Michel Le Bris

22 mai 1993
30m 18s
Réf. 00883

Notice

Résumé :

Christine Goémé se promène avec Michel Le Bris à Plougasnou, sur les lieux de son enfance. Au fil des paysages, il raconte comment il a grandit dans cet endroit somptueux. Puis il rencontre, Alfred Rospars, son instituteur : évocation de son enfance en Bretagne, son attachement à cette région, l'influence de son instituteur, des livres "La Guerre du feu" de J.-H. Rosny et "La condition humaine" d'André Malraux sur sa vocation d'écrivain.

Type de média :
Date de diffusion :
22 mai 1993
Source :

Éclairage

C'est dans le vent de Plougasnou, au « bord de son royaume » que Michel Lebris accepte de témoigner de son enracinement en Bretagne, et de sa joie à retrouver les paysages « beaux à tomber à genoux » de la côte nord. Progressivement il déroule ce qui peut sembler les soubassements de son œuvre : son enfance, sa passion pour la littérature et enfin ses engagements politiques.

Né en Bretagne en 1944, il a quitté son pays pour les études d'économie et de philosophie. Ses passions (le jazz, la littérature ), son métier de journaliste mêlées à ses engagements politiques (directeur de La cause du peuple il est arrêté à ce titre en 1971) l'emmènent sur de multiples terrains. Il sera journaliste de presse et de radio, écrivain (L'homme aux semelles de vent en 1977 – Le journal du romantisme en 1982 – La porte d'Or en 1986 - Les années bohémiennes en 1994 - Les flibustiers de la Sonore en 1998 et bien d'autres titres), animateur et directeur de revues (Le Magazine littéraire, Jazz Hot, Libération..) et de collections (La France sauvage avec Sartre), et même directeur de FR3 !

C'est toutefois la direction du Centre culturel Abbaye de Daoulas (2000 à 2006) et surtout les rencontres littéraires du Festival des étonnants voyageurs qu'il crée à St-Malo en 1990 qui en font un personnage tout à la fois célèbre et familier en Bretagne. Ce festival s'engage à promouvoir une littérature ouverte au monde et prolonge la direction de plusieurs collections d'ouvrages consacrés à la littérature de voyage : Voyageurs chez Payot, puis la collection Gulliver aux éditions Flammarion, et Étonnants Voyageurs aux édition Hoebeke.

Martine Cocaud – CERHIO – UHB Rennes 2

Bibliographie

Sur son enfance bretonne : Michel Le Bris, Un hiver en Bretagne, Nils édition, 1996.

Sur ses passions : Michel Le Bris, Rêveurs de confins, André Versailles, 2011.

Sur la littérature-monde : Michel Le Bris et Jean Rouaud (dir) : Pour une littérature-monde , Gallimard, 2007.

