Jeanne Favret Saada
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Résumé
Le journaliste Marcel Trillat reçoit en plateau l'ethnologue Jeanne Favret-Saada à propos de la sortie de son livre Les Mots, la Mort, les Sorts sur la sorcellerie rurale. Encore éprouvée par les trois années passées dans le bocage mayennais, Jeanne Favret-Saada raconte avec une voix tremblante les témoignages de sorcellerie et les expériences auxquelles elle a assisté ou participé.
Date de diffusion :
09 oct. 1978
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(Musique)
Marcel Trillat
Soit une ethnographe.Elle a passé plus de 30 mois dans le bocage normand à étudier la sorcellerie.Voilà qui paraît excitant, dangereux, extraordinaire.Racontez-nous des histoires de sorciers, nous demande-t-on sans fin lorsqu’elle revient à la ville.Comme on dirait, racontez-nous des histoires d’ogre ou de loup, le Petit Chaperon rouge.Terrifiez-nous, mais qu’on sente bien que c’est juste une histoire ou que ce sont juste des paysans, crédules, arriérés, marginaux.Ou bien encore, confirmez-nous qu’il existe bien là-bas des gens qui font vaciller les lois de la causalité et celle de la morale qui tuent magiquement et ne sont pas punies.Mais n’oubliez pas de préciser, pour finir, qu’ils n’ont pas réellement ce pouvoir, qu’ils le croient seulement parce que ce sont des paysans crédules, arriérés etc.On comprend que les paysans de l’ouest ne soient guère pressés de venir occuper cette place d’imbéciles où les rive le discours public.Que ce soit dans sa version savante, soutenue par les folkloristes ou dans sa version populaire et non moins suffisante que diffusent les médias.Dire en effet qu’on étudie les croyances de sorcellerie, c’est s’interdire par avance d’y reconnaître aucune vérité.Si c’est une croyance, ce n’est pas vrai.Aussi, les folkloristes ne se demandent-ils jamais à propos des paysans : qu’est-ce qu’ils cherchent à mettre en forme à l’occasion d’une crise de sorcellerie ?Cette question, pour une fois, pour la première fois, peut-être, quelqu’un a essayé de la poser et d’y répondre sans condescendance, avec amitié.Elle s’appelle Jeanne FAVRET-SAADA, elle est ethnographe, elle est chargée de recherches au Centre national de la recherche scientifique.Elle travaille au laboratoire de sociologie et d’ethnologie comparative à l’université de Nanterre.Elle vient de publier un livre, « Les mots, la mort, les sorts ».Un livre qui raconte une étonnante aventure scientifique, un peu comme un voyage extraordinaire.Un voyage, nous allons le voir, qui n’était pas sans risque.Jeanne FAVRET-SAADA, avant d’entreprendre cette exploration dans le bocage normand, est-ce que vous aviez une idée de ce qui vous attendait ?
Jeanne Favret-Saada
Non, certainement pas, et peut-être même que si j’en avais eu une idée, je n’y serais pas allé.D’abord, je ne m’attendais pas à ce que la sorcellerie ça puisse être si violent, c’est-à-dire que d’être ensorcelé, ça veut dire d’être menacé de mort par quelqu’un.Et je ne m’attendais pas à ce que la mort soit présente tout le temps.Par exemple, enfin des sorceleurs que j’ai rencontrés résument très, très bien la situation en disant, la mort on ne connaît que ça par ici.Ici, on est tout de suite pris à mort.Enfin, ce à quoi je ne m’attendais pas du tout parce qu’en général, le métier d’ethnographe, ça consiste justement à rester tout à fait étranger à ce qu’on étudie, à ce que l’autre soit un objet, un objet d’étude simplement.Là, évidemment, il s’est passé cette chose tout à fait inattendue pour moi que quand on a commencé à m’en parler vraiment, c’est parce qu’on considérait que j’y étais prise.C’est-à-dire parce qu’on me faisait parler de moi et des effets que me faisait cette recherche et que me faisait le fait que des gens me racontaient leurs malheurs, leurs malheurs en série, leur recours à des désenvoûteurs, les effets de ces désenvoûtements, etc.Et on me disait, mais ça vous fait de l’effet, vous y êtes prise.Et c’était tout à fait vrai en ce sens que, par exemple, j’avais des cauchemars et des insomnies que quand j’étais impliquée dans des affaires trop violentes, il m’est arrivée plus d’une fois d’avoir des accidents de voiture bon, plus ou moins graves et que j’ai fini par avoir quelques maladies enfin, quelques maux corporels bon, extrêmement gênants.
