François Mitterrand et la IVe République
D’une jeunesse catholique et conservatrice à la Résistance (1916-1944)
Au sortir de la guerre de 1939-1945, le jeune François Mitterrand (il a 28 ans en 1945) a acquis un capital de notoriété qui va lui permettre de se lancer en politique.
Issu d’une famille de bourgeoisie catholique de Charente, il fait montre, durant ses études de droit à Paris, d’une activité caritative inspirée par le catholicisme social au sein de la Conférence Saint-Vincent de Paul. Tout naturellement, son seul engagement politique connu se situe à droite, au sein des Volontaires nationaux, filiale des Croix de Feu du colonel de La Rocque.
La guerre va profondément bouleverser cette situation. Mobilisé en 1940, fait prisonnier, il fait au stalag l’expérience de la fraternité d’un groupe dont les différences sociales s’estompent devant la solidarité de détenus soumis à un régime identique. Il s’évade en décembre 1941, gagne Vichy où ses relations lui permettent de trouver un emploi, d'abord au service de documentation de la pétainiste Légion des Combattants, puis en juin 1942 au Commissariat aux Prisonniers de guerre. Il déploie alors une grande activité pour mener des actions en faveur des prisonniers et témoigner de la captivité.
Maréchaliste, mais très anti-allemand, il est l’un des fondateurs en 1943 d’un groupe de résistance recrutant parmi les prisonniers de guerre et évadés, le Rassemblement national des Prisonniers de guerre (RNPG).
Un moment proche du général Giraud, il rallie finalement le général de Gaulle en novembre 1943. Ayant réussi à unifier sous sa direction les divers mouvements de prisonniers, il devient en mars 1944 président du Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés (MNPGD), ce qui lui vaut d’être nommé par le général de Gaulle secrétaire général aux Prisonniers de guerre, chargé d’assurer l’interim du ministre en titre, Henri Frenay, retenu à Londres jusqu’en septembre 1944.
Désormais, François Mitterrand dispose de troupes et de réseaux qui vont assurer son insertion dans le monde politique.
L’entrée en politique : l’élu de la Nièvre
Car c’est bien l’objectif d’une entrée en politique que vise François Mitterrand et qui le pousse à décliner l’offre d’Henri Frenay de le pérenniser dans ses fonctions de secrétaire général de son ministère.
Il se consacre donc à gérer son mouvement de prisonniers tout en assurant sa vie matérielle en devenant, grâce à ses relations, rédacteur en chef du magazine Votre Beauté, propriété du patron de L’Oréal, Eugène Schueller, magazine que Mitterrand vise à transformer en revue littéraire.
La nuit de la presse
Après avoir échoué en juin 1946 à se faire élire dans la Seine, il réussit à conquérir un siège de député dans la Nièvre en novembre 1946, grâce à l’appui des milieux conservateurs, mobilisés par Edmond Barrachin. Seul élu d’une liste anticommuniste opposé à trois listes, communiste, socialiste et MRP, il représente localement une droite dépourvue de candidat issu de ses rangs. Passionné par la province, admirateur de la démocratie locale, Mitterrand va s’implanter dans ce département, qui le réélit député jusqu’à la fin de la IV° République, lors des scrutins de 1951 et de 1956. Mais il va plus loin dans sa volonté d’insertion dans ce fief d’adoption, se faisant élire en 1949 conseiller général du canton de Montsauche qui le reconduit à chaque scrutin cantonal. Et chaque week-end, le député de la Nièvre gagne l’Hôtel du Vieux-Morvan de Château-Chinon pour visiter sa circonscription et participer aux comices agricoles.
Visite du comice agricole de Montsauche
Une ambition politique nationale : l’UDSR
Toutefois, s’il prend un visible plaisir à retrouver la province, l’ambitieux député de la Nièvre est trop au fait des réalités pour se contenter de gérer le fief électoral qu’il vient de conquérir.
Dans un régime parlementaire comme celui de la IVe République, il n’est d’avenir national que si on appartient à un de ces partis qui sont les véritables acteurs du jeu politique.
Or François Mitterrand est bien conscient que ce n’est pas dans cette droite qui l’a appuyé dans la Nièvre, mais qui est discréditée par sa participation au régime de Vichy, qu’il peut réaliser ses ambitions.
Anticommuniste, peu tenté par les partis à forte discipline que sont la SFIO et le MRP, hésitant face à un radicalisme en perte de vitesse, il jette son dévolu sur une formation centriste, constituée autour de quelques organisations de résistance non-communistes, l’Union démocratique et socialiste de la résistance (l’UDSR). C’est à ce groupe que s’apparente le nouveau député de la Nièvre qui y retrouve une pléiade de brillantes personnalités, René Pleven qui la préside, Pierre Bourdan, Eugène Claudius-Petit, René Capitant.