Martine Cocaud

Transcription

(Bruit)
Michel Le Bris
Quand j’étais gamin, ma mère devenait folle parce que dès qu’il y avait une tempête, je partais à la pointe du Fort. Je me blottissais dans les rochers et je sentais ces masses d’eau qui s’écrasaient contre les blocs de granit et puis qui explosaient comme ça. Je sentais le rocher qui tremblait et tout ça. Je rentrais ici les yeux écarquillés, à demi fou. C’est quelque chose que j’ai très fort en moi ça. Par tempête et grande marée, la mer rentrait dans le jardin là. Et j’entendais ces vagues qui brassaient, qui rebrassaient les galets, à l’infini, cette espèce d’immense respiration comme ça. Quand on me parle de Lettres, je pense à cela, et je crois que c’est ça.
(Bruit)
Michel Le Bris
Quand j’entends ce bruit-là, je dors heureux moi, c’est plutôt quand je ne l’ai pas que je suis inquiet. Non, j’ai l’impression d’une présence familière, et c’est l’éveil de cette puissance en moi que je cherche, que je mime j’ai l’impression, par l’écriture. Et souvent, je m’aperçois quand je me relis, que les phrases épousent ce rythme-là. Quand la musique ne vient pas, c’est parce que le sens ne va pas. Souvent, je me suis laissé guider par le rythme, les sons. Et puis, je suis arrivé à une phrase que je n’imaginais pas du tout, qui disait le contraire de ce que je voulais écrire. Et avec le recul, je m’apercevais que c’était le rythme qui avait raison.
(Bruit)
Christine Goémé
Nous devions retrouver Michel Le Bris à Plougasnou, dans ce coin du Finistère, où la côte est la plus ciselée par les vagues et par le vent. La route est magnifique, on passe pour y accéder par la ville de Morlaix, où des rivières se rejoignent et qu’on longe en voiture jusqu’à l’estuaire du Dossen, qui s’ouvre sur l’une des baies les plus somptueuses d’Europe. Toute cette région – où les ducs de Bretagne établirent leur résidence – a gardé de son passé une atmosphère étrange due en partie à la grande sauvagerie encore intacte de la nature. Nous arrivons au lieu du rendez-vous, Michel Le Bris est là qui nous attend. Il est grand, fort et barbu, il vient vers nous, la main tendue, le sourire généreux. Nous enfilons nos anoraks, car malgré le soleil, le vent du large souffle sa fraîcheur. Et hop, nous partons en ballade dans le pays de son enfance.
Michel Le Bris
Ben, c’est presque le début de mon royaume ici. Ici, c’est le port de pêche, Primel Le Diben. Ben disons, au fond, il y a un chantier naval et vous voyez là tous les chalutiers qui viennent. Je crois que c’est le seul – ou un des seuls mais le seul je crois – port en eau profonde du Finistère Nord. Ce qui fait que depuis une dizaine d’années, les chalutiers viennent décharger ici leur pêche.
Christine Goémé
Vous avez des amis ici ?
Michel Le Bris
Oh ben oui, c’est là où je suis né. Alors, c’est vrai qu’à l’époque, on se déplaçait à pied et c’est aussi que la commune de Plougasnou est constituée de petits territoires. Ici, c’est vraiment Le Diben, les marins qui depuis toujours votent communistes. Le Bourg, ce sont les commerçants qui votent à Droite, les paysans votent. Vous leur demandez, ils diront encore aujourd’hui, qu’ils votent Tanguy Prigent. Alors Tanguy Prigent, ministre à la libération, mais qui avait été ouvrier agricole à Saint-Jean-du-Doigt, la commune à côté, et qui avait modifié le statut du fermage. Donc, il a été extrêmement populaire et les gens, quand ils votent socialiste en fait, ils disent, on vote Tanguy Prigent encore aujourd’hui. Et ça, ce sont des choses qui ne bougent pas. Donc, c’est constitué de petits mondes comme ça et on a vraiment l’impression quand on bouge, qu’on change presque d’univers mental.
Christine Goémé
Mais c’est un des plus beaux endroits du monde ici Michel Le Bris.
Michel Le Bris
