L'Opéra de quat' sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill, mise en scène de Giorgio Strehler

16 novembre 1986
05m 06s
Réf. 00443

Éclairage

L'Opéra de quat' sous est créé à Berlin en 1928, pour célébrer le bicentenaire de la création du Beggar's Opera de Johann Christoph Pepusch et John Gay. Kurt Weill en a composé la musique, Brecht en a signé le livret. Il s'agit, selon Brecht, de son premier essai « de mise en pratique du théâtre épique » dans le domaine lyrique. De fait, Brecht transpose à l'opéra sa dramaturgie du montage et de la mise à distance par le commentaire, en inventant avec Weill le « Song-Oper », caractérisé par une alternance de scènes parlées et de chansons qui commentent l'action.

Lors de sa création, L'Opéra de quat' sous déconcerte le public, tant l'œuvre rompt avec les codes du théâtre comme de l'opéra : elle se présente comme un ensemble disparate sur le plan stylistique, mêlant comme toujours chez Brecht le lexique le plus cru à des sentences philosophiques, les envolées poétiques et les considérations socio-politiques. Sur le plan musical de même, elle associe musique savante et musiques populaires, en insérant entre chaque séquence dramatique des chansons qui empruntent à la fois aux ballades et complaintes, et aux airs de cabaret. C'est ainsi que la chanson d'ouverture de L'Opéra de quat' sous, « La complainte de Mackie-le-Surineur », est devenue un standard de jazz grâce à sa reprise par Louis Armstrong et Ella Fitzgerald, et que le philosophe Ernst Bloch a pu écrire que la musique de Weill tenait le milieu entre le bar et la cathédrale.

Surprenante, l'œuvre l'est aussi par les personnages et l'univers qu'elle met en scène. John Gay situait l'action de son Opéra des gueux dans l'Angleterre contemporaine de 1728. Brecht la transpose dans la Londres du XIXe siècle, au temps de la reine Victoria, pour fustiger la corruption de la République de Weimar à travers cette « représentation du paradis bourgeois et impérialiste » [1] que pouvait incarner la Londres victorienne aux yeux des Allemands à la fin des années vingt. Dans le quartier de Soho s'affrontent dans une guerre des gangs sans merci deux hommes dénués de tout scrupule : Jonathan Jeremiah Peachum, le roi des mendiants, et Macheath dit « Mackie-le-Surineur », un dangereux criminel qui tient à la fois du Villon de la Ballade des pendus et de Jack l'Éventreur. La rivalité entre les deux hommes atteint son apogée lorsque Polly, la fille de Peachum, tombe amoureuse de Macheath et l'épouse. Dès lors Peachum met tout en branle pour faire pendre Macheath. Mais celui-ci peut compter sur l'amitié sans faille de Brown, le chef de la police : ce dernier étant devenu héraut de la reine Victoria, il parvient à faire gracier et doter Macheath. L'opéra se clôt sur ce noir couplet : « Ne réprimez pas trop le crime. Bientôt / Il s'éteindra de lui-même, car il est condamné. / Pensez à la nuit et au froid de tombeau / Qui règnent dans cet univers de damnés. »

L'Opéra de quat' sous permet bien sûr à Brecht d'éclairer l'alliance entre la pègre et les classes dominantes et de poursuivre sa critique de la bourgeoisie, notamment en montrant que la pègre a fait siennes les valeurs bourgeoises. Mais elle est surtout pour lui l'occasion de montrer l'univers des mendiants. Elle le fait de façon complexe et détournée puisque les mendiants de la pièce sont de faux mendiants déguisés à la solde de Peachum, et qui interpellent les vrais. Pour Brecht, « chaque mendiant est le monstre d'un mendiant. Le spectateur doit s'effrayer de la responsabilité qu'il porte dans cette pauvreté, cette misère. » [2]

En dépit de sa nouveauté et de sa radicalité, l'œuvre de Weill et Brecht connaît un immense succès dès sa création. En France, l'œuvre est montée pour la première fois au Théâtre Montparnasse par Gaston Baty, en 1930 ; et en Italie, le public la découvre en 1956 au Piccolo Teatro de Milan, dans une mise en scène de Giorgio Strehler qui situe L'Opéra à New York en 1910. Strehler reprendra le spectacle en 1958, en 1960 au TNP de Vilar, en 1972, enfin en 1986 au Théâtre du Châtelet à Paris.

[1] Bernard Dort, « Fastes et mirages de L'Opéra de quat' sous au Piccolo Teatro », Théâtre en Europe n°12, Paris, Éditions Beba, 1986.

[2] « C'est en riant qu'on critique », retranscription de l'entretien entre Bertolt Brecht et Giorgio Strehler du 25 octobre 1955, Théâtre en Europe, op. cit.

