Roger Grenier
Bon, alors Louis, on va faire des entretiens.
D’habitude, quand on fait des entretiens avec un écrivain, ça prend un côté un peu savant, pour ne pas dira un peu pédant et on fait des citations, et on analyse l’œuvre.
Et je crois que ça serait un grand tort quand il s’agit d’une œuvre comme celle de Louis Guilloux parce que les livres de Louis Guilloux, et bien, ce qu’ils ont de particulier, c’est qu’ils vivent dans l’esprit et dans le cœur de lecteurs inconnus, un peu partout.
On habite avec eux et ce sont des livres qui vous parlent de la pauvreté, de l’humiliation, de la douleur.
Et je crois que simplement, il faut dans ces entretiens, donner l’impression justement que donnent ces livres ;
et puis, il faut apprendre à connaître un peu l’homme qui a écrit ces livres et qui est comme ces livres.
Donc, parlons, bon, la première chose est la plus simple et la plus bête, c’est de parler de Saint-Brieuc, ta ville natale.
Louis Guilloux
Ben oui mais alors là, moi je suis assez d’accord sur la manière de prendre les choses, c’est-à-dire de, sans aucun chiqué comme ça, venez comme vous êtes et par, comme quand on se rencontre et qu’on bavarde, hein ?
Saint-Brieuc, bien sûr, j’y suis né il y a déjà un certain temps.
J’y retourne beaucoup et c’est de là que j’ai tiré, enfin les éléments, appelons ça de l’expérience, pour employer un grand mot.
Mais enfin quand même, c’est ce qui constitue la matière des choses sur lesquelles on a envie de travailler quoi.
Roger Grenier
Et tu parles beaucoup de Saint-Brieuc dans tes livres bien sûr, ils sont…
Louis Guilloux
Généralement, je nomme pas.
C’est pour donner, enfin…
Roger Grenier
Oui, bien sûr !
Louis Guilloux
Une impression plus générale des choses quoi, hein !
Roger Grenier
Mais enfin, on sait, on…
Louis Guilloux
Il y a plus de Saint-Brieuc quoi, il y a, le Saint-Brieuc de mon enfance a complètement disparu.
C’est une ville neuve, une ville banale aujourd’hui comme pas mal…
Roger Grenier
Avec des tours,
Louis Guilloux
Ah mais oui, il y a tout ce qu’il faut, les tours, les parkings et tout le fourbi contemporain, enfin les, oui.
Roger Grenier
Alors la Rue du Tonneau, c’est…
Louis Guilloux
Et ben, la Rue du Tonneau, c’était en effet la fosse aux filles quoi, d’autrefois.
C’est-à-dire la rue mal famée, la rue dans le fond de la ville, Place de la Grille, tout ça c’était les quartiers tout près de la cathédrale qui étaient les quartiers les plus misérables.
C’est tout changé, il n’y a plus de maisons particulières, et cetera.
La Rue du Tonneau est devenue très honorable, c’est la Rue de Gouët.
Le Gouët, c’est les petites rivières qui débouchent au Légué à Saint-Brieuc.
Et voilà, ce n’est plus reconnaissable, si bien que finalement, je travaille dans l’imaginaire.
Les souvenirs, enfin la ville comme elle était, faut se figurer que cette ville-là, et qui date de la fin du 5ème siècle, avait réuni jusqu’en 1930 environ 25000 habitants.
De 1930 à aujourd’hui, encore 25000, plus qu’au cours des siècles, au moins autant.
50000 habitants minimum, plus la cité industrielle, la ville nouvelle et cetera.
Enfin, c’est tout changé, ça n’a plus aucun rapport.
Roger Grenier
Oui, non si j’ai cité la Rue du Tonneau, c’est à cause du Pain des Rêves , bien sûr, où cette rue joue un grand rôle.
Et d’autre part, il est bien évident que plusieurs de tes livres, bon Le Pain des Rêves , La Maison du peuple , euh, d’autres encore, font allusion à une enfance à Saint-Brieuc, à des parents, des grands-parents mais sans qu’on puisse justement démêler ce qui est le réel et l’imaginaire.
