Schweyk dans la deuxième guerre mondiale de Brecht, mise en scène de Roger Planchon
Notice
En 1961, Roger Planchon crée Schweyk dans la deuxième guerre mondiale de Bertolt Brecht au Théâtre de la Cité de Villeurbanne. Le spectacle est ensuite présenté au Théâtre des Champs-Élysées, la même année. Interview de Roger Planchon et extraits du spectacle.
Éclairage
Brecht écrit Schweyk dans la deuxième guerre mondiale en 1943, alors qu'il est exilé aux États-Unis. Mais la genèse de cette pièce connaît des péripéties. Comme l'indique Roger Planchon dans le document, Brecht n'est pas l'inventeur du personnage principal de la pièce. Il s'inspire du chef-d'œuvre satirique du romancier tchèque Jaroslav Hasek, Le brave soldat Chvéik, dont le héros est devenu le symbole de l'absurdité de la guerre. Dans le roman de Hasek, publié entre 1921 et 1923, Chvéik est caractérisé à la fois par sa naïveté au sens voltairien du terme, par son optimisme, son humour et sa dérision, qualités qui ont fait de lui un personnage en effet très populaire en Europe Centrale. Or Brecht s'intéresse tôt à ce personnage fortement subversif. En 1927, Max Brod et Hans Reimann adaptent le roman, et le collectif Piscator, auquel participe Brecht, donne une représentation de ce travail en janvier 1928, à Berlin. Dans les années 1932-37, Brecht et Piscator conçoivent plusieurs projets de film sur Schweyk, qui n'aboutiront pas. Brecht finit par écrire seul la pièce, qui est créée en polonais, à Varsovie, en janvier 1957, puis en allemand en 1958. C'est ensuite Giorgio Strehler, au Piccolo Teatro de Milan, et Roger Planchon, au Théâtre de la Cité de Villeurbanne, qui font découvrir la pièce en Italie et en France, la même année 1961. Pour Planchon, Hanns Eisler achève d'en composer la musique.
Le prologue de la pièce, qui évoque Le Dictateur de Chaplin, montre Hitler, Goering, Goebbels et Himmler autour d'une mappemonde. Hitler affirme son projet de conquérir l'univers, mais s'enquiert au préalable de ce que « le petit homme » pense de lui. Ce petit homme va être incarné par Schweyk, que Brecht entendait mettre en scène à la fois comme individu et comme peuple. Schweyk tient un commerce de chiens à Prague, et retrouve chaque jour la compagnie de ses amis au Calice, une auberge tenue par Anna Kopecka qui tente de protéger son affaire des remous de la guerre, et de la suspicion des SS. Pour une histoire de chien volé et abattu, Schweyk est enrôlé dans l'armée allemande et contraint de marcher sur Stalingrad, tandis que l'hiver russe tombe. La pièce s'achève dans une tempête de neige, qui noie les silhouettes de Schweyk et du chien abandonné qu'il a recueilli. Elle laisse ainsi la page blanche pour imaginer la fin du personnage, mais aussi pour faire place au mythe : à ce moment intervient en effet l'épilogue, qui met en scène la rencontre historique entre Hitler et le « petit homme ». « Tout n'est que changement. [...] Les grands passent et cèdent la place aux moins grands » dit le couplet final, tandis que la folie hitlérienne se consume en une danse de pantin frénétique.
La mise en scène de Planchon fit date non seulement en raison de la scénographie originale conçue par René Allio, mais également par la liberté artistique dont Planchon fit preuve en
portant cette œuvre de Brecht à la scène. Le spectacle donna lieu à une critique détaillée de Bernard Dort dans le numéro 44 de la revue Théâtre Populaire, puis à une table ronde dans le numéro 46, qui comparait en détail les deux spectacles de Planchon et Strehler et leur fidélité à la pensée et à l'esthétique brechtiennes. Le débat eut pour principal objet la personnalité ambiguë, complexe, déroutante de Schweyk, et, par conséquent, le sens de la fable elle-même. Faut-il voir en Schweyk un naïf, ou un manipulateur ? un homme passif ou actif devant l'histoire ? un égoïste ou un généreux capable de se dévouer pour ses amis ? quelle fonction Brecht assigne-t-il au peuple, quelle image en donne-t-il à travers Schweyk ? En réalité, « Brecht, dans ses plus grandes pièces, n'enferme pas le spectateur dans des alternatives délibérément simplifiées, qui fourniraient la solution aux ambiguïtés dans lesquelles les personnages hésitent, sans même voir comment leur ruse se retourne ironiquement contre eux. Il préfère solliciter l'esprit critique en multipliant les "points de vue". » [1]
[1] Philippe Ivernel, « Brecht Bertolt (1898-1956), Encyclopedia Universalis en ligne.