Suite du voyage en Turquie

26 octobre 1968
11m 13s
Réf. 00147

Notice

Résumé :

Compte-rendu du voyage du Général en Turquie, et de son arrivée à Ankara, sous les acclamations de la foule. Au Mausolée d'Atatürk, le Général rend un hommage, au nom de la France, au fondateur de la Turquie moderne. Les deux chefs d'Etat s'expriment ensuite lors du dîner officiel. En réponse au discours du président Sunay, le Général fait un parallèle entre la situation géographique de la Turquie et celle de la France, deux pays situés sur des zones de contact et d'échanges. Il souligne l'importance stratégique des deux nations, et la responsabilité qui en découle, quant au maintien de leur intégrité et de leur indépendance. Au passage, il condamne le système des blocs qui divise l'Europe.

Type de média :
Date de diffusion :
26 octobre 1968

Éclairage

Du 25 au 30 octobre 1968, le général de Gaulle accomplit un voyage officiel en Turquie. Le reportage évoque l'arrivée à Ankara du Général et de Mme de Gaulle accompagnés du président Sunay, l'accueil chaleureux de la foule, la visite au Mausolée d'Ataturk, auquel le Général rend un hommage particulier, celui qui s'adresse à l'artisan du renouveau national turc après la première guerre mondiale. Il insiste sur les discours échangés par le président turc et le Chef de l'Etat français lors du dîner offert en l'honneur du Général par le président Sunay. A ce dernier qui évoque le désir de paix de la Turquie et les soucis que lui causent les événements internationaux (allusion à l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie, à la tension au Proche-Orient ou aux mouvements de la flotte russe en Méditerranée), le général de Gaulle répond en soulignant la similitude géographique et politique entre Turquie et France, zones de passage et de contacts, et par conséquent vouées à défendre pied à pied leur intégrité et leur indépendance face aux tentatives hégémoniques des grandes puissances qui dirigent le système des blocs issu de la seconde guerre mondiale. Une fois de plus, le Général martèle ainsi son message aux Etats qu'il visite : à l'intérieur des alliances imposées par les circonstances, l'indépendance de chacun doit être maintenue et affirmée.