Et c’est pas de l’indiscrétion ou de la curiosité mal placée mais j’aimerais savoir finalement ce qui t’appartient dans Le Pain des Rêves et ce qui est simplement une création.
Louis Guilloux
Et ben, à cet égard, je dois dire que même quand c’est imaginé, n’est-ce pas, c’est toujours avec une référence à une vérité, à une réalité connue et prouvée n’est-ce pas ?
Le Pain des Rêves est une espèce de transposition si l’on veut, n’est-ce pas, mais à partir d’une chose vraie, n’est-ce pas ?
C’est-à-dire que cette expérience de la, de la vie d’un artisan, mon père était cordonnier, et dans les époques dont je puis parler, se référant à l’enfance, était vraiment, celle-là n’est-ce pas ?
Sauf à dire que les conditions quand même n’est-ce pas, de l’existence étaient tout à fait différentes.
Si on fait comme les vieux qui se réfèrent aux prix des choses, mon père, cordonnier, faisait un ressemelage pour 4 francs, 3,50 francs pour femmes, n’est-ce pas ?
Une douzaine d’œufs coûtaient 12 sous, 1 sou l’œuf et cetera.
Si bien que avec 100 sous que mon père pouvait gagner par jour, on pouvait vivre à 5, j’avais 2 sœurs.
Ma mère, mon père, mes sœurs et moi, ça faisait 5 personnes à nourrir, on n’a jamais crevé de faim, ça jamais.
Roger Grenier
Dans Le Pain des Rêves qui est un livre, d’ailleurs illuminé par une poésie, le tableau est quand même plus noir que ça, parce que là, le père, il y a pas de père dans Le Pain des Rêves ,
Louis Guilloux
Oui.
Roger Grenier
Et le grand-père coud toute la journée assis sur une table et la misère est beaucoup plus grande que ce que tu viens de dire !
Louis Guilloux
Elle est plus sensible, elle est plus grande et oui.
C’est vrai mais comparé à ce qui n’est pas la misère dans l’espèce de société où on parle des moins favorisés, est-ce que c’est assez ignoble de parler des moins favorisés n’est-ce pas, et bien, elle était comme ça.
Le pain des Rêves, c’est un livre écrit pour ainsi dire, d’une traite enfin, je ne l’ai pas lâché du commencement à la fin, quand j’y étais.
Et c’est l’hiver 41, le premier hiver d’occupation, au coin de ce que nous pouvions avoir de feu.
Après tout à ce moment-là, on ne savait plus très bien vers quoi se tourner du point de vue, n’est-ce pas, du travail qu’on avait en vue.
Je me suis dit, et j’ai senti d’ailleurs n’est-ce pas que ce retour sur l’enfance était la chose la plus sérieuse que je pouvais faire, entouré d’Allemands.
Roger Grenier
Moi, quand je lis Le Pain des Rêves, je pense à la fameuse phrase de Tchékhov :
Dans mon enfance, je n’ai pas eu d’enfance.
Louis Guilloux
C’est différent pour Tchékhov, Tchékhov a été un enfant pour ainsi dire abandonné.
Ses parents étaient partis à Moscou, tout ça, enfin bon !
Il a eu une enfance très religieuse, son père était un homme très religieux, ce qui était pas le cas chez moi, n’est ce pas ?
Il y avait un autre cas chez moi, qui était un père socialiste, c’était le socialiste d’avant 14, Jaurès, enfin, ce qui serait le Parti Communiste aujourd’hui, n’est-ce pas, ou à peu près.
Et une mère élevée chrétiennement, ma mère avait été enfant de Marie, mon père avait été enfant de chœur mais c’était absolument fini pour lui, n’est-ce pas.
Il y avait une espèce de débat dans la famille mais à ce moment-là, le père se liguait si on veut, peut dire n’est-ce pas, aux nécessités familiales.