Ah, non, il faut être quand même serein et objectif. Mais bon, oui, c’est vrai, j’ai vu pas mal d’endroits qu’on dit sublimes. Franchement, la baie d’Acapulco à côté de cela, bon, c’est pas mal, mais enfin, c’est bien ici aussi. Ah non, c’est d’une beauté extraordinaire, et vous verrez quand on se promènera le long de la côte ; ce qui est fascinant dans toute cette dentelle de pierre et d’eau, c’est à quel point on change en quelque mètre de paysage. D’ici à la baie de Morlaix, il y a une diversité extraordinaire, ce qui fait que suivant les vents, suivant les couleurs, on peut se déplacer où on veut. Les touristes ont tendance à se grouper sur les grandes plages bien orientées au nord, donc bien froides l’été. Mais il y a plein de petites criques autrement où on est très bien tout seul. Mais quand j’étais petit ici, moi, c’était tout une aventure, on partait de chez moi pour venir ici, c’était à pied. Donc il y avait 5, 6 kilomètres à faire en traversant un bois de pins qui est bien dévasté aujourd’hui par de grandes maisons ; mais qui étaient très épais, très mystérieux à cette époque-là. On passait devant une maison très austère, qu’on disait hantée et tout ça. Il fallait compter une bonne heure pour arriver ici, pour aller généralement chez la couturière qui habitait sur la route de Trégastel là ; et qui me fabriquait des pantalons épouvantables golfs, la honte de ma vie. Pendant des années, j’ai dû supporter cela, aller à l’école avec des pantalons de golf, vous vous rendez compte. Puis, j’ai essayé d’expliquer ça à ma mère qui ne comprenait pas, qui trouvait au contraire sur mesure, elle trouve quand même que c’était le luxe, ah la la !
Christine Goémé
Donc Plougasnou, c’est les souvenirs d’enfance, les touts premiers ?
Michel Le Bris
De l’enfance, des souvenirs de l’enfance et de l’adolescence en fait. J’ai quitté ce petit monde là à l’âge de quatorze ans et je n’en connaissais pas d’autre jusque-là. Donc à la limite même, quand j’ai vu les premiers touristes arriver, parce qu’ils sont arrivés ici assez tardivement, je les voyais passer devant chez moi. Je vous montrerais celle qui était ma maison autrefois. Je les entendais quand ils passaient qu’ils disaient, mais mon Dieu, que c’est beau. Moi, j’étais très étonné, je me dis mais qu’est-ce qu’ils trouvent de spécial ? Je n’avais jamais vu rien d’autre, donc je croyais que c’était comme ça partout ailleurs. J’étais réellement bouleversé par la splendeur de ce pays quand je suis revenu de ma première année de pensionnat au lycée Hoche à Versailles l’été suivant. Je suis descendu du train à Morlaix, sauté dans le car et arrivé au-dessus du manoir du Cosquer, où se déployait toute la baie de Morlaix. Et là, j’ai été comme foudroyé net, tout d’un coup. Parce que j’ai ressenti, et ça c’est quelque chose qui me poursuit encore aujourd’hui, j’ai ressenti à la fois deux choses ; c’est que c’était d’une beauté à tomber à genou et que ce n’était plus mon pays.
(Musique)
Michel Le Bris
C’est comme cela qu’on se met à écrire aussi un peu, pour combler ce fossé-là qu’on ne comblera jamais en fait.
Christine Goémé
Une déchirure ?
Michel Le Bris
Oui, ça à l’air un peu grandiloquent, comment dire comme ça, mais ça l’a été ça, oui. Ben, il faut dire en plus que moi je sortais vraiment du Moyen-âge. Moi, j’ai connu l’électricité chez des copains qui venaient en vacances, j’ai connu ça, là. L’électricité est arrivée dans le village de Saint-Samson en 1954, quand j’avais 10 ans. Je n’ai jamais eu l’électricité dans ma maison ici, puisque la Châtelaine – qui était propriétaire de la maison – était arrivée tout exprès d’ailleurs de Paris pour nous l’interdire. Parce que ma mère, dans son innocence, quand quelqu’un lui demandait, est-ce qu’on vous met des poteaux électriques ? Parce qu’on devait en planter quatre spécialement pour arriver chez nous, c’est une maison tout à fait en bord de mer, très isolée, elle a dit : "oui, bien sûr, oui". En fait, on est resté pendant 4 ans avec un poteau derrière la maison mais sans électricité s’éclairant à la lampe à pétrole. Ce n’est pas seulement l’électricité, c’est par exemple la radio, c’est-à-dire qu’on n’avait pas la radio. Les routes n’étaient pas goudronnées, il n’y avait quasiment pas de voiture. Il y avait un vieux retraité qui avait une Juva 4, qui était résolument sourd et à peu près aveugle. Mais ce n’était pas grave parce que de toute manière, il était le seul. Donc, on vivait vraiment dans un autre monde. Il y avait un journal pour tout le quartier, et puis, les gens se le repassaient. Ce qui fait que ça mettait une semaine, dix jours, quinze jours à arriver. Puis, de toute manière, vous savez, le journal, c’est vite expédié. Je regardais la première page. Je me rappelle, ça m’avait frappé, chez un ancien paysan à côté de chez moi. C’était l’époque où Félix Gaillard avait été élu Premier ministre, c’était le plus jeune Premier ministre de France. On le regarde avec son accent, il y a Félix Gaillard, mince, il a la tête à [inaudible]. Tu te rappelles celui qui est… ? Ah, oui dame, tac, tourné, exit Félix Gaillard. Puis, il allait voir dans la rubrique Plougasnou les décès, les mariages, les résultats de l’équipe de foot.
