Un pari technique et industriel: la haute définition pour la télévision française naissante

12 janvier 1954
05m 18s
Réf. 00167

Notice

Résumé :
Lors d’une émission de radio, le député François Mitterrand revient sur les motivations principales de sa décision de fixer à 819 lignes le standard de l’image télévisée française lorsqu’il était secrétaire d’État à l’Information en 1948.
Type de média :
Date de diffusion :
12 janvier 1954
Source :

Éclairage

C’est en qualité d’ancien secrétaire d’État à l’Information et de parlementaire que François Mitterrand prend part à la discussion sur « les problèmes actuels de notre télévision », diffusée sur les ondes de la radio publique le 12 janvier 1954. Un fait notable de son action passée au gouvernement revient à plusieurs reprises : la standardisation de la définition de l’image télévisée en France.

Conseillé par Jean d’Arcy et Wladimir Porché, le jeune secrétaire d’Etat de 32 ans dut en effet décider en 1948 de ce point technique crucial pour l’avenir d’un média naissant. La télévision s’était développée pendant l’Occupation à Paris, sous l’impulsion des autorités allemandes. L’image était composée de 441 lignes. Cette définition, conservée à la Libération, fut bientôt complétée par une seconde, à 819 lignes, de bien meilleure qualité. C’était le choix de François Mitterrand, qui signa en ce sens un décret le 20 novembre 1948. D’autres choix étaient possibles : définitions supérieures, plus coûteuses, ou inférieures, telles les 405 lignes en vigueur en Angleterre ou les 625 lignes, promues par les entreprises General Electric, américaine, et Philips, néerlandaise.

Lors de la discussion radiophonique de 1954, "grande année de la télévision" effectivement, dans la mesure où des crédits publics sont enfin débloqués pour développer le réseau, le député François Mitterrand estime que sa décision a évité que les "définitions étrangères" inondent le marché français. À l’abri de cette barrière technique, une "télévision nationale" – une industrie électronique, un monopole sur la programmation – a pu se développer. "Les choses sont sauvées", conclut-il. Pourtant, cette décision est à l'époque déjà critiquée. Les pays qui n’avaient pas encore fait leur choix ne suivirent pas celui de la France, plus isolée qu’elle ne l’imaginait. Tout en limitant les capacités d’exportation de l'industrie, ceci enchérit et donc freina l’équipement des ménages.

La mise au point de convertisseurs d'images permit en revanche la circulation des programmes à travers l’Europe, pour la retransmission du couronnement de la reine d'Angleterre (1953), ou pour les premières émissions en Eurovision (1954). Finalement, alors que les 441 lignes s’éteindront en 1956, les nouvelles chaines françaises émettront à partir des années 1960 en 625 lignes.
Léonard Laborie

