La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Jean Giraudoux, mise en scène de Jean Vilar

03 mars 1963
08m 01s
Réf. 00455

Notice

Résumé :

En 1962 au Festival d'Avignon, puis en 1963 au Palais de Chaillot et à nouveau en Avignon, Jean Vilar met en scène La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Jean Giraudoux. Interview de Jean Vilar et extraits du spectacle.

Date de diffusion :
03 mars 1963
Source :
ORTF (Collection: Le théâtre )

Éclairage

Jean Giraudoux est une éminente figure artistique et intellectuelle de la première moitié du XXe siècle. Né en 1882, il a suivi une double carrière de diplomate et d'écrivain. Blessé en 1914, chargé de mission au cabinet d'Édouard Herriot en 1932, puis nommé commissaire général à l'information par Édouard Dalladier en 1939, il est acteur et témoin de premier plan des événements historiques, dont l'expérience nourrit son œuvre littéraire. S'il commence par écrire des romans et des nouvelles, sa rencontre avec Louis Jouvet infléchit de façon décisive sa production. Le succès de sa première pièce, Siegfried, adaptée de son roman Siegfried et le Limousin et mise en scène par Jouvet en 1928, l'engage à continuer dans la voie dramatique. Tout en poursuivant la rédaction de romans et d'essais, il publie alors une quinzaine de pièces, dont la plus grande partie est créée par Jouvet au Théâtre de l'Athénée, et qui retentissent singulièrement pour le public parisien en ces années noires de montée du nazisme, de guerre et d'occupation : Amphitryon 38 (1929), Intermezzo (1933), L'Impromptu de Paris et Électre (1937), Ondine (1939), La Folle de Chaillot (1945). Jean Giraudoux, qui meurt en janvier 1944, ne verra pas cette dernière création, triomphale.

La Guerre de Troie n'aura pas lieu est la pièce de Giraudoux qui fait le plus explicitement référence à l'actualité historique. Elle est créée par Jouvet en 1935, servie par une distribution exceptionnelle : avec Jouvet jouent Renée Falconetti, Madeleine Ozeray, Paule Andral, Marie-Hélène Dasté et Pierre Renoir. Il faut ensuite attendre 1962 pour que la pièce soit à nouveau mise en scène, par Jean Vilar, au Palais des papes. La distribution est brillante, qui réunit Vilar, Judith Magre, Maria Mauban, Daniel Ivernel (Hector), Jean-Louis Trintignant (Pâris), Christiane Minazzoli. Devant le succès rencontré, la pièce est reprogrammée au TNP et en Avignon en 63, Pierre Vaneck et Robert Etcheverry interprétant alors les rôles d'Hector et de Pâris. Les décors et costumes renvoient à l'esthétique dépouillée et structurée des mises en scène de Vilar.

Composée de deux actes, La Guerre de Troie n'aura pas lieu met face à face les Grecs et les Troyens dans l'imminence d'une guerre déclenchée par l'enlèvement d'Hélène. Tour à tour, Hector et Andromaque interviennent auprès de Pâris et d'Hélène pour persuader cette dernière de retourner en Grèce, tandis qu'une délégation grecque se porte à la rencontre d'Hector. Avant la rencontre des deux chefs, plusieurs scènes déclinent l'opposition entre le camp des pacifistes et celui des belliqueux. Au terme d'un long dialogue entre Hector et Ulysse, qui témoigne de la volonté des deux hommes de conjuguer leurs efforts pour faire barrage à la guerre, une querelle entre Hector, l'envoyé grec Oiax et le poète troyen Démokos, tous deux représentants du parti de la guerre, fait basculer la situation : la guerre de Troie aura lieu. À travers cette pièce, Giraudoux, lui-même ardent pacificiste, tente d'élucider les causes qui mèneront à la Seconde Guerre mondiale, et plus encore d'analyser pourquoi, la guerre étant parfaitement prévisible, les hommes se montrent incapables d'en arrêter le cours. Il est ainsi conduit à mettre en avant le cynisme des dirigeants politiques autant que la bêtise, l'aveuglement et l'obstination des hommes. Mais il fait aussi la part à une forme de fatalité. Elle s'incarne soit dans les pulsions meurtrières qui meuvent les bellicistes, et qui sont la figure inversée de la maîtrise et de l'abnégation dont font preuve Hector et Andromaque tout au long de la pièce ; soit dans le personnage d'Hélène, personnage ambigu dont les motivations échappent à la raison, et dont Giraudoux fait « l'otage du destin ». C'est elle qu'on voit dans l'un des extraits, tandis que dans l'autre Hector clame son mépris de la solution par la guerre et son rejet de la poursuite du combat au nom de ceux qui sont déjà morts.