Alors on faisait, on laissait faire la communion, on y participait et toutes ces choses-là, n’est-ce pas, pour ne pas choquer les vieilles tantes, et cetera, bon.
Ça c’est presque anecdotique, tout de même c’est un fait d’époque.
Je crois que aujourd’hui, on est plus libre.
Dans ce que j’ai pu voir dans mon enfance, et je l’ai beaucoup vu, des militants d’une section socialiste, il y avait pas de femmes.
C’était parfaitement, ça ne venait pas à l’esprit, une femme ne pouvait pas, ne pensait pas se mêler de politique et n’appartenait à aucune espèce de groupement, quel qu’il fût !
A part naturellement les dames d’œuvres, ça c’était différent, n’est-ce pas, oui.
Roger Grenier
Alors dans ce, dans ce milieu très pauvre, tu as quand même été choisi dans le fond pour, pour faire des études, tu as été boursier, comment ?
Louis Guilloux
Oui ?
Roger Grenier
Comment ça, d’où ça venait ça ?
Comment on choisissait un enfant ?
Louis Guilloux
Ben alors, ça venait, alors là, on quitte n’est-ce pas la, le côté directement social si on peut le nommer ainsi, pour entrer dans les conditions, disons de la vie proprement dit des hasards.
Il se trouve qu’à l’âge de 3 ans, même pas, enfin j’avais pas 3 ans, j’ai eu une maladie assez sérieuse qui était une ostéomyélite, qui m’a laissé une main infirme.
Alors, il est arrivé ceci, que l’instituteur à l’école où j’étais, l’école laïque naturellement, qui était très copain avec mon père avait dit :
Il ne peut pas faire un ouvrier, il faudrait qu’il soit au moins dans les bureaux.
Et alors, c’est l’instituteur qui a dit :
On va le présenter aux bourses.
On m’a présenté aux bourses et ça a marché.
Mais alors là, j’ai à dire que tout de même aujourd’hui, il y a un certain changement, sur un lycée qui comptait dans les 300 élèves en 1912, quand je suis entré là-dedans, il y avait 5 boursiers.
Encore, on était boursiers partiels, c’est-à-dire on ne nous donnait pas les fournitures, n’est-ce pas ?
Il fallait payer les livres.
Et 5 sur 300, c’était pas épais.
Roger Grenier
Dans Les Pains des Rêves, enfin moi j’ai du mal à m’arracher à ce livre, on sent l’humiliation des écoliers pauvres à côté des autres, parce que on se moque de…
Louis Guilloux
Mais je crois que c’est un fait n’est-ce pas, c’est un fait.
Finalement, la ségrégation opère là aussi, n’est-ce pas, et un enfant pauvre, qu’il soit ou qu’il ne soit pas juif, il est dans le ghetto, n’est-ce pas ?
Roger Grenier
Et la scène avec les poux dans Le Pain des Rêves ?
Louis Guilloux
Ah ben, alors ça, ben c’était quotidien, ça me, à l’école.
A l’école, on entrait à l’école, et alors, euh, en rang dans la cour, les mains.
Alors il fallait montrer les mains s’ils étaient propres, on vous regardait si on était, et cetera, n’est-ce pas.
Bien sûr, c’était normal d’ailleurs, on nous emmenait aux douches une fois par semaine, oui.
De même, je dois dire en hommage à l’école laïque, que on nous facilitait pas mal les choses pour l’instruction religieuse, elle n’avait pas lieu dans l’école, bien entendu.
Mais les dispositions étaient prises pour qu’on nous emmenât au catéchisme.
Je n’ai jamais entendu dans tout le temps que j’y ai passé un mot contre l’église ou contre les curés, ça absolument pas, jamais.
Roger Grenier
Je m’excuse de dire une chose personnelle mais moi, quand j’étais à l’école laïque, j’ai eu, je me suis trouvé un jour devant un cas de conscience qui était absolument épouvantable parce que à la même heure, il y avait le catéchisme et l’enterrement d’un instituteur franc-maçon.
