Cioran par Jean-Paul Enthoven

13 février 1987
06m 40s
Réf. 00137

Notice

Résumé :

L'éditeur Jean-Paul Enthoven dresse le portrait du philosophe roumain Cioran.

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Date de diffusion :
13 février 1987
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Thèmes :

Éclairage

Emil Michel Cioran est né en 1911 en Autriche-Hongrie (aujourd'hui Roumanie) et est mort en 1995 à Paris. Très jeune, adolescent insomniaque et tourmenté, il s'initie à la pensée de Nietzsche, Kierkegaard, Dostoïevski et Schopenhauer. Il obtient en 1932 sa licence de philosophie à l'université de Bucarest ; il consacre sa thèse à Henri Bergson. En 1934 il publie son premier essai - au titre évocateur - Sur les cimes du désespoir. Cioran s'installe à Paris en 1939. Ecrivain reconnu dans son pays, sa renommée grandit en France à partir de 1949, quand paraît son premier ouvrage écrit en français, Précis de décomposition.

Adepte des aphorismes et de la provocation, ascète et humoriste, homme gai écrivant des livres sombres, Cioran cherche à détruire toute idéologie et tout système de pensée philosophique. Il refuse les honneurs et les prix qu'on lui propose. Il vit pauvrement dans le quartier latin, entouré de ses amis, Ionesco, Mircea Eliade, Samuel Beckett, Gabriel Matzneff, et refuse les interviews où il envoie ses amis présenter ses oeuvres - comme ici l'éditeur Jean-Paul Enthoven. Il continue de rédiger en français une oeuvre marquée par le pessimisme et davantage encore par le scepticisme : De l'inconvénient d'être né (1973), Aveux et anathèmes (1987).

