Dans la jungle des villes de Bertolt Brecht, mise en scène d'Antoine Bourseiller
Notice
En 1962, Antoine Bourseiller fait découvrir au Studio des Champs-Élysées, à Paris, Dans la jungle des villes, une pièce de jeunesse de Bertolt Brecht. Extraits du spectacle.
Éclairage
Dans la jungle des villes est la deuxième pièce écrite par Bertolt Brecht, qui s'est inspiré de deux romans prenant la grande ville américaine pour cadre : La Roue de Johannes Jensen (1905), et La Jungle d'Upton Sinclair (1906). Une première version est rédigée en 1921-22, et représentée en 1923 à Munich dans une mise en scène d'Erich Engel et de Bertolt Brecht, qui fait scandale. En 1926, Brecht compose une seconde version qu'il publie en 1927. Et c'est en 1962 seulement que la pièce est créée en français, au Studio des Champs-Élysées à Paris, dans une mise en scène d'Antoine Bourseiller, avec Sami Frey et François Darbon dans les rôles de Georges Garga et de Shlink.
Si la pièce a attendu longtemps avant d'être portée à la scène, c'est que, comme Tête d'or de Paul Claudel, elle est une œuvre de jeunesse qui déroute par sa radicalité, sa sauvagerie, son mépris des conventions dramatiques, son refus du psychologisme et de la linéarité narrative. À l'instar de Claudel, Brecht s'y montre très influencé par la découverte de la poésie de Rimbaud, qu'il cite à plusieurs reprises dans son texte. Et de la même façon que Claudel, enfin, il bâtit toute sa pièce autour de la notion de lutte. Dans la jungle des villes oppose en effet deux hommes : le jeune Georges Garga, venu avec sa famille de la région des savanes dans la ville de Chicago, et Shlink le Malais, un négociant en bois. Dès l'ouverture de la pièce, on assiste à la rencontre des deux hommes. Shlink vient trouver Garga dans la bibliothèque où il travaille, et entreprend aussitôt d'acheter ses opinions et son rêve de liberté. Garga refuse. S'ensuit un combat à mort entre les deux hommes, qui va détruire la famille de Garga et finira par coûter la vie à Shlink. À la fin de la pièce, Garga repart, seul, vers une autre grande ville, New York.
Toute l'étrangeté de ce conflit entre les deux hommes provient de la tension entre son caractère absolu et le mystère de ses causes. Brecht l'indique dans une note qu'il met en exergue : « Vous observez l'inexplicable corps à corps de deux hommes et vous assistez au naufrage d'une famille [...]. Ne vous cassez pas la tête sur les motifs de ce combat, mais intéressez-vous aux enjeux humains, jugez sans parti pris de la forme des adversaires et portez votre attention sur le dernier match. » En réalité, l'aspect incompréhensible de cette haine trouble que Shlink porte à Garga est seulement l'indice de l'aliénation à laquelle la grande ville soumet tout homme : là où règne l'argent, aucun idéal ne résiste, il ne faut que songer à survivre. Dans cette jungle, l'identité elle-même se perd, la liberté de pensée succombe. C'est cette vision sans concession qui fit accuser Brecht d'immoralité et de perversion lors des premières représentations.
Les extraits présentés dans le document sont tirés du troisième et du cinquième tableau de la pièce, qui en compte onze, qu'Antoine Bourseiller décrit comme « onze rounds métaphysiques ». Voici comment il conçoit cette œuvre : « Qu'elle soit difficile, insolite, multiple, irraisonnable, qu'elle soit une pièce de recherche, qu'elle ne prétende pas apporter de solution, je vous l'accorde. Mais sa complexité même en fait une œuvre provocante, vraie, insatisfaite devant la quête du monde. Enfin elle contient de la poésie pure, dans la mesure où, de toutes les pièces de Brecht, c'est elle qui porte le plus d'images, de combinaisons de mots, de sonorités. » [1]
[1] Antoine Bourseiller, entretien avec Claude Sarraute, Le Monde du 26 septembre 1962.