Jean Vilar à propos du Palais de Chaillot

10 décembre 1958
04m 33s
Réf. 00141

Notice

Résumé :

Jean Vilar détaille les défauts et vertus de la scène du Palais de Chaillot. Elle a la particularité d'être beaucoup plus large que profonde, ce qui pose différents problèmes de mise en scène, et c'est un très grand plateau, qui, selon Jean Vilar, ne se prête pas à toutes les pièces.

Date de diffusion :
10 décembre 1958
Source :
Compagnie :

Éclairage

Jean Vilar a été nommé à la tête du TNP (Théâtre National Populaire) en 1951, qui est alors installé au Palais de Chaillot. Le TNP a été créé en 1920 par Firmin Gémier dans les locaux du Trocadéro, avant que le Palais de Chaillot ne soit construit pour l'exposition universelle de 1937 par les architectes Léon Azéma, Jacques Carlu et Louis-Hippolyte Boileau. La particularité de la scène est d'être plus large que profonde, sans loges, ni décrochements. L'origine de cette conception, plutôt novatrice pour l'époque, est la volonté d'en faire une salle polyvalente, pouvant accueillir différents types de spectacles vivants.

Lorsqu'il arrive à la tête du TNP, Jean Vilar est déjà reconnu pour son action de décentralisation théâtrale avec le festival d'Avignon, qu'il a créé en 1947. La dénomination de Théâtre National Populaire a un sens profond pour lui ; il souhaite sortir le théâtre de sa position élitiste. En créant le festival d'Avignon et en changeant les habitudes des salles de spectacles parisiennes, il entend démocratiser le théâtre. À Chaillot, il baisse le prix des places, supprime les pourboires en salariant les ouvreurs, applique la gratuité aux programmes et au vestiaire et va chercher le public dans les entreprises ou dans les écoles. Sa démarche fonctionne et le théâtre connaît un succès exceptionnel, tant au niveau de son taux de fréquentation que de sa renommée. Dans l'équipe d'acteurs qui l'entourent, on retrouve Jeanne Moreau, Gérard Philipe, Maria Casarès ou encore Philippe Noiret, avec qui il met en scène principalement des classiques français et étrangers. Mais, malgré le succès rencontré, l'Etat ne s'investit pas suffisamment dans le projet à son goût, et il quitte la direction en 1963. C'est Georges Wilson, déjà acteur au TNP, qui le remplace et qui reste jusqu'en 1972. Il crée une deuxième salle, plus petite, qui permet plus de proximité avec les spectateurs, la salle Gémier (420 places). La salle principale devient alors la salle Jean Vilar (1250 places). Ce n'est qu'en 1975 que le Théâtre de Chaillot, alors séparé du TNP qui a été relogé à Villeurbanne, devient officiellement un Théâtre National, au même titre que la Comédie-Française, le Théâtre de l'Odéon, le Théâtre National de Strasbourg et le Théâtre National de la Colline.

Sidonie Han

Transcription

C
Jean Vilar, Jean Vilar il y a sept ans, vous preniez possession de cette scène de dimension exceptionnelle du palais Chaillot ; et elle vous permettait de poursuivre, en salle fermée, cette recherche théâtrale commencée dans le plein air de la cour d’honneur du Palais des Papes en Avignon. Vous l’avez conduite surtout avec des oeuvres classiques. Vous le savez, on vous a peut-être parfois reproché, on a un peu regretté que vous n’ayez pas fait davantage de créations de pièces d’auteurs modernes. Mais n’est-ce pas justement, parce que cette scène extraordinaire pose des problèmes techniques difficiles à résoudre et que vous devez y songer d’abord lorsque vous choisissez une pièce ?
Jean Vilar
Mais oui, il suffit de regarder ce plateau et d’y être pour bien se rendre compte à quel point le choix d’une pièce de quelque qualité qu’elle soit, est difficile. Nous avons une scène, je dis bien une scène et non pas une salle ! Une scène qui est plus large, plus large que profonde. La largeur du palais de Chaillot je n’en ai pas vu d’autre dans les autres théâtres du monde où je suis passé. Et notamment par exemple, [inaudible] de ce centre de la scène où je suis, en jouant bien sûr, je parle en tant qu’acteur ; aux redans, ce que nous appelons les redans, que ce soit du côté jardin, comme du côté cour, et il y a un chemin, les gens ont déjà dit, invraisemblable à parcourir.
Journaliste
Il faut que vous nous en donniez une démonstration.
Jean Vilar
Et bien, c’est tout simple. Je pars je dis au revoir à quelqu’un, je joue ! Je fais 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10,11 ; et si je vais lui dire encore bonjour, je suis obligé de lui dire 1, 8, 9, 10, 11. Si dans une scène comique cet effet est répété quatre fois en l’espace de vingt secondes, un comédien, voire une comédienne, a fait presque un cent mètres, presque exactement cent mètres. Cette scène aussi du fait de sa largeur, de sa trop grande largeur et de son absence de profondeur par rapport à la largeur ; nous contraint nous, dans la mise en scène, ou plus exactement dans la place des objets, des meubles, des chaises, à des petites invraisemblances ; que nous cachons, que nous camouflons au public, que les comédiens et comédiennes camouflent au public. Et par exemple, eh bien je vais vous donner un exemple, pour moi il y en a deux qui me viennent en tête par rapport à cette scène du Carrosse du Saint-Sacrement ; c’est lorsque Georges Wilson, dans le vice-roi veut prendre un cigare. Pour des raisons que j’ai oubliées, nous avons été contraints d’éloigner le fauteuil de la table. Et chaque fois que Georges veut prendre un cigare, ce grand malade qu’est le vice-roi, ce goutteux qui ne devrait pas pouvoir bouger est obligé de faire quel geste, si tu veux Georges, voilà ! Et bien parfois il n’y arrive pas c’est trop loin. Il y a aussi un petit exemple, et c’est encore beaucoup plus gênant pour notamment, pour une femme, c’est… oui je me souviens. Et un exemple par exemple pour La Périchole pour Maria Casarès, qui dans un jeu de scène est obligée d’aller prendre dans le fond de la pièce sa mantille. Elle est là, là où elle est en ce moment, et puis tout d’un coup si tu veux bien Maria, faire voir ce que tu dois faire pour aller chercher sa mantille. Je vais compter les pas, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12. Tout ça avec du texte à dire, elle doit revenir pour séduire le vice-roi, voilà un second exemple.
Journaliste
Mais malgré ces difficultés, pensez-vous, Jean Vilar, qu’un tel cadre a toutefois des vertus dramatiques d’une histoire vraie ?
Jean Vilar
J’en ai une en tête tout de suite à vous dire, et c’est sa grande vertu. C'est... dans certaines oeuvres, de jouer avec un autre comédien, tout d’un coup arrive le monologue, on est seul sur le plateau, sur cet immense plateau ; et il y a au moins une chose vraiment très belle ici, c’est tout d’un coup d’être seul par rapport à un très, très grand espace. Mais il faut des pièces. Comme Corneille, il faut des pièces, comme Shakespeare. Il y a des exemples qui me viennent. Le monologue d’Auguste au palais de Chaillot, ayant joué le rôle d’Auguste je m’en souviens, en plus de la qualité de l’œuvre de Corneille, du génie de l’œuvre de Corneille et de ce monologue, l’acteur est provoqué par cette immensité qu’il a devant lui et qui est cette immense et énorme salle. Alors à ce moment-là oui. Jouer la prison de Richard II, être tout seul et se plaindre comme le fait le roi Richard II de Shakespeare, et être là perdu dans cette immensité noire, voilà, une des vertus du palais de Chaillot.