Marcel Trillat
Et avoir peur aussi ?
Jeanne Favret-Saada
Oui bien sûr.
Marcel Trillat
En prenant l’exemple d’un agriculteur qui s’appelle Manceau je crois que, qu’est-ce qui lui est arrivé par exemple à lui ?
Jeanne Favret-Saada
Ce personnage que j’appelle Manceau s’était installé dans un petit herbage au moment de son mariage.Et puis, très vite, toutes ses vaches ont crevé d’un coup et le vétérinaire n’a pas pu lui dire de quoi.La personne qui m’a raconté l’histoire m’a dit euh, "de ce temps-là, il s’est dit pas de chance".C’est à dire quand on est victime d’un seul malheur, on l’explique comme tout un chacun.On dit, je n’ai pas eu de chance ou elles ont été malades de ci ou de ça.Bon, ces vaches ont été malades de ci ou de ça.Mais quelques temps après, les cochons se sont mis à mourir et puis les veaux et à ce moment-là, les malheurs se sont organisés en série.Et pour finir, le fermier lui-même est tombé gravement malade.Le médecin n’y pouvait plus rien dans cet épisode-là, c’est à dire que le médecin a abandonné le malade en disant qu’il allait mourir et qu’il n’y pouvait plus rien.On fit venir le prêtre, rien à faire.Alors les voisins dirent à la femme de Manceau, puisque le docteur ne veut plus revenir car le médecin considère que le malade est perdu, on va quérir Grippon.Grippon c’est un désenvoûteur très connu dans cette région-là.
Marcel Trillat
Alors là, il y a deux personnages qui entrent en jeu, il y a d’une part celui qui dit "vous êtes pris", que vous appelez l’annonciateur...
Jeanne Favret-Saada
Oui
Marcel Trillat
Et puis il y a celui qu’on pourrait appeler un peu, le Zorro des campagnes, le justicier qui arrive et qui va engager la lutte contre le mal.
Jeanne Favret-Saada
C’est ça, c’est ça, qui s'appelle Grippon.Celui-là était célèbre, d’abord à cause de son efficacité et aussi parce qu’il venait toujours avec un corbeau perché sur son épaule avec qui il discutait, disait-il, de la procédure à exécuter.Donc on appelle Grippon, le désenvoûteur et il arrive sur le champ en urgence.Alors la jeune femme qui m’a raconté l’histoire me dit "voilà Grippon qui arrive avec son corbeau sur l’épaule, il parle au corbeau puis demande à la femme de Manceau de faire bouillir un cœur de boeuf et d’y planter le maximum d’épingles à tête".À ce moment-là, le désenvoûteur demande aussi qu’on bouche toutes les issues de la maison.En disant que le sorcier dont on ne sait pas encore qui c’est bien sûr, se trouvera si mal de ces piqûres d’épingle qu’il essayera même de s’infiltrer par la fenêtre du grenier.Donc il faut l’empêcher absolument d’entrer et il ne faut pas établir le moindre contact avec lui, sans quoi le rituel ne marcherait pas.Le désorcelleur à ce moment-là défie solennellement le sorcier supposé et dit corps pour corps et d’ailleurs on ne savait pas si c’était corps pour corps ou coeur pour coeur.C’est lui qui passe ou c’est moi.Donc il s’agit d’une lutte avec un danger.Et l’issue de cette lutte est si peu évidente au désorcelleur qu’il transpire à grosses gouttes, qu’il est secoué de spasmes et qu’il ne cesse de rendre hommage à son adversaire, le sorcier, en disant par exemple "vraiment, il est fort celui-là, je ne sais si je pourrais le maîtriser", et à ce moment-là, on voit arriver à un voisin que je nomme Tripier.