Serge Berstein

Transcription

Interviewer
Ce matin, au Palais présidentiel d'Ankara, premiers entretiens officiels en le général de Gaulle qu'accompagnait notamment monsieur Debré, notre Ministre des Affaires Etrangères et le Président Sunay assisté de monsieur [Chalayangil], Ministre turc des Affaires Etrangères. A l'ordre du jour, l'évolution récente de la situation en Europe et au Proche-Orient, affaire tchécoslovaque, flotte russe en Méditerranée, Chypre. Tout en demeurant attaché à une politique de paix, la délégation turque a dû exprimer une certaine appréhension. Au sujet de Chypre, Français et Turcs sont tombés d'accord sur la nécessité de sauvegarder la sécurité et la personnalité de la minorité turque. Un déjeuner devait suivre à l'Assemblée Nationale avant le départ du général et madame de Gaulle pour Istanbul. Mais, revenons sur la journée d'hier. L'aérodrome Esenboga est distant d'une trentaine de kilomètres du centre d'Ankara. La route traverse d'abord une région quasi-désertique mais dès l'arrivée dans les faubourgs de la ville, une population très dense est massée le long du parcours. A l'entrée du boulevard Atatürk, sur la place où s'élève la statue du créateur de la Turquie moderne, c'est la foule des grands jours. Debout auprès du Président Sunay dans la voiture découverte, le général de Gaulle demande au cortège de s'arrêter et descend serrer les milliers de mains qui se tendent. Panique dans le service d'ordre, les journalistes sont repoussés impitoyablement, plusieurs d'entre eux se font même matraquer. L'émotion passée, le cortège repart, traversant sous les acclamations, toute la ville, toute la capitale, jusqu'à la résidence du chef de l'Etat. Beaucoup de cris de bienvenue, beaucoup de vivas. "Nous n'avons jamais vu ça", nous avoue un haut fonctionnaire turc. 16h30, le général de Gaulle arrive au Mausolée d'Atatürk en compagnie de monsieur [Topalolou], Ministre turc de la Défense. Tout en pierre, le Mausolée est un monument extrêmement imposant qui s'élève sur une colline d'où l'on domine la ville. On y accède par une longue allée dallée bordée de lions sculptés rappelant l'art hittite. L'esplanade magnifique devant le Mausolée. Le général pénètre dans le Mausolée et va déposer une couronne sur la tombe d'Atatürk. Puis le général se dirige vers le livre d'or. Là, il inscrit cette phrase : " De toutes les gloires, Atatürk a atteint la plus grande : celle du renouveau national ". C'est, ensuite, le dîner offert par le général Sunay et au cours duquel les deux présidents vont prononcer d'importants discours. Après avoir souhaité la bienvenue au général de Gaulle, le Président Sunay déclare : "Depuis notre rencontre à Paris, de nombreux et graves événements se sont succédés sur la scène internationale. Ils méritent tous que nous les examinions de près, et en mesurions la portée et les conséquences. La Turquie, comme la France, est attachée à la paix. Cette paix lui est nécessaire pour réaliser ses légitimes aspirations au progrès et à la prospérité. Elle considère que la paix est aussi le meilleur garant de sa sécurité, Atatürk l'a déjà reconnu en 1931 lorsqu'il a dit que le principe qui nous guidera toujours sera la voie de la paix dans le but d'assurer la sécurité de la Turquie, une voie qui ne va à l'encontre d'aucune nation. C'est cette similitude de nos politiques étrangères respectives qui constitue la base solide de nos relations réciproques". Le général de Gaulle va répondre.
Charles de Gaulle
Les situations respectives de la Turquie et de la France leur offrent les meilleures raisons de rapprocher leur politique. Voici la Turquie, maîtresse des détroits, entre l'Europe et l'Asie antérieure. Etendue tout au long du vaste plateau d'Anatolie, au contact de trois continents, gardienne de plusieurs des portes, par où, dans cette région de la terre, passe la paix, où peut passer la guerre. Et par conséquent, détentrice de grandes et de fécondes possibilités, mais aussi exposée aux pires éventualités. Voici la France, ouverte à la fois sur l'Atlantique, les mers du Nord et la Méditerranée. Centre d'un Occident que forme, avec elle, les pays du Rhin et du Danube, les îles britanniques, les péninsules italiennes et ibériques, à portée de tout ce qui va, vient, navigue, vole, entre l'ancien et le nouveau monde. Et pour toutes ces raisons, sollicitée de perdre, sous des pressions du dehors, sa personnalité nationale. La Turquie et la France, ainsi investies par la nature et par l'histoire de tant de responsabilités extérieures, quant au destin de tant d'hommes, les voici résolues à les porter elles-mêmes, ces responsabilités-là. Autrement dit, à maintenir leur intégrité et leur indépendance. A ne laisser personne disposer de leur sol, de leur ciel, de leurs côtes, de leurs forces, et à pratiquer avec tous autres Etats, tous rapports qui leur sont utiles. A peser de leur propre poids, à agir pour leur propre compte dans les événements et dans les règlements qui les concernent l'une et l'autre. Sans doute, du fait des conditions géographiques, stratégiques, économiques différentes, dans lesquelles elles sont placées, peuvent-elles donner des formes diverses à leurs alliances. Mais elles n'en demeurent pas moins, l'une et l'autre, par-dessus tout, résolues à maintenir leur indépendance. Et je le répète, à pratiquer les rapports qu'elles jugent bons avec tous autres Etats. N'y a-t-il pas là tout ce qu'il faut pour que vous, les Turcs, comme nous les Français, jugions que le système des blocs sous lequel nous avons vécu depuis la dernière guerre mondiale, des blocs formés autour de deux hégémonies, système qui divise actuellement l'Europe et qui s'étend sur l'Orient, doit faire place à la détente, à l'entente et à la coopération internationale ? Tout ce qu'il faut est là pour que nos deux pays accordent leurs politiques, comme en d'autres temps, vos sultans et nos souverains les ont accordées. Par exemple, Süleyman et François Ier, Selim et Napoléon, Abdul-Aziz et Napoléon III. Et comme d'instinct, votre république et la nôtre ont senti qu'il fallait le faire lorsque le gouvernement de Paris, le premier de tout l'Occident, reconnut le gouvernement d'Ankara après les terribles secousses d'où sortait la Turquie nouvelle.
(Applaudissements)