Transcription

Journaliste 1
Mais est-ce qu’il n’y a pas une barrière dans ce problème des définitions, Monsieur Mitterrand ?
François Mitterrand
Ce problème a été, je le crois, plus aigu qu’aujourd’hui. Il est certain qu’en 1948, lorsque j’ai été amené à décider que la définition standard serait de 819 lignes, ne pas prendre cette décision, c’était laisser les définitions étrangères, qui avaient à ce moment-là de l’avance sur nous sur le plan de l’application commerciale, venant de Hollande ou venant des États-Unis d’Amérique, risquaient immédiatement d’inonder notre marché par la vente de postes qui eussent été liés directement aux postes émetteurs. Je rappelle une règle très simple, et qui est de moins en moins valable semble-t-il, si j’en crois les dernières inventions de la technique, mais à ce moment-là, il était absolu que le poste récepteur devait être lié au poste émetteur ; un poste récepteur ne pouvait recevoir que les images émanant du poste récepteur de même définition. Alors qu’avec le poste de radio, il suffisait de tourner le bouton pour recevoir des sons qui viennent de toutes les parties du monde, sur les petites ou sur les grandes ondes, aujourd’hui, à la télévision, l’image étant projetée d’abord à peu de distance, et la technique n’étant sans doute pas encore assez souple et assez subtile, seuls les postes émetteurs à 819 lignes pouvaient permettre la vente de postes récepteurs à 819 lignes. Faire autrement, c’était se priver d’une télévision nationale. Non pas que le but que j’ai poursuivi et que Monsieur Gazier avec moi a poursuivi un tout petit peu plus tard, ainsi que les autres ministres de l’Information, ait été de fermer la France aux influences étrangères certainement bénéfiques. Aujourd’hui, le problème est certainement différent, c’est pourquoi je crois que les espérances de Monsieur Brusset se trouveront vérifiées. Seulement, les choses sont sauvées, il existe une industrie française de la télévision. Le génie propre de la France, sur le plan artistique, comme sur le plan technique, comme sur le plan industriel, a désormais sa chance, c’est ce que chacun d’entre nous, j’imagine, a voulu.
Journaliste 1
Monsieur Gazier.
Albert Gazier
Et nos techniciens, par l’invention et la mise au point du convertisseur de définition, ont évidemment réglé le problème de la coopération internationale de pays qui émettent avec des standards différents. Mais j’insiste sur le fait que la télévision doit être avant tout un instrument d’éducation et un instrument d’information. Elle a pour cela des qualités absolument incomparables. Mes collègues et moi-même avons passé de longues journées au palais de Versailles. Eh bien, pendant ces huit jours, nous avons vu moins d’événements que plusieurs spectateurs, qui, devant leur poste, nous ont appris à nous-mêmes certains détails des cérémonies, ou de la préparation des séances qui nous avait échappé. Je me rappelle qu’un jour, dans un match de rugby fort célèbre, les spectateurs qui étaient là ont eu un doute sur un but, se demandant quel camp l’avait marqué, alors qu’au contraire, les téléspectateurs, devant leur poste, avaient eu la chance de voir la caméra prendre le pied qui avait marqué le but, et pour eux il n’y avait absolument aucun doute, leur information était bien meilleure que celle des personnes qui étaient présentes lors de l’événement.
Max Brusset
Oui, il est certain que la télévision peut être un instrument d’éducation extraordinaire. Et en tant que parlementaire, je crois qu’il serait bon que l’on éduque un peu le peuple français sur la vie même de notre Parlement. On critique beaucoup le Parlement et sa vie, eh bien, il serait bon de faire comme en Angleterre, une éducation démocratique du peuple français et de nos concitoyens. Et pourquoi ne pas reprendre l’idée qu’un collègue a déjà lancé, et que moi-même j’avais émis sous forme d’une proposition de loi dans la dernière législature : permettre à la télévision, puisque le cinéma est déjà entré au Palais Bourbon, de téléviser les grandes séances, les grandes séances de problèmes de politiques extérieures ou de problèmes politiques de, problèmes économiques ou sociaux une ou deux fois par mois. De permettre à la télévision, aux caméras d’entrer au Palais Bourbon, cela donnerait aux parlementaires la nécessité d’avoir une tenue, d’avoir, de faire attention à ce qu’ils diront, de préparer soigneusement leurs discours. Cela permettrait à nos concitoyens de voir les efforts qui sont faits,
Albert Gazier
Et de contrôler les présences.
Max Brusset
Et de contrôler les présences, et de voir quels sont leurs parlementaires et la participation de chacun.
Journaliste 1
Monsieur Mitterrand, un mot pour finir ?
François Mitterrand
Il est certain que la télévision, aussi bien sur le plan de l’éducation démocratique que dans tous les domaines, modifiera considérablement, c’est un puissant moyen d’expression, modifiera considérablement, je crois, les données sociales et politiques. Ceux qui ont inventé la télévision, ceux qui l’ont proposée, ceux qui l’ont imposée ont là produit une force inconnue dont on ne connaît pas encore les limites.
Albert Gazier
Incroyable !
François Mitterrand
Et si nous nous abaissons, si nous nous inclinons aujourd’hui devant la force souveraine de la future télévision, c’est pour lui demander aussi de se dépêcher, car elle a du retard. 1954 sera, je l’espère, la grande année de la télévision,
Albert Gazier
Sûrement !
François Mitterrand
1954 nécessite tous nos efforts !
Journaliste 2
Albert Gazier, François Mitterrand et Max Brusset se sont entretenus des quelques-uns des problèmes posés par le développement de la télévision française.