Christine Goémé
C’était ça qui les intéressait quoi, bien sûr !
Michel Le Bris
Puis, une fois qu’ils avaient vu ça, crac, ils repliaient le journal et puis, ça pouvait passer à un autre voisin. Donc, le facteur quand il arrivait, s’il frappait à la porte, il y avait le cœur qui se mettait à battre, mon Dieu, qu’est-ce qui a pu arriver ? Parce qu’une nouvelle, c’est forcément une mauvaise nouvelle. Personne n’aurait pris du temps pour écrire une bonne nouvelle. Si quelque chose arrivait, c’était forcément une catastrophe. C’était un avis de quelqu’un qui était mort aux colonies ou un accident dans un bateau. C’était des problèmes avec l’armée, les impôts, tout ce qu’on veut, mais c’était forcément une catastrophe. Donc, c’était un petit monde qui, bon ma foi, qui valait ce qu'il valait, qui vivait au rythme des saisons avec des travaux collectifs qui étaient l’occasion de fêtes formidables. Je ne suis pas en train de le mythifier du tout parce que c’était un monde très dur aussi. Vous savez, c’est un monde où chacun est sous le regard de l’autre, et c’est parfois très dur.
Christine Goémé
Sous surveillance, quoi.
Michel Le Bris
Voilà, donc je ne suis pas du tout en train de le mythifier, mais je sais en même temps ce que j’ai perdu, et je sais ce que les gens ont perdu. Dont ils ne se sont pas remis à ce moment-là parce que l’évolution était d’une brutalité terrible. Les techniciens agricoles sont arrivés, les premiers tracteurs. Ça a été l’implantation de la monoculture de l’artichaut, du chou-fleur. Puis immédiatement, ce qu’on a appelé la guerre de l’artichaut en Bretagne, qui était d’une violence terrible dans les années 60 ; et qui a accouché d’une Bretagne effectivement moderne, dynamique et qui est complètement en crise aujourd’hui. D’ailleurs, le modèle qui est en crise aujourd’hui, qui pollue toute la Bretagne, qui crée des surproductions dramatiques a été mis en place dans ces années-là. Mais, ça s’est passé vraiment, je dirais qu’en 5 ans, c’était joué.
(Bruit)
Michel Le Bris
On peut aller à pied là dans le petit chemin, mon petit chemin jusqu’à ma…. Il n’y a pas trop de vent là, non ?
Christine Goémé
Mince, il y a du vent, mais c’est bon. C’est un bon vent, et il fait beau, on a de la chance.
Michel Le Bris
Comment ça, on a de la chance ? Il fait toujours beau, mais avec des petits grains de temps en temps que chasse très vite le vent justement. A l’intérieur des terres, il pleut, mais ici ça passe toujours très rapidement.
Christine Goémé
Mais, Michel Le Bris, enfin, c’est un endroit étrange ici. On pourrait dire qu’on est sur une autre planète, enfin ce n’est pas tout à fait….
Michel Le Bris
C’est la mienne.
Christine Goémé
Alors, pourquoi c’est votre planète ici ?
Michel Le Bris
Ben, je suis né là, dans la maison qui est là. Et pendant, ben, mes quatorze premières années, j’ai arpenté ce rivage en rêvant à n’en plus finir. Et il n’y a pas un caillou là, dans tout ce coin, jusqu’à Térénez là-bas au fond ; que je n’ai pas retourné à la recherche de bigorneaux pour me faire un peu, non pas d’argent de poche ; mais pour apporter un peu d’argent à la maison, parce qu’on était extrêmement pauvres. Ma mère était seule, elle devait en plus soigner ma grand-mère qui était paralysée complètement. Elle s’occupait de ma sœur et de moi. Donc, on n’avait vraiment pas d’argent. Ma mère a commencé à travailler, en fait, à l’âge de 10 ans. Elle est rentrée de l’école un jour, elle a trouvé ma grand-mère qui était tombée dans le jardin, paralysée. Et à 10 ans, elle a dû la mettre dans une brouette, et arriver comme ça, à la tirer jusqu’à un lit. Et puis, le lendemain, il fallait qu’elle commence à chercher du travail quelque part, parce qu’il n’y avait pas un sou ; il n’y avait pas l’histoire de sécurité sociale ou quoi que ce soit à cette époque-là. Ben, ça a été un peu le drame de sa vie parce qu’elle rêvait d’être institutrice, et tout ça s’est effondré d’un jour. Mais des fois, je regardais ma fille quand elle avait 10 ans, je me disais qu’à cet âge-là que ma mère avait dû commencer à travailler. Enfin là, c’est vraiment, on est dans un autre univers.