Marion Chénetier-Alev

Transcription

Journaliste
A propos de La Guerre de Troie, vous avez écrit que c’était l’oeuvre capitale de ces cent dernières années. Est-ce que vous le pensez vraiment ?
Jean Vilar
Je pense que c’est une des grandes oeuvres, une des trois ou quatre grandes oeuvres, disons, de ce vingtième siècle du théâtre français. Je parlais du théâtre français. Et après l’expérience de ces quelques représentations, elle le reste. Certes, certaines choses sont parfois un peu difficiles à suivre, mais le but de l’oeuvre, le sens de l’oeuvre, la qualité comme on dit de l’oeuvre, en font une oeuvre qui est restée toute aussi fraîche et aussi vraie ; malheureusement puisqu’il s’agit de la guerre et de la paix ; et ce qui m’incite à penser, et j’espère ne pas être le seul, à répéter que c’est une des grandes oeuvres. Donc, non seulement de ces cinquante dernières années du théâtre français, mais aussi des grandes oeuvres du théâtre français.
Journaliste
Qu’est-ce qu’avait voulu dépeindre Giraudoux ?
Jean Vilar
Plusieurs choses, mais je crois que, comme il arrive dans des oeuvres trop riches, très riches, plusieurs sujets s’imbriquent l’un dans l’autre. Mais la grande leçon, c’est, me semble-t-il de rappeler aux hommes à quel point les solutions humaines par la guerre sont bêtes et sont sottes ; et sont engagées très souvent par les plus sots qui appartiennent à deux pays en guerre. Mais il y a un autre sujet qui est le côté pessimiste de Giraudoux, et qui est exprimé par le personnage d’Ulysse notamment, c’est que peut être les guerres ne dépendent pas entièrement de la volonté des hommes. Elles ne dépendent pas en tout cas, dit Giraudoux, de la volonté des dieux. Et d’ailleurs il y a un passage de l’œuvre, que l’on appelle traditionnellement « le discours aux morts », qui éclaire bien l’état d’âme d’Hector, principal personnage de la pièce.
Pierre Vaneck
Oh, vous qui ne sentez pas, qui ne touchez pas, respirez cet encens, touchez ces offrandes, puisqu’enfin, c’est un général sincère qui vous parle. Apprenez que je n’ai pas une tendresse égale, un respect égal pour vous tous, tout mort que vous êtes, il y a chez vous la même proportion de braves et de peureux que chez nous, qui avons survécu. Et vous ne me ferez pas confondre à la faveur d’une cérémonie les morts que j’admire, avec les morts que je n’admire pas. Mais ce que j’ai à vous dire aujourd’hui c’est que la guerre me semble la recette la plus sordide, et la plus hypocrite pour égaliser les humains ! Et que je n’admets pas plus la mort, comme châtiment aux lâches, que comme récompense aux héros. Aussi, qui que vous soyez, vous, absents, vous, inexistants, vous oubliés, vous sans occupation, sans repos, sans être ; je comprends en effet, qu’il faille en fermant ces portes, excuser près de vous ces déserteurs que sont les survivants. Et ressentir comme un privilège et un vol, ces deux biens, qui s’appellent de deux noms dont j’espère que la résonnance ne vous atteint jamais, la chaleur et le ciel.
Journaliste
Hector, Andromaque, Pâris, Priam, Ulysse, sont tous des personnages très clairs dans la pièce. Il semble qu’Hélène soit plus mystérieuse.
Jean Vilar
Oui, en effet, par rapport aux autres personnages féminins en tous les cas, le personnage paraît assez mystérieux. A la vérité qu’est Hélène dans l’oeuvre de Giraudoux, elle est, comme il le dit lui-même, par la bouche d’Ulysse, l’otage du destin. Elle est le cas-de-guerre. On sait qu’Hélène a été enlevée par le jeune troyen Pâris, les grecs la réclament, il y a là, cas-de-guerre. Voici Hélène, interprétée par Christiane Minazzoli, et puis Robert Etcheverry, qui joue le rôle de Pâris, et Pierre Vaneck, le rôle d’Hector.
Robert Etcheverry
Hélène chérie, voici Hector, il a des projets sur toi, des projets tout simples. Il veut te rendre aux grecs et te prouver que tu ne m’aimes pas. Dis-moi que tu m’aimes. Dis-le-moi comme tu le penses.
Christiane Minazzoli
