Pierre Encrevé à propos de la peinture de Pierre Soulages

30 mai 1996
06m 33s
Réf. 00028

Notice

Résumé :

Pierre Encrevé présente le second tome de son catalogue raisonné sur l'œuvre de Pierre Soulages sur le plateau agité du Cercle de minuit. Il est aussi reçu en tant que directeur d'ouvrage du catalogue de l'exposition alors consacrée au peintre au MAMVP. L'entretien porte sur la mise en exergue des grands principes de la peinture de Pierre Soulages ainsi que sur le parallèle que l'écrivain Philippe Sollers met en place entre Balthus et Soulages.

Type de média :
Date de diffusion :
30 mai 1996
Source :
Lieux :

Éclairage

Pierre Encrevé présente le second tome de son catalogue raisonné sur l'œuvre de Pierre Soulages, ainsi que le catalogue de l'exposition alors consacrée à l'artiste au Musée d'Art Moderne de la ville de Paris, sur le plateau du Cercle de minuit du 30 mai 1996. L'atmosphère enfumée et alcoolisée du plateau a semble-t-il rendu les invités un peu gouailleurs. Laure Adler, la présentatrice, a d'ailleurs fait les frais de l'humeur de ses convives quelques minutes avant cet extrait en recevant une bassine d'eau sur la tête.

C'est donc dans ce climat plutôt perturbé que Pierre Encrevé défend courageusement son travail ainsi que celui de Pierre Soulages. Bravant les questions peu engageantes de la journaliste, voire parfois péjoratives lorsqu'elle associe le noir de Pierre Soulages à un « problème », il explicite les grands principes de la peinture de Pierre Soulages, de l'utilisation du noir lumière à la modification des formats en passant par l'occupation du noir dans ses toiles.

L'écrivain Philippe Sollers, venu présenter son ouvrage Les passions de Francis Bacon, prend part à cette conversation et propose un parallèle entre le travail de Pierre Soulages et celui de Balthus. Il prend à témoin Claude Roy, venu présenter son ouvrage sur Balthus, que l'on aperçoit brièvement dans cet extrait. Pour Sollers, chacun de leurs travaux témoigne de l'embarras de représenter la figure humaine au XXe siècle. Cet embarras se traduirait par une peinture métaphysique empreinte de mysticisme. Cependant, comme le relève tout de suite Pierre Encrevé, Pierre Soulages récuse toute interprétation religieuse de son travail ainsi que toute recherche relative à un quelconque embarras que représenterait pour lui la figure.

Cet extrait d'archive témoigne de la méconnaissance, des idées préconçues ou des mésinterprétations qui sont encore faites à propos de la peinture de Pierre Soulages au sein des médias dans les années 1990. Le travail de Pierre Encrevé fut et demeure donc nécessaire à la compréhension du travail de l'artiste et au respect de ses modes de création. En ce sens, il étendra d'ailleurs son catalogue raisonné des peintures jusqu'en 2006.