Christine Goémé
La misère ?
Michel Le Bris
Ce n’est presque plus pensable aujourd’hui. En même temps, donc elle avait tout investi sur moi, j’ai été sa revanche sur l’existence. Bon, c’était quand même une situation très très dure. Ce n’est pas que je n’étais pas, ce qu’on appelle le polard, à l’école, le petit qui passe 20 heures à travailler par jour.
Christine Goémé
Pas le fort en thème comme on dit….
Michel Le Bris
Non, c’était plutôt une espèce d’intensité extrême de concentration. De toute manière, il n’était pas question qu’il en aille autrement, il fallait forcément que je sois premier en tout. S’il m’est arrivé une fois ou deux d’être deuxième avec un quart de point de retard, elle me regardait d’un tel air quand je rendais mes notes, que bon je rentrais sous terre. J’ai mis très longtemps à pouvoir en parler avec….
Christine Goémé
Qu’est-ce qu’elle a dit alors ?
Michel Le Bris
Elle était très étonnée parce qu’elle ne l’avait pas perçu comme ça, moi je le percevais….
Christine Goémé
Comme une pression.
Michel Le Bris
Comme une pression terrible, oui. Elle m’a dit, mais moi je ne me rendais pas compte, c’était pour toi, je voulais que…. Ben oui, mais je ne lui en veux pas une seconde de ça, mais c’est vrai que ça fait des enfants très particuliers, très seuls aussi. Parce que vous voyez là, cette maison, elle est quand même….
Christine Goémé
Ben, justement, qu’est-ce que vous faisiez quand elle allait travailler alors, en dehors du fait que vous alliez à l’école naturellement ?
Michel Le Bris
Et ben, je lisais. Alors, quand je ne travaillais pas moi-même, sur les parcs à huîtres dans la baie de Morlaix là ou en ramassant les bigorneaux, je partais avec un seau. Vous savez, les grands seaux à lait comme ça. Ben, le bruit du premier bigorneau dans le fond, c’est quand même assez terrible quand on se dit qu’il va falloir le remplir à ras bord. Vous vous dites que vous n’êtes pas sorti de l’auberge. C’est pour ça que je vous dis, là vraiment, tous les cailloux, je les ai retournés plusieurs fois. Mais alors le plus terrible, c’est qu’à l’époque, j’ai dis, plus tard, quand je serais grand, je quitterais ici, ce n’est pas possible ! Jamais plus je ne chercherais des bigorneaux. Qu’est-ce que je fais quand je viens en vacance ? J’arrive là, je commence à regarder, chercher une bouteille en plastique, un truc qui traîne quelque part, et je me mets machinalement à….
Christine Goémé
A chercher des bigorneaux.
Michel Le Bris
Oui, puis le reste du temps, moi j’arpentais tout le rivage parce que….
Christine Goémé
Mais c’est un paysage de corsaire, enfin ici, c’est un….
Michel Le Bris
Ah ben, complètement !
Christine Goémé
Un paysage qui fait déjà lui-même rêver, non ?
Michel Le Bris
Mais le port du Diben que l’on a quitté, à l’entrée, il y a une pointe qui est la pointe des Espagnols, parce que les Espagnols qui ont débarqué, ont essayé de prendre la région ; puis ils n’ont pas pu et ils sont repartis. Et au fond du port, il y a un magnifique manoir de Tromelin qui était le manoir du corsaire Tromelin, qui y était installé. Vous avez le château du taureau qui est en face là, qui commande l’entrée de la baie de Morlaix. Et moi là, quand j’allais à la pointe du Fort, là, on entendait les tututus, comme ça, les appels de bateau réclamant les pilotes ; ou bien alors, sortant de la baie vers le large, et puis je courrais tout le long comme ça en les suivant. Il y avait aussi à certaines époques, les goémoniers, les voiles extraordinaires, les gros bateaux très lourds qui sortaient enveloppés d’écume. Moi, je courrais, je courrais comme ça jusqu’à ce qu’ils disparaissent à l’horizon. Et je rêvais à ce qu’il pouvait bien y avoir de l’autre côté.
(Musique)
Christine Goémé
