Grace Bumbry, une Vénus noire à Bayreuth

08 septembre 1961
07m 20s
Réf. 01128

Notice

Résumé :

Reportage au Festival de Bayreuth en 1961, pour la nouvelle production de Tannhäuser de Wieland Wagner, avec interviews de Grace Bumbry, l'interprète de Vénus, Jean Mistler et Friedelind Wagner, qui évoque les relations sulfureuses de la famille Wagner avec Adolf Hitler, et extrait du tableau final de la fameuse mise en scène des Maïtres chanteurs de Nuremberg de Wieland Wagner de 1957.

Date de diffusion :
08 septembre 1961
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Éclairage

Le Neues Bayreuth de Wieland Wagner, initié en 1951 avec un Parsifal historique, peut se décrire non seulement comme une des plus grandes périodes artistiques de l'histoire du Festival fondé par Richard Wagner en 1876, par son unité stylistique basée sur les productions du petit-fils de Wagner - et dans une moindre mesure sur celles de son frère Wolfgang - mais aussi comme une succession d'évènements annuels autant musicaux que scénographiques, les plus grands chefs et interprètes de l'époque se succédant à Bayreuth pour jouer les seuls opéras de Wagner dans des mises en scènes tenues pour « révolutionnaires » alors, comme en témoigne le trop court extrait du final des « Maîtres chanteurs sans Nuremberg » : en 1956, ils avaient fait un scandale mémorable par la modernité évidente de leur propos scénique, qui faisait disparaître toute allusion à l'Allemagne de la Renaissance pour les situer dans des espaces oniriques.

Les partis-pris de Wieland Wagner faisant de la lumière le pendant de l'orchestre comme commentateur de l'action sur la scène wagnérienne débarrassée de toute tradition naturaliste, et de la puissance d'expression du corps humain le vecteur d'une théâtralité toute musicale, mais imprégnée des influences de la psychanalyse comme de la plus pure modernité de jeu, mettaient ainsi en évidence la portée universelle des œuvres de son grand-père, tout en la purifiant de l'opprobre nazie qui avait annexé Bayreuth et l'héritage intellectuel wagnérien, propre à tant de détournements, y compris dans sa propre famille.

La présence de Friedelind Wagner, sœur de Wieland et Wolfgang Wagner, qui avait fui l'Allemagne en 1939, et ne devait rentrer à Bayreuth qu'en 1953 pour apporter sa caution à la révolution artistique de ses frères, et ses propos accablants en témoignent encore, 16 ans après la chute d'un régime trop aimé de sa propre mère et de sa famille, ce que le Bayreuth d'alors, l'une des plus splendides réussites artistiques de la République de Bonn, parvenait à faire oublier.

Mais les vieux démons sommeillent toujours à Bayreuth, dont le public n'est pas uniformément marqué au coin du progressisme absolu. Les réactions hostiles d'une partie des wagnériens devant le Tannhäuser « scandaleux » mis en scène par Wieland Wagner en 1961 en sont encore la preuve. Choquante la chorégraphie de Maurice Béjart pour la Bacchanale dansée de façon très explicitement sensuelle par son Ballet du XXe siècle ? Indécente plus encore la présence de Grace Bumbry, à cause de sa couleur de peau, qui n'était d'ailleurs pas mieux acceptée au Metropolitan Opera de New York, où elle attendrait 1965 pour débuter, bien après être devenue, à Bayreuth comme à Salzbourg, une vedette à part entière ? Les mentalités changeant, les chanteurs de couleurs sont heureusement devenus peu à peu la norme partout, à Bayreuth comme à New York. La légende dorée wagnérienne n'a pas hésité longtemps, elle : Béjart et Bumbry font partie depuis leur passage à Bayreuth des figures incontournables du Festival.

