La crise politique au sein de la Fédération du Mali

24 août 1960
15m 53s
Réf. 00104

Notice

Résumé :

Reportage consacré à la fédération du Mali regroupant le Soudan et le Sénégal. Le document compare ces deux pays dans leur organisation politique et leur culture afin de mieux comprendre la crise qui traverse actuellement cette région de l'Afrique de l'Ouest.

Type de média :
Date de diffusion :
24 août 1960
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Éclairage

Reprenant de nombreuses séquences de l'émission Cinq colonnes à la une diffusée huit mois auparavant, au moment où la construction de l'ensemble fédéral du Mali semblait bien partie, ce documentaire propose un intéressant remontage des images, incluses désormais dans un commentaire repensé. Certains éléments soulignés dans l'émission initiale sont particulièrement mis en valeur dans cette nouvelle version – et tout particulièrement la dérive autoritaire de Modibo Keita, l'encadrement des populations par les militants de l'Union Soudanaise, l'incompatibilité politique entre le Soudan autoritaire et le Sénégal pluraliste.

De fait, peu après les réjouissances de juin 1960 (voir La proclamation d'indépendance de la Fédération du Mali), des désaccords grandissants entre les différents leaders sénégalais et soudanais éclatent au grand jour. La campagne prévue pour l'élection au suffrage universel d'un président de la Fédération a sans doute contribué à déclencher la crise ouverte, qui met aux prises des ambitions incompatibles. Senghor s'est déclaré candidat, sous les couleurs de l'Union progressiste sénégalaise, à la mi-août 1960. De son côté, le président en exercice, Modibo Keita, décide de prendre des mesures d'urgence sous prétexte d'assurer le calme durant la période électorale. Le soir du 19 août, il proclame l'état d'urgence sur l'ensemble du territoire fédéral et suspend Mamadou Dia, vice-président fédéral et ministre de la Défense. La perspective d'un coup de force est d'autant plus crédible que Keita est d'ores et déjà entré dans une logique de régime personnel au Soudan, utilisant comme levier le parti qu'il dirige d'une main de fer : l'Union Soudanaise – RDA. Face au spectre d'un coup d'État, l'assemblée législative sénégalaise (qui a continué de fonctionner parallèlement à l'assemblée fédérale) décide, sous la houlette de son président Lamine Guèye, le retrait définitif du Sénégal de la Fédération. Le Sénégal proclame ainsi son indépendance nationale, abandonnant le projet fédéraliste et panafricaniste cher au cœur de Senghor et de Mamadou Dia.