35 ans après, Michel Le Bris retrouve son ancien instituteur, Alfred Rospars.
(Musique)
Christine Goémé
Vous êtes Monsieur Rospars ?
Alfred Rospars
Moi-même.
Christine Goémé
Bonjour Monsieur.
Alfred Rospars
Bonjour Michel !
Michel Le Bris
Bonjour !
Christine Goémé
Je ne vais pas vous présenter Michel Le Bris.
Alfred Rospars
Oui, mais je l’aurais reconnu parce que j’ai vu sa photo dans la presse, et j’ai vu qu’il avait une barbe de patriarche.
Michel Le Bris
Et bien, on n’a pas trop vieilli finalement.
Alfred Rospars
Ben, non !
Michel Le Bris
Non, parce que je vous aurais reconnu aussi.
Alfred Rospars
C’est vrai ?
Michel Le Bris
Oui, ah oui oui !
Alfred Rospars
Vous, vous êtes ponctuel !
Michel Le Bris
Oui !
Alfred Rospars
Et vous venez de Rennes ?
Christine Goémé
De Morlaix !
Michel Le Bris
De Morlaix !
Alfred Rospars
Ah, de Morlaix !
Michel Le Bris
De Plougasnou, j’étais à Plougasnou !
Alfred Rospars
Ah, tu étais à Plougasnou ?
Michel Le Bris
Oui !
Alfred Rospars
Ce village que j’aime tant, que je regrette tant. Je suis parti parce qu’il fallait que je parte comme j’allais en Algérie. Mais mon regret, c’est de ne pas avoir une maison à Plougasnou, enfin.
Michel Le Bris
On aurait pu se croiser donc, parce que de plus en plus, j’y retourne moi chaque été. Et cet été, j’essayais de vous retrouver, justement.
Alfred Rospars
Cet été ?
Michel Le Bris
Et puis oui, et savoir où diable vous pouviez bien vous….
Alfred Rospars
Oui !
Christine Goémé
Ça fait combien de temps, Monsieur Rospars, que vous n’aviez pas vu Michel Le Bris ?
Alfred Rospars
Oh, ça doit faire plus de 40 ans.
Michel Le Bris
Euh, non quand même, pas tout à fait, 30….
Alfred Rospars
Tu es parti en quelle année, de Plougasnou ?
Michel Le Bris
A 14 ans, en 58.
Alfred Rospars
58, oui, ah oui, ça fait 35 !
Michel Le Bris
Donc, ça fait quand même 35 ans.
Alfred Rospars
En 58, seulement ?
Michel Le Bris
Oui, j’avais 14 ans. Mais là, ça faisait un bon moment que j’en parlais avec ma femme, Eliane, qui est là.
Christine Goémé
Ah, c’est votre femme ?
Michel Le Bris
Oui !
Alfred Rospars
Bonjour Madame, pardon ! Oui, moi je t’ai un peu suivi, je t’ai un peu suivi à la trace. Il y a d’abord eu, tu as disparu. Tu devais être à l’école normale de Quimper.
Michel Le Bris
Non !
Alfred Rospars
Si, tu devais à l’origine.
Michel Le Bris
Ah oui, je devais y aller, oui !
Alfred Rospars
Et puis, tu as changé d’itinéraire pour aller à Versailles.
Michel Le Bris
A Versailles !
Alfred Rospars
Lycée Hoche à Versailles.
Michel Le Bris
Voilà, c’est ça !
Alfred Rospars
Bon, je te savais là ! Ensuite, j’ai su que tu as passé HEC ?
Michel Le Bris
Oui !
Alfred Rospars
Et puis après, silence, plus personne. Je crois que c’était à ma première année en Algérie, je rencontre, je viens voir notre directeur commun, et je lui demande s’il savait où tu étais. Mais il me dit, mais il est en taule. J’ai dit, il est en taule, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de fou là ? Mais oui me dit-il, c’était un des dirigeants maoïstes et il s’est fait mettre en taule, ah, et c’est là que je t’ai écris.
Michel Le Bris
Oui, et j’ai perdu cette lettre et l’adresse.
Alfred Rospars
Et moi, j’ai perdu la tienne aussi, je regrette bien. Parce que tu m’avais répondu une longue lettre de ta prison, un peu comme un prisonnier célèbre. Puis, après ça, silence de nouveau, et la première fois que je t’ai retrouvé par la presse, c’était quand tu as inauguré le salon de Saint-Malo.
Michel Le Bris
Oui, il y a 4 ans là !
Alfred Rospars
Il y a 4 ans !
Michel Le Bris
C’est vrai que quand je suis parti à Versailles, ça a été un tel choc finalement, c’était un changement de monde complet. C’était un tel choc, je n’ai revu pratiquement personne de Plougasnou. Je revenais en vacances comme ça, mais bon, 3 semaines, un mois, je repartais, mais je n’ai revu pratiquement personne à cette époque là. Peut-être que j’avais eu du mal à retrouver mes marques.
Alfred Rospars
Oui !
Michel Le Bris
Mais je dois dire que vous êtes probablement la personne dont je parle le plus souvent au plus de gens.
Alfred Rospars
Tiens, ça me fait plaisir ça !
Michel Le Bris
Non, mais s’il y a une personne qui est restée présente en moi depuis ce temps-là jusqu’à maintenant, c’est bien vous. Parce que j’étais en guerre contre tous mes professeurs de français à cause ou grâce à vous.
