugène Sue, je crois.
Et qui l’ont écrit après l’avoir travaillé sur les journaux alsaciens de leur époque, c’est-à-dire la dernière moitié du XIXe siècle, et ils avaient extrait, après plusieurs années de travail 200 mots ;
ceux, les 200 mots que tout le monde comprenait.
Et chaque fois qu’ils écrivaient, et bien entendu ils n’écrivaient pas comme ça sans s’en tenir aux 200 mots, alors ils retravaillaient et ramenaient les 8 pages à une page pour qu’il n’y ait que ces 200 mots là.
Bon, c’est à la limite de la littérature Digest, je n’en suis pas là et je ne le cherche pas !
Jacques Legris
Si je peux me permettre une dernière question Yves, est-ce que vous n’avez jamais songé à vous présenter à l’Académie Française ?
François Mitterrand
Non pas du tout, pas du tout !
Et puis, quand je vois un certain nombre de ceux qui s’y trouvent, il me semble que ce n’est pas très encourageant.
Jacques Legris
Je vous trouve bien sévère en ce qui concerne quelques uns !
François Mitterrand
Non, non mais je, nous ne pensons pas sans doute aux mêmes !
Yves Mourousi
François Mitterrand, L’Abeille et l’architecte aux éditions Flammarion, j’aurais une dernière question.
On vous regarde les uns et les autres agir politiquement, puis on vous lit, on a l’impression que vous avez besoin du temps de la réflexion, même dans vos réactions politiques.
Lorsqu’un évènement se produit, on a du mal à vous percer.
Et apparemment, on vous perce trois mois après, parce que à travers ce livre….
François Mitterrand
Mais bien entendu, mais bien entendu !
Vous avez évoqué tout à l’heure, c’était la date.
Yves Mourousi
Oui, oui.
François Mitterrand
Je reconnais que la date, c’est tombé un peu malignement.
Yves Mourousi
Oui.
François Mitterrand
Après m’avoir fait parler ici, vous avez envoyé les images de l’anniversaire, comme vous dites, comme on dit, des événements graves, dramatiques du 22 septembre qui ont vu le déchirement de la Gauche, anniversaire que seuls les Partis de Droite ont intérêt à célébrer.
Mais….
Yves Mourousi
Ce n’est pas une célébration, c’est un rappel des faits.
François Mitterrand
Oui, oui d’accord !
Mais enfin, par exemple je sais qu’on a invité un dirigeant socialiste, en particulier Claude Estier à venir s’associer devant différents postes de télévision à des émissions dans lesquelles on retrouverait les partenaires.
Allons, je vous en prie, ce n’est pas la peine, pas la peine, ne vivons pas sur ce passé, recherchons les chances de l’avenir pour l’union des forces populaires.
Bon alors, je passe, je passe là-dessus.
C’est vrai, j’ai besoin de cette réflexion, je ne veux pas céder à la colère ou au dépit, je ne veux pas juger sur le moment et il y a souvent des éléments qui me manquent.
Y compris, voyez-vous, dans cette fameuse nuit du 22 septembre, il y avait beaucoup d’éléments qui, au fond me manquaient et que j’ai saisis par la suite.
J’y avais pourtant beaucoup réfléchi, on peut dire même à travers ce livre que je l’avais pressenti, ce n’est pas venu comme ça.
Mais écrire sur le moment, je le fais pour la couleur, pour la notation d’un fait extraordinaire, significatif, mais pas pour l’explication profonde.
Yves Mourousi
Merci François Mitterrand, L’Abeille et l’architecte , votre dernier livre…