Léa Salvador

Transcription

Laure Adler
Alors Pierre Encrevé, vous publiez, donc, aux éditions du Seuil le second volume d’un travail qui se déroulera en trois fois. L’oeuvre complet, peintures 1959-1978. Alors Pierre Soulages vient de nous le dire. Le noir, ça ne veut rien dire. Et pourtant… Le noir est quoi ? Le noir est lumière ? Le noir est… Ça va être dur avec tous ces jeunes gens, là.
Pierre Encrevé
Le noir… D’abord, il ne faut pas réduire exclusivement la peinture de Soulages au noir. Mais dans le tome que je publie, là…
Laure Adler
C’est difficile de contourner le problème.
Pierre Encrevé
Bien sûr. L’histoire du noir dans la peinture de Soulages est tout à fait déterminante. Mais dans le tome… le second tome que je publie, là, on n’a pas les peintures entièrement noires qui apparaissent à partir de 79. Enfin, « entièrement noires », entièrement peintes au noir mais qui, en fait, du fait du reflet, apparaissent souvent entièrement blanches. Et donc il ne faut pas le réduire exclusivement à cela. Soulages s’est posé toutes les questions que la peinture moderne se pose sur la peinture. Et il y a des problèmes de surface, il y a des problèmes de couleurs, il y a des problèmes de toutes sortes, de lumière bien sûr. On ne peut pas strictement, exclusivement le réduire à la question du noir. Cela dit, c’est vrai que je pense que dans toute l’histoire…
Phillipe Sollers
C’est plutôt noir.
Pierre Encrevé
C'est-à-dire, Philippe, que dans toute l’histoire de la peinture, personne n’a autant… n’a autant utilisé la peinture noire.
Laure Adler
N’a autant travaillé le noir. Alors, est-ce que vous pouvez…
Arnaud Labelle-Rojoux
Il a fait le monochrome noir absolu.
Pierre Encrevé
Tout à fait. Mais dans la totalité de l’oeuvre…
Arnaud Labelle-Rojoux
Combat de nègres dans un tunnel.
Pierre Encrevé
Oui, bien sûr, des incohérences, c’est tout à fait important. Mais en tout état de cause, Soulages est certainement celui qui a le plus utilisé le pigment noir. Mais il lui a fait faire tout autre chose que de faire voir du noir. Il lui a précisément fait faire le travail qu’on croit inverse, c'est-à-dire renvoyer la lumière. Et ceci à partir de 79.
Laure Adler
Alors à partir de quels matériaux travaille-t-il ce noir ? Parce qu’il le travaille aussi bien à partir de la tourbe, à partir des racines, à partir de bois pourri.
Pierre Encrevé
Non pas du tout. C’est de la peinture à l’huile tout à fait classique.
Laure Adler
Tout à fait classique ? Quelle est sa méthode ?
Pierre Encrevé
Sa méthode de…
Laure Adler
De recouvrement de la toile.
Pierre Encrevé
A quel moment ? A quel moment ? Ça dépend si on se… Et précisément, sa méthode change. Il y a une histoire du noir dans la peinture de Soulages. Au début, on peut caractériser essentiellement par des grands signes noirs au milieu de la toile. Ensuite, on a…
Laure Adler
Sur fond blanc ?
Pierre Encrevé
Oui, sur fond blanc. Il n'y en a pas énormément, c'est surtout sur papier. Ensuite, on a… Le noir va prendre presque toute la toile mais jamais toute entière et on aura des contrastes noir/blanc. Ensuite, on a une période qu’on voit très bien, ici, où Soulages recouvre entièrement de noir mais il racle avec des… Si bien que la peinture vient par derrière à travers des transparences. Ensuite, on a quelque chose qui change totalement. Au lieu d’avoir une peinture verticale, on a une peinture très horizontale, à partir des années 68. Et là, on a vraiment un travail tout à fait particulier de construction de la surface par le noir latéral. Et puis, on aura une très très grande horizontalité. C’est certainement un des premiers à faire des tableaux extrêmement … extrêmement allongés, où la longueur est 4 fois aussi... 4 fois plus grande que la hauteur.
Arnaud Labelle-Rojoux
[inaudible] l'a fait beaucoup plus.
Pierre Encrevé
Oui, mais pas… Peut-être, c'est possible... je n’ai pas calculé exactement. Disons simplement qu’il a fait beaucoup d’horizontalité. Je suis tout à fait prêt à le penser, ce n’est pas un concours. Mais il a fait… il passe à l’horizontalité. Et puis, au-delà de ce chemin, on a d’abord du noir et blanc et puis du blanc et noir. Au-delà de ce chemin, en 79…
Laure Adler
Coupure ?
Pierre Encrevé
Totalement en ce sens que la toile va être entièrement recouverte de noir mais travaillée, dans sa texture, en lisse et en aplat, de telle sorte que la lumière soit reflétée et de telle sorte aussi, quand on se déplace devant la toile, alternativement, le même point est blanc ou noir. Pas forcément blanc.
Laure Adler
Pas forcément blanc.
Pierre Encrevé
Ça dépend de a lumière qu’on projette dessus. A Sète, devant la mer, la toile est souvent très bleue.
Laure Adler
Et donc, Philippe Sollers, comment… Ils sont en train de faire des facéties derrière votre dos, Pierre Encrevé, je vous signale. Ils vous mettent une auréole blanche pour que, sans doute, on puisse voir votre visage en noir. Philipe Sollers, est-ce que vous considérez que Pierre Soulages, comme beaucoup de critiques s’accordent à le dire, est un des grands peintres de la fin du XXe siècle ? Voilà un homme qui, comme Balthus, dont on parlait tout à l’heure, s’est toujours tenu à l’écart de toutes les écoles et s’est toujours tenu solitaire dans son art, dans son obstination.
Phillipe Sollers
Je crois que ce qu’on peut dire rapidement, très rapidement, trop rapidement, sans doute, c’est que je trouve qu’il y a… Soulages et Balthus, à leur façon, témoignent l’un et l’autre d’un embarras avec la figuration. C'est-à-dire que l’un se replie sur l’image… (je suis très sérieux, là), se replie parce qu’il y a une pression historique donnée, se replie sur une sorte d’imagerie artisanale. C’est une peinture où les corps sont, en quelque sorte, exangues, vidés de leur substance. Ils sont en bois. Ce sont comme des automates. Ce sont comme des mannequins de vitrine. Il y a donc là un drame particulier qui sont… comme dans… qui veut que les corps soient, en quelque sorte, vidés de leur substance. C’est pour ça que les petites filles sont là, comme en attente, d’un événement qui n’arrivera en quelque sorte jamais, qu’il soit sexuel ou historique. Attendez. C’est un embarras par rapport… Attendez. C’est un embarras par rapport à la figure, au fait de se colleter avec la figure. Chez Soulages, nous avons une tendance… une autre tendance, une autre façon de procéder qui consiste à calciner l’espace et à le rendre de façon assez aussi dramatique parce que ce sont des peintures dramatiques, métaphysiques en quelque sorte et religieuses.
Laure Adler
Même s’il le nie, lui, Soulages.
Phillipe Sollers
Et religieuses.
Laure Adler
Il déteste qu’on lui dise ça. Il le refuse.
Phillipe Sollers
Balthus est un peintre religieux et métaphysique. C’est évident. C’est évident. Et Claude Roy, d’ailleurs, n’arrête pas de le dire. Il y a une recherche métaphysique chez Balthus. Et il y a aussi une recherche religieuse chez Soulages. C'est-à-dire c’est un embarras… Je peux terminer ? C’est un embarras… C’est un embarras historique par rapport à ce qui est arrivé au corps humain au XXe siècle. C'est-à-dire comment le traiter, traiter son drame fondamental ? Et nous allons en arriver à Francis Bacon, un jour ou l’autre.
Laure Adler
J’ai compris. J’ai compris la chute. On y reviendra tout à l’heure.
Pierre Encrevé
Oui, oui, on a bien vu le passage, mais l'histoire de la peinture au XXe n'est peut-être pas aussi simple.
Phillipe Sollers
Voilà comment je vois les choses. Ça ne me paraît pas dépourvu de sens.