Alfred Rospars
A cause de moi, et pourquoi donc ?
Michel Le Bris
Non, parce que vous m’avez laissé une liberté extraordinaire pendant ces 4 années là.
Alfred Rospars
Oui, je me souviens.
Michel Le Bris
Quand je me suis retrouvé à Versailles, vous savez, ces fameuses rédactions, "que pensez-vous de..."
Alfred Rospars
Ah oui !
Michel Le Bris
Je n’ai pas mis longtemps à découvrir qu’on ne me demandait pas ce que je "pensais de" ; mais qu’on me demandait d’exprimer de manière très convenue ce qu’il fallait penser pour avoir une bonne note.
Alfred Rospars
Bien sûr oui !
Michel Le Bris
Ce qui fait qu’à chaque fois j’avais des profs - "mais, Monsieur Le Bris, on ne vous demande pas votre avis, on ne doit pas penser cela". Moi, je pense, et ça je le dois à vous ça. Moi, je suis devenu écrivain en sixième vraiment pour une part.
Alfred Rospars
C’est bien !
Michel Le Bris
Pour une part, non, quand j’y repense maintenant, en sixième pour une part grâce à vous.
Alfred Rospars
Mais, est-ce que tu as senti une influence politique dans ce que je faisais ?
Michel Le Bris
Euh, j’aurais eu du mal à vous imaginer, si je me souviens des cours d’histoire assez passionnés que vous pouviez donner ; tout juste si vous n’étiez pas parfois grimpé sur votre bureau en soulevant les foules d’élèves en racontant. Je ne sais pas si c’était les journées de 48 ou quoi, mais enfin je me souviens que probablement il y avait, comme ça un vent assez épique qui passait dans la classe. Donc, j’aurais eu du mal à vous imaginer militant d’extrême droite, ça c’est sûr.
Alfred Rospars
Oui, je ne l’étais pas.
Michel Le Bris
Non, je pense, je dirais liberté ou esprit un peu rebelle, ça oui, certainement. Moi à 10 ans, je lisais un mélange de bibliothèques Verte, de Zola, La Terre. Et ça, je ne sais pas si vous vous souvenez, mais un jour, ça devait venir en plus d’un bouquin de chez vous. Un jour, ma mère tombe sur moi, j’avais 10 ans, j’étais en train de lire La Terre. Elle me dit, qu’est-ce que tu fais ? Je lui dis, enfin bon, je louvoie vaguement, elle ouvre le bouquin, elle tombe sur une page du début assez….
Christine Goémé
Tendancieux.
Michel Le Bris
Raide, disons.
Alfred Rospars
Et c’est dur oui !
Michel Le Bris
Et nous voilà en vélo parti à Plougasnou. Et ça, je me souviens bien de la scène, on en a reparlé, j’en ai reparlé avec elle après. Bon, exactement, qu’est-ce que vous étiez en train de me faire lire ? Vous lui avez parlé très gentiment, à ce moment-là, il faut le laisser libre comme ça lire ce qu’il veut.
Alfred Rospars
Oui !
Michel Le Bris
Voilà, c’est quelque chose qui est en train de se passer, ou je ne sais pas ce que vous lui avez dit, mais vous lui avez dit ça, en substance, il faut le laisser lire.
Alfred Rospars
La pédagogie consiste à donner la possibilité à chacun d’assumer ses responsabilités. Tu te souviens, tu te souviens de….
Christine Goémé
Il y a un petit vent frais, on va rentrer.
Michel Le Bris
Vous voyez, je ne pouvais pas vous imaginer autrement qu’en 1958.
Alfred Rospars
Bien sûr, oui !
Michel Le Bris
Et je me demandais quel âge vous pouviez avoir….
Christine Goémé
Voulez vous rentrer ?
Alfred Rospars
Oui, en 58, j’avais….
Madame Rospars
On va s’installer ici, on sera quand même mieux non.
Alfred Rospars
J’avais 33 ans.
(Musique)
Christine Goémé
Michel Le Bris, alors si je comprends bien, finalement, c’est Alfred Rospars qui vous a, au fond, fait découvrir la littérature ?
Michel Le Bris
Et oui, c’est évident, ce que j’avais été pendant 4 ans, de la 6ème à la 3ème, totalement libre. Mais c’était à la suite, et ça je m’en souviens vraiment très bien, je venais de lire, de découvrir la Guerre du feu . J’en connais encore d’ailleurs aujourd’hui des pages, "les Oulhamr fuyaient dans la nuit épouvantable. Tout leur paraissait vain devant cette calamité suprême. Le feu était mort". Or, c’est une prose un peu aussi enflammée, justement, c’est peut-être ce dont j’avais besoin. Ce livre-là m’avait littéralement bouleversé, j’étais soulevé par les descriptions. Puis, je m’aperçois de quelque chose de plus profond qui est très profondément en moi dont je vous parlais