Arianne Mnouchkine met en scène Richard II de Shakespeare au festival d'Avignon
Notice
José Artur interviewe Ariane Mnouchkine qui reprend en 1982 au Festival d'Avignon avec sa troupe du Théâtre du Soleil sa mise en scène de Richard II de William Shakespeare.
Éclairage
William Shakespeare (1564-1616) est considéré comme le plus grand auteur dramatique anglais du XVIe siècle (début du XVIIe). Il est la référence absolue lorsqu'on évoque le théâtre élisabéthain. Sa capacité à user de toutes les ressources de la poésie et de la scène, son aisance dans le mélange des genres et des registres de langues, sa liberté avec l'espace et le temps font de son œuvre éclectique « une source vive » [1] : des textes théâtraux d'une très grande richesse qui ne s'épuise pas, ne cessent de questionner le théâtre et d'attirer les metteurs en scène de toutes générations et d'univers artistiques très différents.
La tragédie de Richard II fut écrite vers 1595 par Shakespeare. Elle inaugure la tétralogie des pièces historiques avec Henry IV (1ère et 2ème parties, écrites entre 1596 et 1598) et Henry V (1599). Shakespeare y reprend les thèmes de la trahison, de l'usurpation du pouvoir et de sa subversion. Richard II doit juger équitablement une affaire délicate : Henry Bolingbroke, duc de Lancastre et cousin du roi, accuse Thomas Mowbray, duc de Norfolk, de haute trahison pour l'assassinat du duc de Gloucester alors que c'est le roi lui-même qui est à l'origine du meurtre. Condamnant les deux protagonistes à l'exil, dont Norfolk à perpétuité, Richard II s'empare de l'héritage de Bolingbroke, à la mort du père de ce dernier, Jean de Gand. Il pousse ainsi son propre cousin à se soulever contre lui.
Née en 1939, Ariane Mnouchkine se consacre au théâtre dès ses études de psychologie à la Sorbonne où elle monte l'Association théâtrale des étudiants de Paris en 1959. Dès 1964, elle fonde le Théâtre du Soleil avec, entre autres, Jean-Claude Penchenat et Philippe Léotard, Roberto Moscoso et Françoise Tournafond. Conçu sous la forme d'une coopérative ouvrière, le Théâtre du Soleil, qui s'installe à la Cartoucherie de Vincennes en 1970, va fonctionner sur le mode de la création collective (1789, 1792, L'Âge d'or) avant qu'Ariane Mnouchkine ne se tourne vers les grands textes théâtraux (Shakespeare, Molières, les auteurs grecs antiques entre autres), mais sans jamais perdre de vue le lien fondamental qu'elle tisse entre le théâtre et la politique, le monde. Le théâtre est une fête, mais une fête militante. Selon Ariane Mnouchkine, Richard II est une pièce sur le rituel. Rituel du pouvoir, rituel de la royauté. Tissant toujours un lien ténu entre théâtre et politique, les choix des textes et des axes de travail ne sont jamais anodins. « ... le passé historique peut subsister dans notre présent – notre histoire dans un autre continent. [...] Si les combats de fauves féodaux de l'Angleterre de la fin d'un Moyen Age sont déchiffrés pour nous, devant nous, à la lumière d'un autre Moyen Age, l'image est ravivée, mais elle n'est ni faussée ni trahie. » [2]
Si Patrice Chéreau met en voix le texte de Shakespeare dans la modernité des corps (voir ce document), Ariane Mnouchkine, avec sa troupe, a cherché une forme qui ancre radicalement la pièce dans un ailleurs temporel afin non pas d'amener le théâtre élisabéthain à la modernité mais de trouver l'équivalent scénique de la forme ancienne qu'est le théâtre élisabéthain. Il s'agit de trouver un langage scénique qui va permettre de dire un texte écrit pour un théâtre autre – occidental, mais d'un autre temps.
Elle va pour cela puiser des techniques corporelles et des costumes dans le théâtre oriental (dont le kabuki, forme japonaise, et le kathakali, forme indienne). Ce qui attire Ariane Mnouchkine dans les théâtres orientaux, c'est la théâtralité pleinement assumée de ses formes complexes et fixées il y a des centaines d'année. Les théâtres orientaux sont radicalement éloignés de tout désir de réalisme.
L'extrait des répétitions qui nous est montré est parlant à plus d'un titre. Tout d'abord la tenue des corps est tout à fait "extraquotidienne" : les jambes écartées, le bassin en avant, le centre de gravité baissé. Le torse semble flotter sur des jambes toujours souples, toujours en mouvement. Cette posture n'est ni naturelle ni réaliste mais émane d'une codification rigoureuse du corps. A ce corps autre, semblé venu d'ailleurs, s'ajoute une déclamation très appuyée du texte, due non seulement aux impératifs de la Cour d'honneur du Palais des Papes d'Avignon (le texte doit être très projeté pour être entendu dans cet espace immense) mais aussi au fait qu'un corps si codifié, "théâtralisé" perdrait toute sa force avec une voix qui tendrait au naturel. Le rejet du réalisme est total et explicite. De même, la frontalité des acteurs est révélatrice du désir de non vraisemblance : tous alignés face au public, ils abolissent le « quatrième mur » du réalisme qui voudrait que l'on fasse "comme si le public n'était pas là". Or Ariane Mnouchkine veut au contraire qu'il soit partie prenante dans le spectacle, au moins qu'il reçoive explicitement la parole et le geste du comédien face à lui.
[1] Louis Lecoq / Catherine Treilhou-Balaudé, « Shakespeare », in Dictionnaire encyclopédique du théâtre, dirigé par Michel Corvin, Paris, Larousse, coll. « In extenso », 2000.
[2] Claude Roy, Le Théâtre du Soleil : Shakespeare 1, Double Page n°21, snep, 1982.