Pierre Flinois

Transcription

(Musique)
Claude Loursais
En 1960, Tristan a changé. Il y a maintenant un nouveau style à Bayreuth. Le bric-à-brac romantiquo-réaliste a complètement disparu. Seul compte la ligne, le symbole presque du décor. Wagner est de nouveau d'avant-garde. Et c'est à ses petits-fils qu'il le doit.
(Musique)
Claude Loursais
Wolfgang est calme, simple, et ce sont ses mises en scène qui sont les plus abstraites.
(Musique)
Claude Loursais
Wieland, lui, est d'un tempérament, disons, plus expressif. Il connaît la valeur et les secrets des gestes et des attitudes.
(Bruit)
Claude Loursais
Bayreuth 1961. On n'attend plus qu'un signal.
(Silence)
(Musique)
Claude Loursais
C'est le premier jour du festival. Pour les habitants de la petite ville, c'est le dégel, c'est le grand réveil.
(Musique)
Claude Loursais
Pendant un mois, ils ne perdront pas une bouchée du tourbillon des Mercedes et des robes du soir qui entrent à quatre heures de l'après-midi pour en ressortir à dix heures et demie du soir.
(Musique)
Claude Loursais
Et les Français ? Les Français - dit-on - n'aiment pas Wagner. Et pourtant. Combien d'étrangers, à peu près, cette année ?
Inconnue
Ah, on n'a pas encore compté, mais je crois plusieurs mille.
Claude Loursais
On dit qu'il y a beaucoup de Français qui viennent à Bayreuth pour écouter Wagner, c'est vrai ?
Inconnue
Ah, on voit beaucoup de Français, oui. Surtout des Français, je crois.
Claude Loursais
Surprise : le premier Français rencontré à Bayreuth, c'est Guy Lafarge, le compositeur de chansons célèbres telles que La Seine. Pourquoi aimez-vous Wagner ?
Guy Lafarge
Et bien, on ne sait pas pourquoi on aime. J'ai reçu le coup de foudre à 17 ans.
Inconnu
J'avais environ 14 ou 15 ans, et j'ai reçu le premier choc wagnérien.
Inconnue
Alors maintenant je vois que tout de même, mon mari avait raison lorsqu'il me demandait de venir à Bayreuth pour écouter Wagner, et je ne le regrette pas.
Inconnu 2
Ah vous savez, on est trop jeunes pour apprécier.
Claude Loursais
Vous vous considérez comme en vacances, ou un petit peu en pèlerinage ?
Inconnu
Je me considère véritablement comme en vacances bien entendu. Et en pèlerinage, a fortiori.
Inconnu 3
Mais c'est pas le même culte, voyez, Wagner, c'est... On dirait que c'est une religion. C'est quelque chose, je peux pas vous expliquer, je ne suis pas musicien.
Inconnu 4
Non, ce n'est pas un culte, mais c'est quand même une nourriture formidable pour moi. J'ai l'impression, quand je reviens, je suis réconforté, je peux peut-être vous dire que je communie.
Inconnu 5
C'est du tonnerre. C'est impeccable. Du point de vue artistique.
Guy Lafarge
Casseur d'oreilles ? Mais il est casseur d'oreilles quand il faut casser les oreilles. Et il sait être tendre et d'une douceur infinie. Ecoutez l' Enchantement du Vendredi-Saint ou Siegfried Idyll , et vous verrez qu'il ne vous cassera pas les oreilles. Il vous cassera les oreilles au moment de la chevauchée des Walkyries, parce c'est indispensable ; les orages cassent les oreilles.
(Musique)
Claude Loursais
Quatre heures moins dix. C'est l'appel traditionnel au nord et au sud du théâtre.
(Musique)
Claude Loursais
Le public est fiévreux. Pour la création de la nouvelle mise en scène de Tannhäuser, on lui a promis, on lui a annoncé deux innovations très avant-garde.
(Bruit)
Claude Loursais
Quatre heures moins cinq. De l'autre côté du rideau, voici la première nouveauté. Dans la Bacchanale du Venusberg , Maurice Béjart - dans ce filet - fera descendre de vingt mètres de haut ses danseuses.
(Silence)
Claude Loursais