Louis Guilloux
Ah ben oui !
Roger Grenier
Et il fallait qu’on choisisse, ça ne t’es jamais arrivé une chose comme ça ?
Louis Guilloux
Ah ben non, non, ça non, oui.
Roger Grenier
Mais alors, il y a quand même un abîme entre le fait qu’on pousse un enfant vers les bourses, lorsqu’on pense qu’il va faire un métier de bureau et puis la vocation littéraire, qui était la tienne.
Finalement le goût de la lecture…
Louis Guilloux
Ah ben ça c’est autre chose, n’est-ce pas, ça, ça n’a plus de…
Roger Grenier
Oui, c’est par rapport,
Louis Guilloux
Ça n’a plus de rapport, il est vrai que j’ai été de très bonne heure attiré par les livres, ça m’intéressait beaucoup, j’aimais beaucoup les histoires, et bon alors !
Il y avait, grâce à Dieu, une bibliothèque municipale pas mal à Saint-Brieuc, j’y suis allé de bonne heure !
Et puis, il y avait aussi quelque chose de très intéressant.
J’habitais, enfin nous habitions une place dite Place du Théâtre, sur laquelle il y avait un marché tous les, tous les samedis.
Et au marché, venaient des tas de revendeurs, parmi les revendeurs, il y avait un gars qui venait là avec des bouquins.
Moi je regardais là-dedans, il me dit :
Ben, choisis, assieds-toi et regarde !
Je prenais et j’emmenais, voilà !
Ça, c’est ça la vraie formation.
Je veux dire, c’est ce qu’on trouve ou ce qui vous trouve, c’est... L'instituteur, le professeur est très utile, c’est le guide du musée, n’est-ce pas, mais ce que tu trouves par hasard et qui t’enchante, qui te crée, qui t’éclaire et qui, que tu aimes, enfin, n’est-ce pas, ça c’est autre chose.
Roger Grenier
Tu viens de citer la Place du Théâtre, et dans Le Pain des Rêves, il y a un chapitre très, très féerique, enfin sur le théâtre et les enfants qui font toute sorte d’acrobaties pour essayer d’entrer là, dans le théâtre.
Louis Guilloux
Oui,
Roger Grenier
C’était comme ça ?
Louis Guilloux
Ben, c’était comme ça, ben oui !
D’autant plus, et c’est d’autant plus excitant que le théâtre n’était pas souvent ouvert.
Ça arrivait une fois par hasard, 3, 4 fois dans l’année, n’est-ce pas ?
Roger Grenier
Alors, avec le recul des ans, tu dis dans Le Pain des Rêves que vous vous donniez beaucoup de mal et vous courriez beaucoup de risques pour peut-être pas grand-chose, parce que c’est, ça en valait la peine ce théâtre !
Louis Guilloux
Ben, n’est-ce pas, un enfant de 10 ans, 12 ans, quand il va au théâtre, il est dans l’enchantement, bien sûr !
Mais quand il réfléchit un peu plus tard à ce qu’il a vu, à ce qu’on lui a donné, il se dit :
Quand même, hein, c’était pas glorieux !
Roger Grenier
Bon, heu, je sais que tu as souvent envie de chanter, que tu, tu t’amuses à chanter.
Alors, quand tu étais enfant, tu devais chanter beaucoup aussi, hein !
Louis Guilloux
Alors on chantait et on avait des occasions d’apprendre des chants parce que des garçons d’ouvriers comme moi, ils faisaient partie de la chorale enfantine, qui avait ses répétitions à la bourse du travail le dimanche matin.
Et je me souviens que là, on chantait avec ravissement sur des paroles de Maurice Bouchor, hélas, L’Hymne à la Joie de Beethoven :
"Oh le magnifique rêve vient illuminer mes yeux".
Alors La Cité Future , n’est-ce pas, la grande étoile de, la grande illumination de mon enfance, ça a été la Cité Future que je voyais !