Or, au moment où François Mitterrand commence sa carrière parlementaire, la guerre froide jette le parti communiste hors de la sphère gouvernementale, cependant que la naissance du RPF gaulliste fait naître à droite une menace contre la République parlementaire. Désormais le jeu politique utile se situe entre les socialistes à gauche et les Indépendants à droite, offrant comme seule alternative des coalitions orientées au centre-gauche ou au centre-droit.
Or, pour l’une comme pour l’autre, l’UDSR située au centre de l’échiquier politique constitue un appoint indispensable. Si bien que ce parti-charnière est le grand pourvoyeur de ministres de la IVe République. Et François Mitterrand, l’un de ses membres les plus en vue, en devient le président dès 1953, évinçant René Pleven. Aussi, sera-t-il onze fois ministre entre 1947 et 1958.
Une brillante carrière ministérielle et une évolution réformiste
Lorsqu’en janvier 1947, Paul Ramadier forme le premier gouvernement constitutionnel de la IVe République, le jeune François Mitterrand (il a alors 31 ans) devient ministre des Anciens combattants et Victimes de guerre, valorisant ainsi son action dans un milieu où il a affirmé sa compétence.
Même si, au lendemain du conflit, le poste a une réelle importance, il est clair qu’il ne s’agit pas d’un portefeuille de premier plan. Et à côté d’une nécessaire action en faveur des victimes de guerre (François Mitterrand élabore le statut des déportés et internés de la Résistance), la fonction comporte une assez large part de représentation et de discours de congrès.
Congrès de la Fédération des Prisonniers de Guerre
Son action paraît en tous cas assez positive et son rôle à l’UDSR assez efficace pour que Robert Schuman qui succède à Ramadier en novembre 1947 le pérennise dans ce ministère.
François Mitterrand y constitue une équipe de fidèles qui vont l’accompagner dans ses fonctions durant toute sa carrière, au premier rang desquels Jean Védrine, Georges Beauchamp et son frère Robert Mitterrand. Il se montre à l’aise dans ce milieu ministériel où se recrutent les personnages consulaires de la IVe République et son habileté et ses qualités manœuvrières lui valent le sobriquet de « Florentin ».
Désormais le cursus honorum républicain lui est ouvert. Il sera secrétaire d’Etat à l’Information des gouvernements Marie, Schuman et Queuille en 1948-1949, définissant le statut de la radiodiffusion, fixant le standard de l’image de la future télévision française à 819 lignes, inaugurant en septembre 1949 le tout nouveau Palais du festival du film à Cannes.
Il a désormais suffisamment fait ses preuves pour que lui soient ouverts des postes de plus grande portée politique.
Un pari technique et industriel: la haute définition pour la télévision française naissante
Après un éphémère Secrétariat d’Etat à la présidence du Conseil dans le gouvernement Queuille de septembre-octobre 1949, l’arrivée à la présidence du Conseil en juillet 1950 de René Pleven, président de l’UDSR, permet à François Mitterrand d’être nommé à un ministère de grande importance, celui de la France d’outre-mer, à une époque où la vague de décolonisation qui a suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, atteint les possessions françaises d’outre-mer.
Si l’Algérie (rattachée au ministère de l’Intérieur) et les protectorats (dépendant du ministère des Affaires Etrangères) échappent à ses compétences, les autres territoires de l’Union française relèvent de son autorité.
Or, si François Mitterrand, comme la très grande majorité des hommes politiques français est attaché au maintien de liens étroits entre la France et ses anciennes colonies, il est conscient que les réformes promises par la Constitution de 1946 n’ont pas été appliquées, du fait du blocage de l’administration coloniale et des Européens installés outre-mer qui tiennent à conserver un statut de supériorité.
Aussi, titulaire du portefeuille de l’outre-mer de juillet 1950 à juillet 1951 (le gouvernement Queuille lui ayant conservé son portefeuille), François Mitterrand va-t-il pouvoir donner toute la mesure de son talent politique dans un ministère important.
En premier lieu, le conservateur qu’il était dans sa jeunesse laisse place à un ministre progressiste, décidé à réformer l’Union française selon la lettre et l’esprit de la Constitution de 1946 en commençant par encourager le développement économique de l’outre-mer afin de résoudre ses problèmes sociaux.
Inauguration du port d’Abidjan par François Mitterrand, ministre de la France d’Outre-mer
Des tournées d’inspection comme celle qui, de décembre 1950 à janvier 1951, le conduit en Afrique de l’est, à Madagascar, aux Comores lui permettent de prendre contact avec les élites africaines et l’amènent à envisager des réformes politiques que mettra en œuvre Gaston Defferre en 1956 avec la loi-cadre qui met en place une autonomie progressive des territoires d’Afrique noire.
Tournée d'inspection du ministre de la FOM en Afrique de l'Est
Mais si le ministère de la France d’outre-mer permet à Mitterrand de commencer une évolution vers la gauche, elle donne aussi la preuve de sa redoutable habileté politique, puisque son projet réformiste lui permet de gagner à ses vues le député ivoirien Félix Houphouet-Boigny, président du Rassemblement démocratique africain, dont les députés quittent le groupe communiste auquel ils étaient apparentés pour s’inscrire à celui de l’UDSR dont les effectifs se trouvent ainsi doublés.