Sophie Dulucq

Transcription

Journaliste
De quels pays ?
(Musique)
Inconnu 1
Ah ça, c’est trop profond pour moi.
Journaliste
C’est trop compliqué ?
Inconnu 1
Oui.
Inconnu 2
Mali, c’est la RDA.
Journaliste
Le Mali, c’est la RDA ?
Inconnu 2
Oui.
Inconnu 3
Le Mali est une fédération. Du Soudan et du Sénégal.
Inconnu 4
Le Mali, c’est un parti politique formé par des leaders africains.
Inconnu 5
C’est un parti qui est formé pour libérer l’Afrique.
Inconnu 6
Le Mali, c’est l’ensemble. C’est le Soudan et le Sénégal, quoi.
Journaliste
Est-ce qu’ils sont faits pour s’entendre ensemble ?
Inconnu 6
Oui, très bien, ils sont faits pour s’entendre.
Inconnu 3
Il me semble qu’ils peuvent s’entendre quand même.
Inconnu 7
Ah oui, c’est possible.
Journaliste
Ce n’est pas sûr ?
Inconnu 7
C’est possible, oui.
Inconnu 4
Vous voyez, pour le moment, je peux dire que les deux pays peuvent s’entendre dans l’avenir.
Inconnu 8
Je crois qu’ils peuvent s’entendre.
Journaliste
Ce n’était pas très convainquant. Alors, pour essayer de nous faire une idée, nous avons gagné Bamako. Bamako, la capitale du Soudan, sur les bords de Niger.
(Musique)
Journaliste
Une ville tranquille de type colonial, avec ses quartiers africains tout proches des larges avenues européennes, où circulent plus de bicyclettes que de voitures.
(Musique)
Journaliste
Pourquoi Bamako et non pas Dakar ? Ben, parce que c’est effectivement de Bamako, nous avait-on dit, qu’est partie la révolution, le mouvement dynamique panafricain que voulait être le Mali. Et tout de suite, nous en avons eu la révélation par, je dirais, la couleur administrative de Soudan. Ici, au Soudan, il y a eu vraiment africanisation des cadres. A l’exception d’un seul, tous les commandants de cercle, les préfets si vous préférez, du Soudan, sont des Noirs. Après avoir constaté cela, nous sommes entrés dans cette masure des faubourgs de Bamako. C’est le siège du parti. Une petite maison qui n’a l’air de rien, où on entre comme dans un moulin, où chacun vient raconter sa vie, exposer ses doléances. Mais c’est de là, avec des moyens de fortune, que sont partis tous les mots d’ordre jusqu’au fin fond de la brousse. Les mots d’ordre qui ont secoué le Soudan, qui ont fait le Mali.
(Musique)
Journaliste
Tant qu’à faire, il fallait aller juger sur place. Alors, nous aussi, nous avons pris la piste en remontant le Niger, et nous sommes arrivés près de la frontière de Guinée dans un village, Kangaba, où, au milieu des siens, nous attendait le secrétaire local Guino Samba. Il y a combien d’habitants dans le district ?
Guino Samba
Il y a 32 000 habitants environ.
Journaliste
Et quelle est la proportion de membres du parti ?
Guino Samba
Presque la totalité, 99 %.
Journaliste
Tous ces villageois qui n’avaient pratiquement jamais fait de politique avant, maintenant, sont membres du parti ?
Guino Samba
Membres du parti.
Journaliste
Vous ne trouvez pas ça extraordinaire ?
Guino Samba
Ah oui, c’est extraordinaire. Mais c’est une réalité.
Journaliste
Mais il y avait une opposition, avant ?
Guino Samba
Il y avait une opposition.
Journaliste
Qu’est-ce qu’elle est devenue ?
Guino Samba
Avec le dernier chef du parti adverse, c’est-à-dire le PSP, alors le Parti progressiste a complètement disparu. Et tous les habitants qui hésitaient et qui étaient de l’autre côté sont venus à l’Union soudanaise.
Journaliste
Comme ça, vous arrivez à un parti unique ?
Guino Samba
A un parti unique, oui.
(Musique)
Journaliste
Un parti unique dont le premier souci est d’organiser la jeunesse et de l’utiliser au maximum. Ici, contrairement aux apparences, il s’agit d’un simple stage agricole.
(Musique)
Journaliste
Mais ces jeunes qui, tous les matins, assistent au garde-à-vous au lever des couleurs, ces jeunes, une fois terminé le stage, iront en brousse. Et là, ils seront à la fois conseiller agricole, scribe, infirmier, instituteur.
(Musique)
(Bruit)
Instituteur
Qui va me montrer le tableau ?
(Bruit)
Journaliste
Le parti utilise aussi les jeunes fonctionnaires. Il leur demande de renoncer à leur congé hebdomadaire et d’aller porter la bonne parole en brousse.
