Heiner Müller à propos de la fonction du théâtre

31 juillet 1989
09m 27s
Réf. 00164

Notice

Résumé :

Dans le cadre du festival d'Avignon, interview de l'auteur de théâtre allemand Heiner Müller, qui s'explique longuement sur sa conception du théâtre, de l'écriture et du rôle de l'artiste.

Type de média :
Date de diffusion :
31 juillet 1989
Source :
France 3 (Collection: Avignon )
Personnalité(s) :
Thèmes :

Éclairage

Heiner Müller est né à Eppendorf en 1929, et décédé à Berlin en 1995. Dramaturge, metteur en scène et poète, il est une figure emblématique de la scène théâtrale contemporaine, érigeant son oeuvre sur les ruines de l'Allemagne vaincue d'après-guerre.

Il passe son enfance en RDA ; en 1951, ses parents partent en Allemagne de l'Ouest, lui reste à l'Est. Il vit à Berlin, travaille dans le journalisme, fréquente les milieux d'écrivains. En 1956, sa première pièce, Le Briseur de salaires, est une charge contre les réalités sociales et le système politique de l'Allemagne de l'Est. En 1961, sa femme se suicide ; Heiner Müller se tourne alors vers les classiques - Shakespeare, Homère, Sophocle, Laclos - qu'il revisite. Il crée ainsi Oedipe-Tyran (1965-66), Philoctète (1958-1964), Macbeth (1971), Hamlet-Machine, Quartett.

Dans ses pièces, Müller pose la question de l'homme confronté à la vieillesse et à la mort à travers des métaphores empruntées à la guerre, à l'érotisme et à la maladie. Plusieurs de ses pièces sont montées à Paris par Jean Jourdheuil ou Patrice Chéreau. Heiner Müller a été conseiller artistique du Berliner Ensemble dans les années 70, puis président de l'Académie des Arts de l'ex-RDA, et enfin directeur du Berliner Ensemble en 1993, succédant ainsi à Bertolt Brecht.

Aurélia Caton

Transcription

(Silence)
Heiner Müller
Est-ce qu'il y a pour M. Müller une importance particulière écrire du théâtre en Allemagne de l'Est plus qu'ici ? [Allemand]
Michel Bataillon
Pour l'instant, c'est beaucoup plus important pour moi d'écrire en RDA.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Car il s'agit d'abord d'une société en crise.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Et avec une conscience de cette crise.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Et là-bas, le théâtre a une fonction beaucoup plus immédiate qu'ici uniquement.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Et aussi pour une raison négative, c'est qu'il n'y a là-bas pas d'opinion publique. Il n'y a pas de presse. Et que dans une certaine mesure, le théâtre est beaucoup plus ouvert et c'est au théâtre que se trouve l'opinion.
Interviewer
Est-ce que le théâtre est là-bas un instrument d'informations ?
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
L'information n'est pas un problème mais les informations viennent de la télévision.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
On peut y voir huit à dix programmes de télévision.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Et tout ce qui est dit au théâtre, tout ce qui est dit sur une scène, c'est une chose dite qu'on ne peut pas reprendre.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Et le théâtre peut écarter les frontières, et peut transgresser les frontières. Faire du théâtre, c'est une transgression de frontière.
(Silence)
Interviewer
Si on parle de la société de l'est et de l'ouest, est-ce qu'il y a aujourd'hui, par rapport à des choses qu'il a dites naguère, un espoir quelconque dans la société de l'ouest capitaliste, ou est-ce qu'il y en a jamais eu ? Est-ce qu'il y a un autre espoir quelconque qui survit ou qui renaît dans les sociétés de l'est ? Et est-ce que c'est un objet de théâtre ?
Michel Bataillon
[Allemand]
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Le seul espoir ici, dans la société occidentale, c'est qu'il demeure tel que cela est.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
L'espoir des gens qui ici vivent bien.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Son espoir personnel, c'est que les choses ne demeurent pas ici dans notre société telles qu'elles sont.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Les espérances dans leur société à eux, leurs espérances sont remplies de crainte.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Mais il n'y a jamais d'espérance ou d'espoir sans danger.
Interviewer
Qu'est-ce qui lui donne la force et l'envie d'écrire ?
Michel Bataillon
[Allemand]
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
C'est une question très noble.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Ecrire est un aspect de son existence. Par exemple, de façon très primitive, il ne peut pas s'endormir sans avoir écrit.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Il a besoin de l'écriture comme soporifique.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Quand il met en scène par exemple, quand on met en scène, s'endormir est un problème. Parce que les choses de la répétition ne sont pas menées jusqu'au bout, et la tête continue à travailler.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Et lorsqu'il écrit, lorsqu'il a écrit une page, cette page est écrite, elle est finie. Et lorsqu'il la lit, immédiatement, il s'endort. C'est une réalité médicale.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
On dort tout simplement bien mieux lorsque quelque chose est clos ou lorsqu'on a terminé une page.
Interviewer
Ça veut dire que ce n'est pas seulement pour dormir qu'il écrirait ?
Michel Bataillon
[Allemand]
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
On peut par exemple partir de l'idée que commettre un crime, commettre un meurtre, c'est un travail. Lorsque le meurtrier a accompli son meurtre, il peut s'endormir.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Et dans l'écriture des pièces réside une énergie criminelle.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Et vraisemblablement, lorsqu'il a déclaré que c'était réduire les choses à leur squelette, il songeait à cette énergie criminelle qui se trouve dans l'écriture dramatique.
Interviewer
Et pas du tout à chercher une vérité décapante ?
Michel Bataillon
[Allemand]
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Il a envie de détruire des illusions par exemple lorsque les gens se sentent bien, il a envie qu'ils se sentent mal.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Lui commence à se sentir bien lorsque les gens cessent de se sentir bien.
Interviewer
C'est par pure perversité ou par pessimisme total sur la bêtise universelle ?
Michel Bataillon
[Allemand]
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Ni pervers, ni cynique.
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
Il trouve qu'il y a quelque chose d'ennuyeux lorsqu'à l'issue d'une représentation théâtrale, les gens sont contents. Et c'est une chose qu'il souligne volontiers, qu'il a déjà souligné auparavant, c'est qu'il souhaite que les gens à la fin d'une représentation théâtrale se sentent seuls, se sentent isolés, se sentent dans la solitude. Ne se sentent pas réunis dans une communauté.
Interviewer
Alors, il doit être très triste à Avignon ? Tout le monde va voir sa pièce, et tout le monde sort en se sentant plus intelligent.
Michel Bataillon
[Allemand]
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
[Allemand]
Heiner Müller
[Allemand]
Michel Bataillon
C'est une réalité festivalière. C'est un peu comme les vacances. Il pense que si nous étions dans un théâtre de répertoire, un théâtre qui joue tous les soirs, les choses seraient tout à fait différentes.