Juan Goytisolo et l'Espagne de Franco

25 juillet 1962
06m 43s
Réf. 00019

Notice

Résumé :

Entretien avec l'écrivain espagnol antifranquiste Juan Goytisolo à propos de son livre Pour vivre ici  où, sous la forme d'un récit de voyage, il décrit la société de son pays, société cloisonnée et fermée, maintenue parfois dans le sous-développement par son régime autoritaire.

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Date de diffusion :
25 juillet 1962
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Éclairage

Juan Goytisolo (1931), frère du poète José Agustín Goytisolo (1928-1999) et du romancier Luis Goytisolo (1935) a longtemps représenté le modèle de l'intellectuel espagnol antifranquiste.

Né à Barcelone mais se considérant comme un écrivain apatride, il choisit l'exil à partir de 1956. A Paris d'abord, où il est conseiller littéraire aux éditions Gallimard, aux Etats-Unis puis à Marrakech où il s'installe définitivement en 1996.

Son oeuvre, d'abord influencée par le réalisme social, est largement censurée par le régime franquiste à partir de 1963. Fortement marquée par sa condition d'exilé et le dialogue universel des cultures, elle construit à partir d'une forte composante autobiographique un métissage culturel intégrant des influences musulmanes d'origine mudéjar, le soufisme ou les poètes mystiques espagnols, pour interroger les concepts d'identité espagnole et occidentale, notamment dans le roman Signes d'identité (1966). Critique et essayiste infatigable, Goytisolo continue de collaborer régulièrement avec le quotidien espagnol El País.