Intervenant 1
Les samedis et les dimanches, nous sortons.
Journaliste
Dans les villages ?
Intervenant 1
Dans les villages.
Journaliste
Pour aller faire quoi ? Qu’est-ce que vous allez y faire ?
Intervenant 2
Ben, nous sortons pour aller secouer le paysan à s’unir pour le travail collectif.
Journaliste
En somme, vous êtes les missionnaires laïques du gouvernement auprès des villageois, c’est bien ça ?
Intervenants
Oui. Oui. Oui.
Journaliste
Alors, comment est-ce qu’ils réagissent ? Quand vous arrivez, comment est-ce qu’ils vous accueillent ?
Intervenant 3
Au cours d’une sortie, nous avons un très bon accueil chez les villageois. Ils sont très enthousiasmés de nous recevoir à toutes les sorties. Et nous sommes sûrs que le programme que nous leur donnons sera entièrement satisfait.
Journaliste
Et c’est ainsi que, la nuit venue, nous avons assisté à un spectacle étonnant. Au milieu de la place devant un feu de camp, ces jeunes propagandistes expliquaient aux paysans ce qu’ils devaient faire, comment ils devaient répondre aux mots d’ordre du parti.
Intervenant 4
[Langue étrangère].
Journaliste
C’était au fond de la brousse, le monde renversé. Des vieillards qui remerciaient de tout jeunes gens pour la peine qu’ils avaient prise. Et au matin, après la théorie, la pratique. Tout le village travaillant au son des tams-tams à fabriquer des briques pour construire une maison des jeunes.
(Musique)
Journaliste
Après avoir vécu cette expérience soudanaise, il nous fallait encore rendre visite à Monsieur Modibo Keita, l’inspirateur de ce mouvement, le patron du Soudan. C’est à Dakar que nous l’avons rencontré, au sommet du building du gouvernement fédéral. Il y a dix ans, vous ne vous attendiez sans doute pas à vous trouver sur cette terrasse et à dominer Dakar ?
Modibo Keita
Oui, c’est exact. Et si on me l’avait dit, j’aurais traité mon interlocuteur de lunatique.
Journaliste
En somme, c’est le Soudan au Sénégal maintenant ?
Modibo Keita
Hé bien, si vous voulez, oui.
Journaliste
Le mariage du Soudan, en tout cas, et du Sénégal. Mais il y a quand même pas mal de différences, je crois, entre les deux. Et notamment, il y a quelque chose d’essentiellement militariste dans votre façon d’endoctriner la jeunesse. Pourquoi ?
Modibo Keita
Oui, vous savez, le militarisme, par lui-même, est un stimulant pour des populations qui, pendant longtemps, avaient une vie purement rurale. Nous avons donc militarisé nos jeunes pour pouvoir entraîner les populations dans la perspective de leur mobilisation pour les investissements humains.
Journaliste
Il nous restait à apprendre ce qu’était le Sénégal. Nous avons commencé en face de Dakar par l’îlot de Gorée. Et à Gorée, par cette maison, la Maison des esclaves. Car après tout, si le Sénégal diffère du Soudan, c’est peut-être à cause de ces vieilles pierres. Depuis trois siècles, à Gorée, à Rufisque, à Saint-Louis, une civilisation s’est développée, moitié européenne, moitié africaine, métisse pour tout dire. Et puis, elle s’est endormie, cette civilisation, au soleil des tropiques. Saint-Louis, Rufisque, Gorée sont devenues des sortes de petites sous-préfectures françaises, des villes-musées. Mais ces gens qui ont été façonnés par la pensée française, qui portent même des noms français, ces gens nous ont parlé politique.
Intervenant 5
Oui, mais il faut dire que nous autres Sénégalais, nous avons été ouverts à la politique bien avant, n’est-ce pas, les Soudanais, et que nous ne réagissons pas de la même façon devant les différents problèmes politiques qui se posent. C’est-à-dire que nous sommes plus posés politiquement.
Journaliste
Plus posés, oui, sans doute. Et plus divisés aussi. En tout cas, c’est ce que nous avons ressenti l’hiver dernier, et même à Dakar. Dakar la blanche, Dakar la grande, Dakar la riche. Capitale à la dimension d’un empire.
(Musique)
Journaliste