Marion Chénetier-Alev

Transcription

Journaliste
Vous avez été voir cet Opéra de Quat’Sous , c’est un ouvrage je vous le rappelle de Kurt Weill et Bertolt Brecht. Qu’en avez-vous pensé ?
Intervenante
C’est d’autant plus intéressant que vous savez que Giorgio Strehler qui est le maître, qui a fait la mise en scène, c’est lui qui avait également fait la mise en scène en 56 quand, pour la première fois en Italie au Piccolo Teatro dont Strehler est le directeur, dont l’ Opéra de Quat’sous a été présenté pour la première fois en Italie en ce moment là.
Présentateur
En Italie !
Intervenante
Et Brecht était dans la salle, il a assisté aux dernières répétitions.
Présentateur
Et qu’a-t-il dit ?
Intervenante
Et à la suite de ça, il a dit qu’il souhaiterait que dès qu’un spectacle à lui est monté en Europe, que ce soit Strehler qui mette en scène. C’est quand même une référence non ?
Présentateur
Oui c’est une sacrée référence.
Intervenante
C’est quand même une sacrée référence. Alors, y a deux autres choses que je voudrais signaler. D’abord la distribution qui réunit quand même des gens qui sont pas des moindres, puisqu’il y a Denise Gence et Yves Robert dans les rôles des Peachum.
Présentateur
Ah bon ?
Intervenante
Il y a Milva, qui est vraiment, y a Michel Creton, y a Lucette Raillat, enfin, y a quand même une distribution.
Présentateur
Y a une distribution.
Intervenante
Assez époustouflante, et je trouve qu’y a une idée absolument géniale, qui est plus ou moins une innovation au Châtelet, c’est-à-dire qu’au dessus du cadre de scène, vous avez une sorte de déroulant lumineux, une sorte de journal lumineux, qui explique les scènes et le titre des chansons qu’on va entendre.
Présentateur
Ah bon ?
Intervenante
Et je trouve c’est une merveilleuse idée.
Présentateur
Parce que c’est chanté en allemand ?
Intervenante
Non, c’est chanté en français mais ça résume les choses, au cas où tout d’un coup, parce qu’il y a pas mal de, il y a aussi des étrangers dans la distribution, au cas où tout d’un coup on perdrait un petit peu le fil, alors il y a un rappel et le titre des chansons, grâce à ce journal lumineux. C’était une excellente idée.
Présentateur
Alors au théâtre du Châtelet, l’ Opéra de Quat’sous de Kurt Weill et Bertolt Brecht, un petit chef d’oeuvre.
Comédien 1
Hauts les mains !
(Bruit)
Comédien 1
Y a quelqu’un ?
Comédien 2
Personne.
Comédien 1
Personne ?
Comédien 2
Le mariage peut avoir lieu en toute tranquillité.
(Musique)
Comédien 3
Dans ce garage, mesdames et messieurs, sera célébré mon mariage avec mademoiselle Polly Peachum qui m’a suivi par amour pour partager ma vie future.
Comédien 4
Chère madame.
Comédienne 1
Ah !
Comédien 4
Tous mes vœux. A Central Park, un flic a passé l’arme à gauche.
Comédien 5
[Incompris] Bon à rien.
Comédien 6
Madame, tous mes voeux !
Comédien 5
Chère Madame,
Comédienne 1
Merci.
Comédien 7
Y a un petit vieux copain qui prend des coups, mais quand on est parti il respirait encore.
Comédien 8
Tous mes vœux [inaudible].
Comédien 7
On a fait ce qu’on a pu, mais y en a un qu’on n’a pas réussi à sauver. J’avais l’inten…
Comédien 8
Tous mes vœux. Les enfants sur le parvis de l’église on n’a pas pu les éviter.
(Musique)
Comédien 9
[inaudible] Carlo est trombe, du Sud, oh oh le beau. Qu’il neige, qu’il pleuve, ou pas.
Comédien 10
On rencontrait là bas.
Comédien 9
Des gars de toutes les races.
Comédien 10
Des blancs ou de noir, des faces.
Comédien 9 Comédien 10
On prenait leur chair pour en faire des biftecks tartares.
(Musique)
Comédien 11
C’est toujours la même chose.
Comédienne 2
Ah oui !
Comédien 11
Attaques, assassinats, vols, viols, prises d’otages. Quel ennui, la routine, dans quel monde vivons-nous ?
Comédienne 3
Le travail, c’est le travail.
(Musique)
Comédienne 4
En cette année là, il y a bien longtemps, nous nous aimions et moi j’avais 20 ans. Et quand l’argent manquait, il me donnait des coups et il hurlait, je vais mettre ta bague au clou. Une bague c’est très bien, mais on peut s’en passer, mais cette vie-là a bien duré six mois. Comme ce bordel où nous étions toi et moi.