Aurélia Caton

Transcription

Pierre Dumayet
... de l'écrivain espagnol Juan Goytisolo, voici Pour vivre ici chez Gallimard. Pour vivre ici, c'est une suite de récits qui constituent une découverte de l'Espagne par un Espagnol. Une découverte de l'Espagne par un Espagnol, ça paraît être un jeu et pourtant ça n'en est pas un, absolument pas. C'est le récit d'une expérience véritable qui a été un peu la vôtre, n'est-ce pas ?
Juan Goytisolo
Tout à fait.
Pierre Dumayet
Vous avez eu à découvrir l'Espagne.
Juan Goytisolo
Complètement. C'est-à-dire en Espagne, on vit cloisonné. Dans le milieu qui est le mien c'est-à-dire le milieu bourgeois, on ignore tous les autres. Alors la découverte du reste, c'est une vraie découverte, ce n'est pas une découverte littéraire.
Pierre Dumayet
Lorsque vous aviez 20 ans, vous ne saviez rien de l'Espagne ?
Juan Goytisolo
Absolument pas, c'est-à-dire que je connaissais que mon milieu. J'ignorais le reste absolument.
Pierre Dumayet
Vous ne lisiez pas les journaux ?
Juan Goytisolo
On n'apprend rien en lisant les journaux sur l'Espagne, du moins les journaux qui paraissent en Espagne.
Pierre Dumayet
Vous ne saviez pas ce qu'était une grève ?
Juan Goytisolo
Pas du tout. Je dois dire que quand j'avais eu 20 ans, j'ai eu l'occasion de voir une et j'étais absolument surpris. Je ne savais même pas qu'est-ce que ça voulait dire.
Pierre Dumayet
Comment ? « J'en ai vu une », ça voulait dire quoi ?
Juan Goytisolo
J'ai vu une grève à Barcelone de tramway, des gens qui montaient pas, alors je comprenais pas qu'on pouvait faire une grève. Je comprenais pas les raisons que pouvaient avoir les gens de faire une grève. C'était, pour moi, tout à fait mystérieux.
Pierre Dumayet
Vous ne pensiez pas que le tramway pouvait ne pas marcher pour des raisons autres que mécaniques ?
Juan Goytisolo
Oui.
Pierre Dumayet
C'est pendant votre service militaire que vous avez commencé à découvrir l'Espagne ?
Juan Goytisolo
Oui, c'était la première fois où j'ai eu l'occasion de connaître des gens de milieux tout à fait différents au mien. Ça m'a donné un intérêt pour leur vie, leurs problèmes, des choses que je n'avais pas eu l'occasion de connaître avant.
Pierre Dumayet
Mais c'est parce que vous aviez envie de faire cette découverte que vous l'avez faite.
Juan Goytisolo
Oui, parce que je dois dire qu'en Espagne, les étudiants, c'est-à-dire les fils des bourgeois, nous rentrons dans l'armée pour commander c'est-à-dire que nous sommes jamais au même niveau que les autres. Donc j'étais aussi, moi, sous-officier quand même j'ai eu un intérêt de me mélanger avec des soldats. Les gens qui étaient avec moi, c'était à peu près 60 % analphabètes. Ils venaient de régions du sud de l'Espagne que j'ai jamais voyagé. Je ne les connaissais pas.
Pierre Dumayet
Vous dites étudiants, fils de bourgeois comme s'il n'y avait que des étudiants, que des fils de bourgeois parmi les étudiants. C'est vrai ?
Juan Goytisolo
Oui, 99 %, c'est des fils de bourgeois.
Pierre Dumayet
Est-ce que vous pouvez énumérer les découvertes que l'on fait successivement dans ce livre en même temps que vous ?
Juan Goytisolo
C'est-à-dire dans les 8 récits, j'ai découvert... je montre certaines découvertes. Par exemple, le premier récit, c'est pendant un congrès eucharistique qu'il y a à Barcelone au moment où il venait des pèlerins de tous les pays du monde, on a vidé les prostituées de la ville.
Pierre Dumayet
On a évacué les prostituées ?
Juan Goytisolo
On a évacué, oui. Alors je suis allé dans un petit village où ces femmes-là, c'était, pour moi, une espèce d'envers du décor que racontaient les journaux. Après, je montre dans les autres récits la découverte de bidonvilles, la vie des gens du port, des travailleurs de Barcelone et aussi, surtout, la découverte du Sud, c'est-à-dire du sud de l'Espagne qui vit dans des conditions qui n'ont rien à voir avec les conditions du nord de l'Espagne. Le Sud, c'est une région complètement sous-développée.
Pierre Dumayet
Mais l'Andalousie, lorsque vous étiez jeune, vous ne saviez pas qu'elle était ce qu'elle est ?
Juan Goytisolo
Pas du tout, pas du tout.
Pierre Dumayet
Est-ce que votre livre a été édité en Espagne ?
Juan Goytisolo
Non, c'est interdit en Espagne, et j'ai dû le publier en Amérique du sud comme d'autres livres que j'ai publiés.
Pierre Dumayet
Et on trouvera en Espagne... on trouve en Espagne l'édition argentine de votre livre ?
Juan Goytisolo
Oui, je pense qu'on trouve dans les librairies les plus intéressantes, on le trouve pas affiché mais on le trouve.
Pierre Dumayet
Sous le manteau ?
Juan Goytisolo
Oui, je pense, oui.
Pierre Dumayet
Tous vos livres sont interdits ?
Juan Goytisolo
Non, non. J'ai des livres publiés en Espagne. Il y a des livres qui n'ont pas été coupés par la censure, d'autres qui ont été coupés.
Pierre Dumayet
Vous avez pensé à la censure en écrivant ce livre ?
Juan Goytisolo
C'est-à-dire d'abord, j'avais la tentation de penser mais j'ai pas voulu. Je pense que nous, les écrivains, nous devons faire notre travail d'écrivain et laisser aux censeurs faire leur travail de censeur. Je ne veux pas du tout faire l'autocensure.
Pierre Dumayet
Vous pensez qu'actuellement, la censure est un mal très profond en Espagne ?
Juan Goytisolo
Oui c'est-à-dire c'est un mal très profond parce que toutes les conditions des mensonges qui créent autour d'elle c'est-à-dire cette espèce de mensonge de la presse, des journaux, ça passe même dans la vie privée c'est-à-dire que comme tout est mensonge autour des gens, ils ne peuvent pas voir de vérité même dans la vie privée des gens.
Pierre Dumayet
Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
Juan Goytisolo
Je pense les rapports des gens ne sont pas sincères. Tenez, je vais vous donner un exemple. J'ai lu beaucoup de manuscrits d'auteurs espagnols qu'on m'envoie.
Pierre Dumayet
Qui habitent en Espagne ?
Juan Goytisolo
Qui habitent en Espagne, auteurs espagnols, surtout beaucoup de manuscrits de femmes. En Espagne, les femmes écrivent beaucoup. Or on peut penser qu'en Espagne, où il n'y a pas de divorce, c'est parfait, la situation, que ce n'est pas amoral, comme on dit que c'est en France. Mais d'après les manuscrits que j'ai lus, c'est une espèce de bourbier épouvantable, le mariage espagnol, et on a l'impression que la plupart des couples ont besoin d'espérer une séparation, d'après ce qu'on lit.
Pierre Dumayet
Vous vivez complètement en France ?
Juan Goytisolo
Non pas du tout. Je partage à peu près la moitié de l'année en France, l'autre moitié en Espagne.
Pierre Dumayet
Et vous rentrez quand vous voulez, là-bas ?
Juan Goytisolo
Oui, je rentre et je sors librement.
Pierre Dumayet
Quelle vous paraît être, à l'heure actuelle, la mission des écrivains espagnols ?
Juan Goytisolo
C'est-à-dire, étant donné qu'il n'y a pas une presse qui informe librement, qui informe le lecteur, le public espagnol, nous répondons à ce besoin d'informations du public pour... faisant un tableau le plus juste et le plus vrai possible de la société espagnole. C'est-à-dire que le roman fait en Espagne est le service que fait la presse en France, jusqu'à tel point que je pense que si un jour, on doit essayer de faire une histoire de la société espagnole ces années, on devra lire le roman plutôt que de lire les journaux qui ont été publiés.
Pierre Dumayet
Les écrivains espagnols disent la vérité ?
Juan Goytisolo
Oui, nous essayons de dire la vérité et nous essayons de montrer ce que nous voyons.
Pierre Dumayet
Il n'y a pas d'évasion, pas de littérature d'évasion actuellement ?
Juan Goytisolo
Non, c'est-à-dire c'est tellement irréel, l'atmosphère qui nous entoure dans les rapports sociaux que pour nous, la réalité, ça veut dire, c'est l'évasion.
Pierre Dumayet
Je vous remercie.
(Musique)