Devenu un dirigeant de premier plan de ce parti, il en prend la présidence en 1953 en évinçant René Pleven et en l’orientant au centre-gauche.
Un responsable de premier plan de la IVe République et de la gauche non-communiste
Désormais, François Mitterrand figure parmi les personnages consulaires de la IVe République, promis aux plus hautes destinées. Il sera ministre d’Etat sans portefeuille du gouvernement Edgar Faure de janvier-février 1952.
Toutefois, le tournant de 1952 qui voit le centre-droit incluant les Indépendants succéder au centre-gauche par l’exclusion des socialistes l’écarte des gouvernements Pinay et René Mayer. S’il accepte d’entrer, comme ministre d’Etat chargé du Conseil de l’Europe dans le gouvernement de centre-droit de Joseph Laniel en juin 1953, il en démissionne en septembre pour protester contre la déposition du sultan du Maroc Mohammed V, inacceptable pour l’image réformiste qui est désormais la sienne. Aussi la chute du gouvernement Laniel en mai 1954, consécutive à la défaite de l’armée française à Dien-Bien-Phu au cours de la guerre du Vietnam, le ramène-t-elle au cœur de la vie politique.
Lorsque Pierre Mendès France forme en juin un gouvernement dont l’objectif premier est de rétablir la paix en Indochine, il nomme tout naturellement le libéral François Mitterrand ministre de l’Intérieur, lui offrant ainsi un portefeuille de tout premier plan.
L’ancien ministre de la France d’outre-mer est désormais en mesure d’appliquer à l’Algérie les conceptions réformistes qu’il avait jadis envisagées pour les territoires africains.
Il saisit l’occasion d’une inspection consécutive au tremblement de terre qui a frappé Orléansville pour se rendre dans cette ville et à Oran, du 19 au 21 octobre 1954, afin d’y présenter un programme comprenant l’application du statut de l’Algérie, détourné par les colons et l’administration coloniale, et l’amélioration de l’enseignement et de l’administration.
Voyage de François Mitterrand, Ministre de l'Intérieur, en Algérie
Mais le cours de l’histoire va rendre ses projets caducs. Le 1er novembre 1954 éclate l’insurrection sanglante qui donne le signal du début de la guerre d’Algérie.
Responsable de l’ordre public comme ministre de l’Intérieur, François Mitterrand qui considère que « l’Algérie, c’est la France » s’engage à réprimer avec sévérité l’insurrection, tout en continuant à envisager des réformes politiques, économiques et sociales indispensables pour gagner la population et isoler les insurgés.
Allocution de François Mitterrand sur la Toussaint sanglante
Désormais, l’essentiel de son activité ministérielle tourne autour de ce double objectif.
Cette action se trouvera interrompue par la chute du gouvernement Mendès-France le 5 février 1955. Il refuse d’entrer dans le gouvernement Edgar Faure qui lui succède et dont il considère qu’il s’apprête à conduire une politique toute différente de celle de Mendès-France.
Lors de la campagne électorale qui précède les élections de janvier 1956, François Mitterrand est l’un des dirigeants du « Front républicain » qui rassemble les partisans de la paix en Algérie autour du parti socialiste, de l’UDSR, des radicaux mendésistes et de la gauche des Républicains-sociaux (les anciens gaullistes).
Intervention radiophonique avant les législatives
Réélu député de la Nièvre, il est nommé ministre d’Etat, Garde des Sceaux, ministre de la Justice dans le gouvernement Guy Mollet issu de la victoire du « Front républicain ». La période est difficile pour ce libéral car, après avoir promis de « mettre fin à une guerre imbécile », Guy Mollet se lance dans une politique répressive appuyée par l’action de l’armée en Algérie.
Or le Garde des Sceaux va suivre son président du Conseil par solidarité ministérielle, signant un décret qui délègue à l’armée des pouvoirs spéciaux en Algérie et refusant de grâcier la plupart des nationalistes condamnés à mort en Algérie.
Alors que Mendès France donne sa démission du gouvernement Guy Mollet, François Mitterrand ne se résout pas à l’imiter. C’est qu’il est désormais devenu un personnage de premier plan de la IVe République, convaincu qu’il sera bientôt appelé à la présidence du Conseil et qu’il saura résoudre le problème algérien. En attendant son heure, il est écarté des derniers gouvernements de la IVe République.
L’émeute du 13 mai 1958 et le retour sur le devant de la scène politique du général de Gaulle vont le rejeter dans l’opposition pour un quart de siècle. Il lui restera la faible compensation de faire partie des importantes personnalités politiques consultées avant le vote d’investiture de Charles de Gaulle comme dernier président du Conseil de la IVe République le 1er juin 1958.