Aurélia Caton

Transcription

Bernard Pivot
Alors, Cioran. Jean-Paul Enthoven, je crois que c'est votre première apparition à la télévision et je vous ai demandé de nous parler de Cioran que vous aimez beaucoup, que vous appréciez depuis longtemps.
Jean-Paul Enthoven
Oui, absolument.
Bernard Pivot
Vous êtes d'une société secrète, d'ailleurs, des gens qui aimaient un peu Cioran, depuis longtemps.
Jean-Paul Enthoven
Quelques personnes qui gravitent un petit peu autour de lui bien qu'il soit plutôt discret et qu'il ne rencontre pas tellement...
Bernard Pivot
Et qu'il ne veuille pas passer à la télévision.
Jean-Paul Enthoven
Absolument. Il est d'une autre planète. Il n'a aucun refus, d'ailleurs, il ne méprise pas du tout la télévision, il la regarde à l'occasion, mais c'est pas son affaire, c'est absolument pas son affaire.
Bernard Pivot
Alors, son affaire, c'est d'écrire. Alors voilà deux livres. Alors rappelons d'abord que c'est un roumain.
Jean-Paul Enthoven
Oui. Cioran est né en 1911 dans le petit village des Carpates. Son père était prêtre orthodoxe. C'est une chose assez importante pour lui, d'ailleurs. Et il est arrivé en France vers 1935-36. Et là, il a eu une sorte de véritable... Il était à Dieppe et il traduisait Mallarmé. Et puis, tout d'un coup, il s'est rendu compte qu'il devait écrire en français. D'ailleurs, il dit souvent que c'est le seul type d'expérience religieuse, de conversion religieuse qu'il n'ait jamais eue. C'est une espèce de désir de français. Il aurait pu aussi bien partir vers l'allemand ou vers l'anglais.
Bernard Pivot
Il a une maîtrise, d'abord, parfaite du français.
Jean-Paul Enthoven
Oui. Alors ça, c'est assez singulier : il a choisi d'écrire en français mais pas dans n'importe quel français. Il a choisi d'atterrir, si vous voulez, sur le français du XVIIIe siècle, donc un français extrêmement tenu, la langue de Diderot. Il a choisi ça très précisément parce qu'il sentait probablement qu'il avait une sorte de nature balkanique un peu tumultueuse faite de convulsions, d'excès, de déceptions et il fallait quelque chose qui le tienne. Et il n'a rien trouvé de mieux que le français du XVIIIe siècle, et franchement, je crois qu'il n'a pas tort parce que...
Philippe Sollers
Il y a une phrase sur le français magnifique de Cioran, où il dit que c'est l'idiome, je crois. J'espère le citer exactement : « L'idiome idéal pour exprimer délicatement des sentiments équivoques ».
Jean-Paul Enthoven
Oui, et puis il dit aussi que « Ca a des effets de freinage » par rapport à sa nature.
Bernard Pivot
Bon, alors, il a publié un certain nombre de titres.
Jean-Paul Enthoven
Donc le livre, le premier dont vous parlez Des larmes et des saints , c'est un livre qu'il a publié? à 23, 24 ans. Un livre, donc, écrit en roumain et Cioran est donc tout jeune. Enfin, il est ivre de lecture. Il lit Chamfort, Schopenhauer, Kierkegaard, et déjà, il s'intéresse à ce qui va l'intéresser toute sa vie parce qu'il a toujours écrit le même livre, Cioran. C'est quand même une donnée tout à fait essentielle. Et alors, il s'intéresse aux choses qui vont le retenir par la suite. Il s'intéresse aux saints et à la sainteté qui lui semble une des seules variantes vraiment acceptables de la condition humaine avec le désespoir absolu, d'ailleurs, on le verra tout à l'heure. Et il s'intéresse aux insomnies, beaucoup. Il s'intéresse...
Bernard Pivot
A Dieu.
Jean-Paul Enthoven
Comment ?
Bernard Pivot
A Dieu.
Jean-Paul Enthoven
Plus exactement, il s'intéresse aux religions qui pourraient permettre aux hommes de faire l'économie de Dieu.
Philippe Sollers
C'est un théologien négatif, en somme ?
Jean-Paul Enthoven
Oui, voilà, c'est ça. Il s'achemine très lentement en partant de la Roumanie vers une espèce de bouddhisme assez singulier et dans lequel il séjourne maintenant.
Bernard Pivot
Le néant est déjà beaucoup là. Des larmes et des saints paraît en Roumanie en 1937?
Jean-Paul Enthoven
L'année de son arrivée en France.
Bernard Pivot
L'année de son arrivée en France. Alors moi, je connais tous ces renseignements grâce à la traductrice.
Jean-Paul Enthoven
Sanda Stolojan...
Bernard Pivot
Sanda Stolojan... Mais par exemple, il y a ceci : « Parviendrai-je, un jour, à ne plus citer que Dieu ? Les hommes et les saints même n'ont pas de nom. Dieu seul en porte un mais que savons-nous de lui sinon qu'il est un désespoir qui commence là où finissent tous les autres ? ». Déjà, il y a tous ces thèmes, déjà.
Jean-Paul Enthoven
Oui, ça commençait à l'intéresser mais pourtant, je pense que Cioran, pour autant que je puisse parler à sa place... D'ailleurs, il faudrait dire pourquoi il n'est pas là.
Bernard Pivot
Mais non, il ne veut pas, il ne veut pas.
Jean-Paul Enthoven
Cioran n'est pas du tout un esprit religieux. C'est pas du tout une question qui le préoccupe vraiment. Il se décrit lui-même comme une sorte de fanatique sans credo. Ce qu'il aime dans la religion, c'est la proximité qu'elle offre avec des états limites comme l'extase. C'est pour ça qu'il s'intéresse beaucoup au mystique, par exemple, ou bien quand elle provoque de grandes damnations, des gens qui vont, tout d'un coup, très très loin de Dieu et qui se jettent dans des convulsions violentes. Mais ce n'est pas un esprit religieux. Au contraire, il voit toujours là le début d'une catastrophe, n'est-ce pas ? Et ça, c'est une chose qu'il essaie de conjurer.
Bernard Pivot
Gabriel Matzneff a publié un portrait que j'ai trouvé très intéressant de Cioran dans le Figaro Magazine il y a, je ne sais pas, un ou deux numéros. Et il dit ceci. Je vous demande votre avis là-dessus. Il faut souffrir d'une extrême absence de sensibilité métaphysique pour ne pas comprendre que le furieux combat contre Dieu que mène Cioran n'a rien, mais alors rien du tout à voir avec l'agnosticisme, l'indifférence qui, en Europe occidentale, est celui de beaucoup de nos contemporains. « Dieu, je n'y pense jamais » disait récemment une jeune femme. Cioran, lui, c'est le contraire. Il y pense toujours. « Au fond, il n'y a que lui et moi » murmure-t-il dans Des larmes et des saints.
Jean-Paul Enthoven
Oui. Ça, c'est le point de vue de Matzneff, d'abord, et c'est peut-être le point de vue du jeune Cioran. Je ne pense que Cioran, aujourd'hui, se situe dans cette perspective.
Bernard Pivot
Alors le Cioran d'aujourd'hui, qui vient d'écrire Aveux et anathèmes?
Jean-Paul Enthoven
Alors le Cioran d'aujourd'hui, c'est quelqu'un qui, au fond, reprend donc ces thèmes-là qu'il a développés ensuite dans des livres qui ont des titres merveilleux et qu'il faut citer. De l'inconvénient d'être né, La chute dans le temps?
Philippe Sollers
Précis de décomposition?
Jean-Paul Enthoven
Qui est son premier livre paru en français.
Philippe Sollers
Qui dit bien ce que ça veut dire.
Jean-Paul Enthoven
C'est-à-dire ?
Philippe Sollers
C'est-à-dire, je crois, que l'aphorisme qui va être sa forme principale d'écriture, « L'aphorisme, dit-il, est l'expression d'un moi désagrégé ». Qu'est-ce que c'est, Cioran ? C'est un moi désagrégé qui prophétise quelque chose comme un néant radical. En quoi il a des prédécesseurs tout de même parce qu'il y a des gens dans la Bible qui sont restés là, fidèles au poste, dans la veille et la radicalité. Job, par exemple, sur son fumier, ou Jérémie dans ses lamentations. Cioran me fait beaucoup penser à ces prophètes.
Jean-Paul Enthoven
Job sur son fumier, c'est une des grandes figures de Cioran. Ça l'intéresse beaucoup d'être sur son fumier. Non mais ce qu'il faut bien voir avec Cioran, c'est qu'il essaie, dans tous ses livres, d'expliquer une seule et même chose. C'est que la seule façon d'aborder l'existence sans y être malheureux, c'est de s'attendre au pire. C'est ça qu'il a voulu dire depuis le début.
Bernard Pivot
Tout est pour le pire dans le pire des mondes ?
Jean-Paul Enthoven
La seule façon de ne pas être déçu, c'est de s'installer dans la déception absolue.