L'Opéra de quat' sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill, mise en scène de Giorgio Strehler
Notice
En 1986, Giorgio Strehler présente L'Opéra de quat' sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill au Théâtre du Châtelet à Paris. Extraits du spectacle.
Éclairage
L'Opéra de quat' sous est créé à Berlin en 1928, pour célébrer le bicentenaire de la création du Beggar's Opera de Johann Christoph Pepusch et John Gay. Kurt Weill en a composé la musique, Brecht en a signé le livret. Il s'agit, selon Brecht, de son premier essai « de mise en pratique du théâtre épique » dans le domaine lyrique. De fait, Brecht transpose à l'opéra sa dramaturgie du montage et de la mise à distance par le commentaire, en inventant avec Weill le « Song-Oper », caractérisé par une alternance de scènes parlées et de chansons qui commentent l'action.
Lors de sa création, L'Opéra de quat' sous déconcerte le public, tant l'œuvre rompt avec les codes du théâtre comme de l'opéra : elle se présente comme un ensemble disparate sur le plan stylistique, mêlant comme toujours chez Brecht le lexique le plus cru à des sentences philosophiques, les envolées poétiques et les considérations socio-politiques. Sur le plan musical de même, elle associe musique savante et musiques populaires, en insérant entre chaque séquence dramatique des chansons qui empruntent à la fois aux ballades et complaintes, et aux airs de cabaret. C'est ainsi que la chanson d'ouverture de L'Opéra de quat' sous, « La complainte de Mackie-le-Surineur », est devenue un standard de jazz grâce à sa reprise par Louis Armstrong et Ella Fitzgerald, et que le philosophe Ernst Bloch a pu écrire que la musique de Weill tenait le milieu entre le bar et la cathédrale.
Surprenante, l'œuvre l'est aussi par les personnages et l'univers qu'elle met en scène. John Gay situait l'action de son Opéra des gueux dans l'Angleterre contemporaine de 1728. Brecht la transpose dans la Londres du XIXe siècle, au temps de la reine Victoria, pour fustiger la corruption de la République de Weimar à travers cette « représentation du paradis bourgeois et impérialiste » [1] que pouvait incarner la Londres victorienne aux yeux des Allemands à la fin des années vingt. Dans le quartier de Soho s'affrontent dans une guerre des gangs sans merci deux hommes dénués de tout scrupule : Jonathan Jeremiah Peachum, le roi des mendiants, et Macheath dit « Mackie-le-Surineur », un dangereux criminel qui tient à la fois du Villon de la Ballade des pendus et de Jack l'Éventreur. La rivalité entre les deux hommes atteint son apogée lorsque Polly, la fille de Peachum, tombe amoureuse de Macheath et l'épouse. Dès lors Peachum met tout en branle pour faire pendre Macheath. Mais celui-ci peut compter sur l'amitié sans faille de Brown, le chef de la police : ce dernier étant devenu héraut de la reine Victoria, il parvient à faire gracier et doter Macheath. L'opéra se clôt sur ce noir couplet : « Ne réprimez pas trop le crime. Bientôt / Il s'éteindra de lui-même, car il est condamné. / Pensez à la nuit et au froid de tombeau / Qui règnent dans cet univers de damnés. »
L'Opéra de quat' sous permet bien sûr à Brecht d'éclairer l'alliance entre la pègre et les classes dominantes et de poursuivre sa critique de la bourgeoisie, notamment en montrant que la pègre a fait siennes les valeurs bourgeoises. Mais elle est surtout pour lui l'occasion de montrer l'univers des mendiants. Elle le fait de façon complexe et détournée puisque les mendiants de la pièce sont de faux mendiants déguisés à la solde de Peachum, et qui interpellent les vrais. Pour Brecht, « chaque mendiant est le monstre d'un mendiant. Le spectateur doit s'effrayer de la responsabilité qu'il porte dans cette pauvreté, cette misère. » [2]
En dépit de sa nouveauté et de sa radicalité, l'œuvre de Weill et Brecht connaît un immense succès dès sa création. En France, l'œuvre est montée pour la première fois au Théâtre Montparnasse par Gaston Baty, en 1930 ; et en Italie, le public la découvre en 1956 au Piccolo Teatro de Milan, dans une mise en scène de Giorgio Strehler qui situe L'Opéra à New York en 1910. Strehler reprendra le spectacle en 1958, en 1960 au TNP de Vilar, en 1972, enfin en 1986 au Théâtre du Châtelet à Paris.
[1] Bernard Dort, « Fastes et mirages de L'Opéra de quat' sous au Piccolo Teatro », Théâtre en Europe n°12, Paris, Éditions Beba, 1986.
[2] « C'est en riant qu'on critique », retranscription de l'entretien entre Bertolt Brecht et Giorgio Strehler du 25 octobre 1955, Théâtre en Europe, op. cit.