Danse en aveugle
Notice
En juin 2004, à l'Opéra de Lille, Saburo Teshigawara chorégraphie un groupe de 18 adolescents non-voyants. Une expérience exceptionnelle, tant les rencontres entre danse et handicap sont rarissimes.
Éclairage
Tout au long du XXe siècle, l'art danse a considérablement élargi sa palette esthétique. Ce faisant, la danse a aussi développé tout un savoir corporel, dont on peut regretter qu'il reste cantonné à la seule production artistique, et qu'il n'ait pas davantage irrigué le champ social. Certes, la « danse thérapie », apparue au cours des années 1940, n'est plus tout à fait inconnue. Aux Etats-Unis, pays qui reste (pour le meilleur et le pire) pionnier en matière de méthodes somatiques, l'American Dance Therapy Association a vu le jour en 1966 ; elle regroupe aujourd'hui des praticiens répartis dans une quarantaine de pays. La coupure reste toutefois patente entre thérapeutes, qui visent la guérison des patients, et chorégraphes ou danseurs, qui ne veulent pas réduire leur art à une quelconque utilité fonctionnelle.
On peut, pour autant, envisager la façon dont une pratique de danse peut participer, au-delà d'une dimension esthétique, à une approche globale de soin du corps. En France, la chorégraphe Julie Nioche, directrice artistique de l'Association d'Individus en Mouvement, mène en parallèle à ses propres créations des actions dans différents espaces médicaux et sociaux. Elle cherche ainsi « une autre façon de considérer l'espace sensible dans notre quotidien ». Aux Etats-Unis, certaines artistes issues de la post-modern'dance (Anna Halprin, Simone Forti, Deborah Hay, etc.) ont également développé des pratiques non spectaculaires, participatives, largement ouvertes à des publics amateurs.
Que peut la danse lorsqu'elle est confrontée à des situations de handicap ? La dimension créative serait-elle inaccessible à des personnes que la langue espagnole qualifie de « diminuées » (pour handicapées) ? Dans les années 1980, la chorégraphe Kitsou Dubois a accompagné un groupe d'adultes psychotiques : un film d'Anna Kendall, Traces de Pas (1985), rend compte de cette expérience passionnante, qui demeure hélas fort isolée. L'image de la danse est-elle à ce point associée au cliché d'un corps jeune et bien portant qu'elle exclut d'autres normes corporelles ? Exception à la règle : en Grande-Bretagne, la compagnie Candoco, fondée en 1991, vise à créer un environnement professionnel dans lequel danseurs handicapés et valides puissent travailler ensemble.
Parmi les handicaps, on n'imagine pas spontanément que la cécité puisse être aisément compatible avec une pratique de danse. Erreur ! En 1993, Wim Vandekeybus avait inclus dans la distribution de Her Body doesn't fit her Soul plusieurs comédiens-danseurs aveugles : la cécité devenait une métaphore de la corde raide entre la sécurité et la fragilité sur laquelle chemine la danse très physique du chorégraphe flamand. En 2003, un autre chorégraphe flamand, Alexander Baervoets, avait créé une pièce intitulée Blind, interprétée par trois danseurs (voyants) dont les yeux étaient bandés. Il s'agissait, disait le chorégraphe, de « danser en aveugle pour mieux voir ». La privation d'un sens peut en effet développer d'autres mécanismes de perception. Dans les exercices de « contact improvisation » (une technique de danse liée à l'improvisation, au toucher et au transfert de poids), les danseurs évoluent parfois les yeux fermés. Le renversement de la vue est également fréquent dans le Butô (notamment chez Carlotta Ikeda) avec la pratique des yeux révulsés. Il faut dire qu'au Japon existait une tradition ancestrale, celle des miko-mai : des femmes aveugles de naissance, censées pour cette raison communiquer directement avec les dieux, qui accédaient à un statut quasi chamanique. Rien d'étonnant, alors, que ce soit un chorégraphe japonais contemporain, Saburo Teshigawara, qui ait chorégraphié à l'Opéra de Lille, en juin 2004 un groupe de 18 adolescents non-voyants. Commande de Lille 2004 - Capitale Européene de la Culture, Prelude for Dawn a été créé lors d'ateliers menés pendant un an par Teshigawara avec de jeunes aveugles de l'École Régionale pour déficients visuels de Loos et de l'Institut pour jeunes aveugles de Lille. Une expérience inédite, dont on s'étonne encore qu'elle ait franchi les portes du journal télévisé de 20 h...