Bernard Pivot
Et puis Julia Kristeva.
Vous aussi, vous êtes née en Bulgarie et vous travaillez en France depuis 1966.
Vous êtes psychanalyste.
Vous avez été - je ne sais pas si vous êtes toujours - professeur de linguistique à l'université de Paris VII.
Vous êtes auteur de livres, aussi, sur le langage, sur la littérature, sur les comportements,
et votre dernier livre aux éditions Fayard, Etrangers à nous-mêmes.
Alors, nous allons parler des livres tout à l'heure,
mais je voudrais vous demander, à tous les trois puisque vous êtes nés à l'étranger, rapidement, votre itinéraire.
Alors je commence par vous, Julia Kristeva.
Donc vous êtes née en Bulgarie, vous êtes arrivée en France, vous aviez à peu près 25 ans.
Alors, question : pourquoi avez-vous quitté la Bulgarie ?
Pourquoi avez-vous choisi la France ?
Julia Kristeva
Et bien, je dis souvent, en répondant à cette question, que je suis en France à cause du général de Gaulle
parce qu'il avait une idée grandiose, comme beaucoup de ses idées,
qui consistait à voir déjà l'Europe de l'Atlantique à l'Oural,
et dans cette perspective, il donnait des bourses aux jeunes Bulgares
qui, hélas, étaient rarement utilisées par les autorités
parce qu'elles les donnaient à des vieux Bulgares qui ne parlaient pas le français.
Il se trouve qu'à la veille de Noël 65,
le directeur de l'Institut de Littérature où je travaillais déjà pour faire une thèse était parti à Moscou,
et mon directeur de recherches a décidé de m'envoyer à l'ambassade de France
pour voir si je passais l'examen, ce qui a eu lieu
et je suis arrivée en France avec 5 dollars dans ma poche
et une bourse qui devait commencer simplement un mois plus tard,
pour suivre, donc, des études et continuer la préparation de ma thèse.
Bernard Pivot
Et pourquoi avez-vous décidé de rester en France ?
Julia Kristeva
Et bien j'avais été élevée dans une famille très francophile.
Je me faisais une très haute idée de la France.
Bernard Pivot
Vous parliez français.
Julia Kristeva
Je parlais le français,
et surtout, j'ai trouvé, en France, une atmosphère de bouillonnement intellectuel,
quelque chose d'exceptionnel que je n'ai jamais trouvé, évidemment, dans mon pays,
mais je crois c'était assez rare dans le monde occidental aussi.
C'était quelques années avant 68,
c'était une atmosphère tout à fait excitante et stimulante pour moi.
Et sans avoir décidé auparavant vraiment de rester en France,
je crois que cette admiration pour la culture française
et les possibilités qui m'étaient offertes m'ont décidée, finalement.
Bernard Pivot
Autrement dit, si vous aviez ressenti un choc culturel,
ça a été un choc bénéfique pour vous, en arrivant à Paris ?
Julia Kristeva
Il y avait beaucoup de choses.
Etant donné cette idée quand même assez haute que je me faisais de la France.
J'avais quand même pas mal d'étonnement et aussi quelques déceptions dont on va parler peut-être tout à l'heure.
Mais c'est le positif qui l'a emporté.
Donc j'ai décidé de vivre en France
et de choisir la nationalité française par une certaine admiration intellectuelle pour la France.
Bernard Pivot
J'ai vu qu'à la faveur du voyage récent du président de la République en Bulgarie, vous l'avez accompagné.
Vous êtes donc retournée dans votre pays.
Et est-ce que vous avez eu un choc en retour ?
Julia Kristeva
Oui, oui, surtout à l'occasion de la rencontre que le président Mitterrand a eue avec les étudiants de l'université de Sofia.
Donc je faisais partie de ces étudiants de l'université
et j'ai trouvé, actuellement, une atmosphère très très différente.
Tout le monde sait que la perestroïka en Bulgarie est un peu lente
mais les étudiants sont dans un état d'esprit d'ouverture, d'ironie, de contestation par rapport au gouvernement
qui était vraiment surprenant.
Et c'était vraiment le choc positif, là aussi.
Bernard Pivot
Au fond, vous vous êtes dit : « A cet âge-là,
si j'avais connu ça quand j'étais étudiante à Sofia, c'est ça que j'aurais voulu connaître » ?
Julia Kristeva
Absolument.
Et puis, j'étais assez fière, quand même, d'avoir été considérée comme une intellectuelle française
qui pouvait venir dans son pays d'origine comme messagère de quelque chose qui venait de la France,
sur quoi les gens, là-bas, comptaient beaucoup et comptent toujours,
une sorte de reconnaissance de leur élan national et de leur désir de s'intégrer à l'Europe.
Bernard Pivot
Et vous avez toujours de la famille en Bulgarie ?
Julia Kristeva
J'ai de la famille en Bulgarie, oui.