Deuxième nouveauté : Vénus est noire. C'est Grace Bumbry. Les Français la connaissent : elle chante Carmen à l'Opéra de Paris.
(Silence)
Claude Loursais
Grace Bumbry a le trac. Et il y a de quoi : elle a été annoncée comme jamais on le fut à Bayreuth. Si elle réussit, c'est la consécration.
(Musique)
Claude Loursais
Le lendemain matin, Miss Bumbry n'avait plus du tout le trac. Après vingt-sept rappels, c'est tout naturel de se sentir un peu une Vénus heureuse.
(Musique)
Claude Loursais
Est-ce que vous savez que vous avait fait une petite révolution en venant à Bayreuth ?
Grace Bumbry
Ah oui, je sais.
Claude Loursais
On vous en a parlé ?
Grace Bumbry
Oui, oui. Je suis contente, naturellement.
Claude Loursais
Contente d'avoir fait la petite révolution ?
Grace Bumbry
Ah oui.
Claude Loursais
Pourquoi ?
Grace Bumbry
C'est mon caractère.
Claude Loursais
Qu'est-ce que vous pensez de Vénus ?
Grace Bumbry
Le monsieur Wagner, il veut Vénus qui est une déesse. Et nous avons fait exactement ça. Exactement une déesse. Pas une femme.
Claude Loursais
Miss Bumbry, est-ce que vous pensez qu'il y aurait des difficultés si l'on voulait vous engager au Metropolitan Opera de New York ?
(Silence)
Grace Bumbry
Nous passons, hein.
(Musique)
Claude Loursais
Au fait, pourquoi Miss Bumbry a-t-elle fait une petite révolution ? La réponse tient dans une photo : le scandale c'est une femme noire chez Wagner, dans le temple de Siegfried. Siegfried, et pas seulement pour beaucoup d'Allemands, c'est LE héros nordique, aryen. Et l'on dit que Wagner a souhaité, annoncé Hitler. Est-ce vrai ? Nous l'avons demandé à Jean Mistler. Jean Mistler, pensez-vous que Wagner soit un prophète du nazisme ?
Jean Mistler
Mon Dieu, je crois que c'est un des plus horribles déni de justice qui jamais ait été commis. Le régime nazi a cherché à annexer Wagner - cela s'explique : il n'avait pas beaucoup de grands hommes qui lui appartiennent vraiment - mais Wagner en réalité aurait très probablement été dans un camp de concentration s'il avait été en Allemagne en 1933. Wagner, au fond, était un révolutionnaire et un homme d'extrême gauche.
Claude Loursais
Mais est-ce que Siegfried ne préfigure pas absolument le type même du héros aryen ?
Jean Mistler
Non, on a cherché à l'annexer lui aussi. En réalité, Siegfried est un héros libre, qui affranchit l'humanité du pouvoir écrasant de l'or. Du reste, Siegfried, dans cette lutte, succombera. Mais Siegfried n'est nullement un héros militariste. D'ailleurs, Wagner lui-même était si peu militariste, que dans une lettre - que j'ai d'ailleurs citée - à Louis de Bavière, il dit en propres termes : "Je voudrais consacrer mes dernières forces vitales à empêcher que mon petit Siegfried soit un jour soldat".
(Musique)
Claude Loursais
Siegfried fut soldat, longtemps. Et Hitler, fanatique de Wagner, trouva en sa musique son meilleur instrument de propagande.
(Musique)
Claude Loursais
Quelque chose d'autre aussi arriva. Hitler était fanatique de Wagner ; Winifred Wagner devint fanatique d'Hitler, dès le début. Et le maître de l'Allemagne devint le maître de Bayreuth.
(Musique)
Claude Loursais
Les années ont passé sur tout cela. A la villa Wahnfried, que fit construire Wagner, et où il repose maintenant, nous avons rencontré celle de ses petits-enfants qui lui ressemble le plus.
(Musique)
Claude Loursais
Adolf Hitler s'est assis très souvent devant la cheminée qui est juste derrière vous ?
Friedelind Wagner
Oui, quand il habitait ici pendant le festival.
Claude Loursais
Vous le tutoyiez, Hitler ?
Friedelind Wagner
Oui, puisque je le connais de l'âge de cinq ans, naturellement je le tutoyais.