Ernst Jünger

13 novembre 1981
02m 29s
Réf. 00113

Notice

Résumé :

Ernst Jünger, 86 ans, répond aux questions de Bernard Pivot à propos de son Journal Parisien tenu sous l'Occupation, alors qu'il était en poste à Paris. Bernard Pivot l'interroge sur le fait d'être et de paraître un esthète tout en portant l'uniforme de capitaine allemand, alors qu'autour de lui régnaient la désolation et la délation.

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Date de diffusion :
13 novembre 1981
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Éclairage

Le parcours politique et l'indépendance d'esprit d'Ernst Jünger (1895-1998) en on fait un des écrivains allemands les plus contestés mais aussi les plus admirés du XXe siècle. Patriote, il est volontaire en 1914 et reçoit l'Ordre pour le mérite, la plus haute distinction militaire allemande, à la fin d'une guerre dont il raconte l'horreur et la fascination dès 1922 dans Orages d'acier.

Farouchement nationaliste, il rejette pourtant les tentatives d'approche du parti nazi, qu'il dénonce en 1939 dans Sous les falaise de marbre, une allégorie sur le pouvoir, la culture et la barbarie qui lui vaut les foudres de la Gestapo. Affecté à l'Etat-major parisien de la Wehrmacht, il tient un journal de guerre qui rend compte de son horreur du nazisme et de son dégoût progressif du militarisme. Pourtant, après la capitulation, il refuse de participer à la dénazification.

Toujours proche de l'anarchisme, il se retire alors dans un village de Souabe, où il continue sa réflexion sur le pouvoir, l'Etat, l'individualisme et la dignité de l'homme. Converti au catholicisme en 1996, celui qui avait écrit que "la perte du respect de soi-même est le commencement de tout malheur parmi les hommes", s'éteint en 1998, à l'age de 103 ans.

Aurélia Caton

Transcription

Bernard Pivot
Monsieur Jünger, vous racontez dans votre Journal parisien, tenu sous l'Occupation, que vous avez commencé à lire la Bible en septembre 41 et que vous l'avez lue d'un bout à l'autre et vous avez achevé cette lecture en mai 44.
Ernst Jünger
Oui.
Bernard Pivot
Pourquoi avez-vous lu la Bible à Paris à cette époque ?
Ernst Jünger
Vous savez, quand les conditions deviennent plus dangereuses, on cherche du secours et les choses de la politique, même de la littérature ne peuvent pas vous secourir dans la même mesure que la lecture de la Bible ou aussi du Coran, des choses religieuses.
Bernard Pivot
Alors, on voit très bien que vous êtes un esthète. Vous racontez que vous lisez beaucoup. J'ai une énumération. Vous lisez des livres de Gide, d'Anatole France, de Giono, le Huysmans, de Goncourt, de Dumas, de Montherlant, de Léon Bloy, beaucoup de Léon Bloy, évidemment en langue française. Vous faites collection d'autographes, vous achetez les éditions originales, vous allez sur la tombe des écrivains français qui sont enterrés à Paris, etc. Vous êtes un esthète. Mais comment peut-on être un esthète alors qu'on a, sur le dos un uniforme, et puis qu'autour de vous, c'est la peur, c'est la violence, c'est la délation ?
Ernst Jünger
Le mot « esthète » ne suffit peut-être pas complètement. En allemand, on dit... En Allemagne, on peut dire « musische Mensch » ça veut dire « un poète ». Alors ces deux choses sont à réunir.
Bernard Pivot
Vous dites ceci dans votre journal : « Plus sacrée encore que la vie de l'homme doit nous être sa dignité ». Mais à cette époque-là, il n'y avait plus rien de sacré, ni la vie ni la dignité. Comment...
Ernst Jünger
Oh, quant à la dignité, vous pouvez toujours essayer de la garder. C'était naturellement dans les temps du baroque pendant les guerres de Louis XIV ou même avant. C'était plus léger qu'aujourd'hui...
Bernard Pivot
C'est une guerre effroyable.
Ernst Jünger
Oui. Quand la haine s'accroît tellement, mais il faut toujours combattre aussi, contre ce sentiment de la haine.
Bernard Pivot
Mais vous arriviez à lutter contre ce sentiment de haine ? A conserver votre dignité ?
Ernst Jünger
Je crois que j'ai même réussi.
Bernard Pivot
Réussi.