Je t’adore, chéri.
Robert Etcheverry
Dis-moi, qu’elle était belle la vague qui t’emporta de Grèce.
Christiane Minazzoli
Magnifique, une vague magnifique ! Où as-tu vu une vague? La mer était si calme.
Robert Etcheverry
Dis-moi que tu hais Ménélas.
Christiane Minazzoli
Ménélas, je le hais.
Robert Etcheverry
Tu n’as pas fini. Je ne retournerai jamais en Grèce, répète.
Christiane Minazzoli
Tu ne retourneras jamais en Grèce.
Robert Etcheverry
Mais non, c’est de toi qu’il s’agit.
Christiane Minazzoli
Oui, bien sûr, que je suis sotte, jamais je ne retournerai en Grèce.
Robert Etcheverry
Je ne lui fais pas dire. A toi maintenant.
Pierre Vaneck
C’est beau la Grèce ?
Christiane Minazzoli
Pâris la trouvait belle.
Pierre Vaneck
Je vous demande si c’est beau la Grèce sans Hélène.
Christiane Minazzoli
Merci pour Hélène.
Pierre Vaneck
Enfin, comment est-ce, depuis qu’on en parle ?
Christiane Minazzoli
C’est beaucoup de rois et de chèvres éparpillés sur du marbre.
Pierre Vaneck
Si les rois sont dorés, et les chèvres angora cela ne doit pas être mal, au soleil levant.
Christiane Minazzoli
Je me lève tard.
Pierre Vaneck
Des dieux aussi en quantité, Pâris dit que le ciel en grouille, que des jambes de déesse en pendent.
Christiane Minazzoli
Pâris va toujours le nez levé, il peut les avoir vues.
Pierre Vaneck
Vous non ?
Christiane Minazzoli
Je ne suis pas douée. Je n’ai jamais pu voir un poisson dans la mer. Je regarderai mieux quand j’y retournerai.
Pierre Vaneck
Vous venez de dire à Pâris que vous n’y retourneriez jamais !
Christiane Minazzoli
Il m’a prié de le dire, j’adore obéir à Pâris.
Pierre Vaneck
Je vois ! C’est comme pour Ménélas. Vous ne le haïssez pas !
Christiane Minazzoli
Pourquoi le haïrais-je ?
Pierre Vaneck
Pour la seule raison qui fasse vraiment haïr, vous l’avez trop vu.
Christiane Minazzoli
Ménélas ? Oh non ! je n’ai jamais bien vu Ménélas, ce qui s’appelle vu. Au contraire.
Pierre Vaneck
Votre mari, hum !
Christiane Minazzoli
Entre les objets et les êtres, certains sont colorés pour moi, ceux là je les vois, je crois en eux. Je n’ai jamais bien pu voir Ménélas.
Pierre Vaneck
Il a dû pourtant s’approcher très près.
Christiane Minazzoli
J’ai pu le toucher, je ne peux pas dire que je l’ai vu.
Pierre Vaneck
Tandis que vous avez vu Pâris…
Christiane Minazzoli
Sur le ciel, sur le sol, comme une découpure.
Pierre Vaneck
Il s’y découpe encore. Tenez, regardez-le là bas, adossé au rempart.
Christiane Minazzoli
Vous êtes sûr que c’est Pâris là bas ?
Pierre Vaneck
C’est lui qui vous attend.
Christiane Minazzoli
Tiens ! Il est beaucoup moins net.
Pierre Vaneck
Le voilà de profil.
Christiane Minazzoli
C’est curieux comme ceux qui vous attendent se découpent moins bien que ceux que l’on attend.
Pierre Vaneck
Vous êtes sûr qu’il vous aime, Pâris ?
Christiane Minazzoli
Je n’aime pas beaucoup connaître les sentiments des autres. Rien ne gêne comme cela. C’est comme au jeu, quand on voit dans le jeu de l’adversaire on est sûr de perdre.
Pierre Vaneck
Et vous ? Vous l’aimez ?
Christiane Minazzoli
Je n’aime pas beaucoup connaître non plus mes propres sentiments.
Pierre Vaneck
Voyons, quand vous venez d’aimer Pâris, qu’il s’assoupit dans vos bras, quand vous êtes encore ceinturée par Pâris, comblée par Pâris, vous n’avez aucune pensée ?
Christiane Minazzoli
Mon rôle est fini, je laisse l’univers penser à ma place. Cela il le fait mieux que moi.
Pierre Vaneck
Mais le plaisir vous rattache bien à quelqu’un, aux autres ou à vous-même ?
Christiane Minazzoli
Je connais surtout le plaisir des autres. Il m’éloigne des deux.
Pierre Vaneck
Il y en a eu beaucoup de ces autres avant Pâris ?
Christiane Minazzoli
Quelques-uns.
Pierre Vaneck
Et il y en aura d’autres après n’est ce pas ? Pourvu qu’ils se découpent sur l’horizon, sur le mur ou sur le drap. C’est bien ce que je supposais Hélène, vous n’aimez pas Pâris, vous aimez les hommes.
Christiane Minazzoli
Je ne les déteste pas.