hier ; quand je vous parlais de la mer, de ce bruit que j’entends en moi de la mer. Cette espèce de sentiment d’une force en soi ou d’une puissance énorme que l’on sent dehors qui vous appelle. Ça, c’était très présent dans la vision de la nature qu’avait Rosny Aîné dans la Guerre du feu . Donc, c’est probablement pour ça aussi qu’à 10 ans, j’ai pu être secoué aussi fortement. Mais c’est qu’il y a eu vraiment un avant et un après, tout d’un coup, c’était comme un monde qui s’ouvrait. C’est pour ça, ce n'est pas du tout prétentieux dans mon esprit quand je dis que je suis devenu écrivain à 10 ans, je suis devenu écrivain ce jour-là quand j’ai lu ce livre-là. Parce que là, tout d’un coup, on ne fait pas de progrès, on est écrivain ou on ne l’est pas. Je veux dire, on peut apprendre des multitudes de techniques, savoir comment conduire un récit, et cætera, et ne pas avoir d’univers en soi ; de savoir ce que c’est que les mondes imaginaires comme ça. Ça, tout à coup, c’est comme une révélation, et ça c’est mon plus précieux trésor, ça n’a jamais changé ça. Et la deuxième révélation que j’ai eue, mais je dirais alors des techniques de la littérature. Ça, c’est un truc très très curieux qui ne cesse pas de m’intriguer encore aujourd’hui. Et je revois la scène quand Monsieur, vous avez demandé à lire La Condition humaine de Malraux, j’avais 10 ans. Et j’entends encore Monsieur [Hardy] qui dit, mais enfin, pourquoi tu lui donnes ce livre-là, il ne va rien y comprendre. Et vous aviez dû lui répondre quelque chose, bon ben, s’il veut le lire, il le lit, si ça lui tombe des mains, il le refermera, ce n’est pas grave. Et vous pensez bien qu’à 10 ans, la Condition humaine , j’avais peu de chance de comprendre tout l’arrière-plan historique, de savoir ce qui se passait exactement.
Madame Rospars
Je me souviens quand vous aviez demandé à lire ce livre, mon mari avait été très impressionné et il m’en avait parlé.
Alfred Rospars
Mais par conséquence, ça m’avait marqué aussi.
Michel Le Bris
Ah ben oui, et Eliane et moi, nous étions très liés à Clara Malraux sur la fin de sa vie. Un jour, je lui parle de cet émerveillement que j’avais eu en lisant la Condition humaine . Pour en avoir le cœur net, je lui demande ; mais est-ce que maintenant, je fantasme complètement ou bien il y a une scène comme ça, où un personnage qui s’appelle Kyo se retrouve avec d’autres personnes dans une chambre la nuit ; et ils sont en train de préparer un coup, comploter quelque chose, etc. Elle me dit, oui, bien sûr, tout à fait. Eh ben, moi, ce qui m’a frappé dans la Condition humaine quand j’avais 10 ans, c’était que pour décrire l’extrême tension qu’il y a dans cette pièce, dans la nuit de la ville, Malraux dit : très loin, on entendit un gamin qui pleurait. Je me suis dit, mais pour décrire la tension qu’il y a dans une pièce, on ne dit pas l’atmosphère était tendue, ça c’est un mauvais écrivain. Il dit quelque chose qui se passe ailleurs, et je me dis mais mince, ça c’est magnifique.
Christine Goémé
Ce qui insiste sur le silence.
Michel Le Bris
Oui, mais tout d’un coup, on le sent, on sent la tension, on sent le silence de la ville. Pour entendre ce truc très loin, il faut qu’il y ait une tension, il faut qu’il y ait une pression, quelque chose dans cette chambre très intense pour que tout d’un coup, on entende ça. Et je me dis mais ça c’est la littérature, et ça m’avait secoué. Donc, on peut lire la Condition humaine à l’âge de 10 ans, même si on ne comprend rien à l’enjeu politique, et cætera, et en tirer quelque chose de formidable.
Alfred Rospars
Je me souviens aussi avec précision de ton enthousiasme à lire les récits de voyages.
Christine Goémé
Il avait de bonne note, finalement, Alfred Rospars ?
Alfred Rospars
Oui, c’était toujours voisin de 20.
Michel Le Bris
Et vous savez qu’il y a plein de gens que j’ai revus qui étaient en classe avec moi, qui ont gardé le goût de la lecture, c’est quand même assez rare ça.
Alfred Rospars
Oui, de toute façon, tout le monde lisait tout ce qui, tout ce qui sortait.
Michel Le Bris
Mais oui, dans des fermes qui lient des gens qui lisent, ce n’est pas souvent que ça arrive. Je crois que c’est venu de ces années-là, de cours élémentaire….