Eugène Ionesco tourne à La Chapelle-Anthenaise

Notre pays le plus vrai, le plus profond, n’est-il pas celui de notre enfance ? […] Ce pays n’est peut-être même pas toute la Chapelle-Anthenaise, mais, dans le bas du bourg, une vieille maison aujourd’hui en démolition, un petit ruisseau, un pré, deux champs, trois chemins creux, pleins de boue en hiver, somptueux dès le printemps. […] Je crois que je n’aurais jamais écrit des pièces, des poésies, des contes, si je n’avais vécu dans ce lieu quand j’étais enfant et si je n’avais continué d’y penser, d’y rêver toute ma vie, car les quelques images lumineuses, enfantines, (…) sont pour moi les images symboliques d’un autre paradis, d’un printemps absolu (…) : c’est ce souvenir profond qui garde vivante ma nostalgie et dirige ma quête. Voilà en quels termes le dramaturge Eugène Ionesco rend un touchant hommage à la Mayenne de son enfance, à l’occasion de son discours de réception à l’Académie du Maine, en 1965.

Il est, comme Emil Cioran et Mircea Eliade, un auteur roumain de naissance mais d’expression française. Il est, avec Samuel Beckett et Jean Vauthier, un pionnier du « théâtre de l’absurde », écrit par des auteurs nés dans la décennie 1900 et traumatisés par le spectacle terrible des deux guerres mondiales. L’un de leurs modèles n’est autre qu’Alfred Jarry, l’emblématique auteur d’Ubu Roi (1896). Ionesco contribue d’ailleurs en 1948 à la création du Collège de Pataphysique, du nom de la science parodique inventée par Jarry en 1897. Si Jarry est né à Laval, Ionesco arrive en Mayenne à l’âge de 8 ans, dans des conditions tragiques. Demeurant à Paris avec leur mère lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, le garçon et sa sœur sont envoyés en nourrice dans une famille de La Chapelle-Anthenaise, un bourg au nord-est de Laval (1917). À la fin de la guerre, au bout de deux ans et demi d’une vie paisible et culturellement enrichissante, ils regagnent Paris (1919), puis la Roumanie (1925). Eugène revient brièvement à La Chapelle-Anthenaise en 1939, en 1965 et en 1967 pour des raisons personnelles, puis plus longuement en 1970 et enfin en 1985 pour inaugurer une structure sociale d’hébergement et d’intégration des personnes handicapées, qui porte son nom. Il meurt à Paris en 1994.

À la fin de l’été 1970, sa pièce La vase, qui met en scène un homme qui sombre peu à peu dans la solitude, est adaptée en téléfilm par le réalisateur allemand Heinz Von Kramer. N’ayant pas oublié la Mayenne de son enfance, l’auteur – et acteur pour l’occasion – choisit La Chapelle-Anthenaise pour décor. Sa renommée est alors mondiale, puisqu’il est membre de l’Académie française depuis janvier de la même année et auréolé de 3 prix internationaux pour l’ensemble de son œuvre – il en recevra 5 de plus avant la fin de sa vie. Le reportage est enregistré pendant le tournage du téléfilm. L’écrivain y apparaît déchiré par le paradoxe qui traverse toute son œuvre : une profonde humanité, enfantine et lumineuse, obscurcie par une obsession de la déchéance et de la mort.

La fraîcheur et la sécurité de l’enfance demeurent à travers les vieilles rues de Laval, le bourg de la Chapelle-Anthenaise et les gens du cru, qui sont restés les mêmes. Parmi eux, d’anciens amis, rencontrés inopinément sur la route, et auxquels Ionesco propose de partager prochainement un verre de cidre. L’auteur qualifie lui-même l’endroit de paradis perdu de l’état de l’enfance. Comme un hommage, l’école du village porte son nom depuis 2001. Mais parallèlement, il ne peut que constater les irrémédiables dégâts causés par le temps qui passe : la nature change, le remembrement abat les haies, les vieilles maisons s’écroulent, les chemins creux sont étoffés sous les herbes hautes. Même la ferme du Moulin, où il a passé son enfance, est devenue méconnaissable. Dans les années qui suivent, le bourg de la Chapelle-Anthenaise ne résiste pas au remembrement qui le modifie en profondeur.

En complément des nombreux plans de l’auteur, en extérieur et cadré à la poitrine, des images de la campagne mayennaise sont intercalées à titre d’illustration : des canards dans un étang, des vaches dans un pré, une ferme aux épais murs de pierre. En raison du tournage à l’extérieur, la voix du dramaturge laisse parfois la place aux bruits de la nature et des véhicules qui passent sur la route proche.

Comme un symbole de sa personnalité complexe et de son œuvre paradoxale, désabusée et empreinte de nostalgie, Ionesco conclut le reportage par cette phrase lourde de non-dits : C’est un mystère…

L’auteur et l’académicien

• Eugène Ionesco, Théâtre complet, Emmanuel Jacquart (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », n° 372, 1991, 2096 p.
• « Eugène Ionesco », site de l’Académie française, notice n° 638 (élu en 1970 au fauteuil 6) [https://www.academie-francaise.fr/les-immortels/eugene-ionesco].

Le séjour d’Ionesco en Mayenne à travers les livres et la presse

Remarque : les trois premières références indiquées ci-après publient des extraits, de longueur variable, du discours de réception à l’Académie du Maine, mais de petites différences de ponctuation voire de mots sont à noter, ainsi que des coupures dans le texte, pas toujours annoncées. La citation donnée en introduction de cette notice s’appuie sur la version de la Revue géographique, qui paraît la plus fidèle au discours original.

• Le département de la Mayenne, Paris, Revue géographique et industrielle de France, 1966, p. 27-28 [Arch. dép. Mayenne, MC 91].
• « Ionesco : enfant de la Mayenne », Les Cahiers du Maine, Le Mans, Académie du Maine, n° 3, décembre 1994, p. 2-3 [Arch. dép. Mayenne, BC 192-1994-3].
• Société d'Archéologie et d'Histoire de la Mayenne, Laval Agglomération : histoire et patrimoine, Condé-sur-Noireau, Corlet, 2019, p. 111 et 153 [Arch. dép. Mayenne, MB 561].
• Jean-François Vallée, « La Chapelle-Anthenaise, un paradis pour Ionesco », Ouest-France, 31 mai 2010 [https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/la-chapelle-anthenaise-53950/la-chapelle-anthenaise-un-paradis-pour-ionesco-77922].
• Clémence Guerrier, « Il y a 100 ans, Eugène Ionesco s’installait en Mayenne », Ouest-France, 18 août 2018 [https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/la-chapelle-anthenaise-53950/il-y-100-ans-eugene-ionesco-s-installait-en-mayenne-5927243].
• Matthias Debureaux, Guide mondain des villages de France, Paris, Allary Éditions, 2022, chap. « Pays-de-la-Loire », notice n° 15 (e-pub non paginé).

Le souvenir d’Ionesco à La Chapelle-Anthenaise

• « La structure Ionesco », site internet de la mairie de La Chapelle-Anthenaise, 2010 [http://www.lachapelleanthenaise.mairie53.fr/la-structure-ionesco].
• « L’école Eugène Ionesco », site internet de la mairie de La Chapelle-Anthenaise, 2021 [http://www.lachapelleanthenaise.mairie53.fr/l-ecole-eugene-ionesco].