Il y a de tout, à Dakar. Des Européens et des Africains, des chrétiens et des musulmans, d’immenses fortunes et tout autant de misère. Mais c’est sur le plan politique, ce qui nous a le plus frappés, c’est l’indépendance de ceux que nous avons rencontrés. Il est possible qu’en huit mois, les choses aient changé. Mais au moment de notre reportage, il nous a paru évident que les Sénégalais n’étaient, en aucune manière, embrigadés comme leurs voisins du Soudan. Témoins, ces dockers. Est-ce que vous, en tant que syndicat [Ugetone], s’il y a une nouvelle bagarre, vous accepteriez éventuellement de faire une grève malgré le mot d’ordre du gouvernement du Mali ?
Intervenant 5
Ah oui, parce que nous défendons tout simplement les travailleurs. Nous, on n’a pas de parti politique, ni une appartenance politique. Nous avons, ici, uniquement l’intérêt des travailleurs.
Journaliste
Des propos de ce genre, nous en avons recueillis à plusieurs reprises. Chez d’autres syndicalistes, syndicalistes chrétiens par exemple, et dans des milieux très divers, en ville ou dans les quartiers de la Medina.
(Musique)
Journaliste
L’ensemble du Sénégal, à part certains points côtiers, est musulman. Mais ici aussi, une différence avec le Soudan. Au Soudan, le régime a entamé la lutte contre certains chefs de confrérie, les marabouts. Tandis qu’au Sénégal, les marabouts, dont vous voyez certains, ici, restent puissants. Et ils sont souvent gros propriétaires terriens, propriétaires de ces plantations d’arachide, qui sont la richesse essentielle du Sénégal.
(Musique)
Journaliste
Ici, bien entendu, il ne s’agissait pas de travail collectif. C’était un travail de salarié sur les terres d’un propriétaire, celui-ci. Mais au cours de ce reportage, nous avons assisté aussi à un essai de travail collectif, comme au Soudan. Il s’agissait de construire une route. Seulement, le Sénégal, ce n’est pas le Soudan. Et ce jour-là, pour rassembler des volontaires, il a fallu des heures de palabre. Encore n’est-ce qu’une poignée de villageois qui a bien voulu monter dans un des camions qui étaient venus les ramasser.
(Musique)
Journaliste
Je suis passé dans un village où les gens n’avaient pas l’air très emballé. Est-ce que vous trouvez ça normal ?
Intervenant 6
Ah non, ce n’est pas du tout normal. Parce qu’ils ont donné leur parole d’honneur qu’il fallait respecter.
Journaliste
Vous, vous leur avez fait donner leur parole ?
Intervenant 6
Oui.
Journaliste
Et généralement, quand un village collectivement donne sa parole, il la respecte ?
Intervenant 6
Oui, il doit la respecter.
Journaliste
Tout ceci ne signifiant pas, bien sûr, que le Sénégalais renâcle à la peine. Une fois lancé, il y met autant d’ardeur que d’autres. Et il n’hésite pas, par exemple, à remplacer le rouleau compresseur par ses pieds nus pour tasser les coquillages qui servent de pierres.
(Musique)
Journaliste
Quand un obstacle gêne le passage de la nouvelle route, eh bien, on supprime l’obstacle. Voilà ce que nous avions vu au Sénégal. Mais enfin, les différences entre les deux pays qui formaient le Mali nous avaient paru assez sensibles pour le faire remarquer au président du Conseil sénégalais lui-même, monsieur Mamadou Dia. Et voici ce qu’il nous a dit à l’époque.
Mamadou Dia
Ce dynamisme du Soudan, son organisation politique, je crois, sera un élément facteur positif qui, certainement, sera de nature justement à même permettre également aux Sénégalais de secouer également leur apathie, n’est-ce pas, dans une certaine mesure. Je crois que, dans tout côté, il est certain que le sens aussi de la démocratie des Sénégalais pourra également constituer un frein à ce que vous appelez tout à l’heure une tendance nettement marquée au parti unique.
Journaliste
Toutes ces images, donc, vous les avez, je pense, déjà vues. C’était il y a huit mois, en décembre dernier. Depuis, vous savez ce qui s’est passé. Pour monsieur Mamadou Dia, le frein démocratique dont il me parlait n’a pas suffisamment fonctionné. Pour monsieur Modibo Keita, au contraire, il a bloqué la machine. Ce n’est pas à nous de conclure. Nous ne voulions que vous rappeler des faits, des faits que les caméras de Cinq Colonnes ont enregistrés au moment où tout allait bien.
(Musique)