Marcel Trillat
Le nom est faux, mais il est euh...
Jeanne Favret-Saada
Le nom est faux, c’est ça.Et la jeune femme qui m’a raconté l’histoire, dit "voilà Tripier qui arrive fou du mal des épingles", c’est-à-dire que les épingles qui avaient piqué le coeur de boeuf étaient censés avoir transpercé son corps.Il hurle, tente de forcer la porte, supplie qu’on lui ouvre ou qu’on lui parle, mais me dit-on, fallait pas y parler, fallait pas y toucher.Là-dessus ce sorcier cette personne tombe extrêmement malade dans la nuit et court à l’hôpital se faire amputer de 25 centimètres d’intestin.Il reste longtemps malade puis revient au bourg et sa victime supposée, c’est-à-dire Manceau, elle retrouve la santé.
Marcel Trillat
Alors vous dites une chose, une chose étrange.Bon, il y a quelqu’un qui se croit ensorcelé, quelqu’un qui se croit désorceleur, mais il n’y a peut-être pas quelqu’un qui se croit sorcier.Et même s’il n’y a personne qui joue ce rôle, le système fonctionne quand même.
Jeanne Favret-Saada
Oui, c’est ça, il n’est pas du tout nécessaire que, par exemple celui qu’on a accusé dans cette affaire-là Trippier, ait réellement posé des charmes dans la maison de Manceau et réellement possédé des livres de magie.Ce qui est important, c’est que le fait de nommer Trippier ait provoqué la guérison de Manceau.
Marcel Trillat
Alors on peut peut-être vous poser une question naïve, à quoi ça sert ?Ce système extrêmement compliqué, est-ce qu’il joue un rôle dans le fonctionnement de cette société ?Est-ce que c’est un rôle marginal ?
Jeanne Favret-Saada
Enfin, on peut dire que c’est tout à fait qu’il sert à traiter quelque chose qui n’est jamais traité chez nous, par exemple, qui est de savoir qu’est-ce qu’on peut faire quand on est pris dans une répétition de malheurs.Je ne sais pas à Paris si on est pris dans une répétition de malheurs.On finit par échouer à l’hôpital psychiatrique ou si on en a l’argent chez un psychanalyste.Et enfin, ce sont des cures qui, l’une ou l’autre, peuvent avoir éventuellement leur intérêt, mais qui ne donnent jamais un traitement social, un traitement collectif de ces malheurs répétés dans lesquels on est pris.Bon dans le bocage, il existe tout un discours transmis depuis des générations, tout un système symbolique qui a l’autorité des générations et qui permet.
Marcel Trillat
Très complexe, très civilisé.On peut dire.
Jeanne Favret-Saada
C’est ça très extrêmement fin et enfin rempli de subtilité et où j’ai souvent eu l’impression d’être purement et simplement une imbécile en face des flexions de cette pensée.Et ce système permet de dire que ce n’est pas moi qui suis à l’origine de mes mots, c’est un autre qui le veut et qui veut ma mort.
Marcel Trillat
On ne sort pas intacte d’une telle aventure, j’imagine ?
Jeanne Favret-Saada
Non, sûrement pas.C’est-à-dire que d’une part, j'ai... à partir d’un certain moment, les choses se passaient si mal pour moi, qu’un jour un paysan m’a dit qu’il me racontait son histoire d’ensorcelé m’a dit mais vous ne pouvez pas continuer comme ça, regardez-vous votre voiture est pliée en 8, vos mains tremblent, vous êtes verte, vous ne dormez pas.Il y a quelqu’un qui vous veut du mal, c’est à dire qu’il fait fonction pour moi d’annonciateur et qu’il m’a conduite lui aussi en urgence chez sa désorceleuse, chez qui j’ai commencé une très longue cure de désenvoûtement.Et naturellement, là, il n’était pas question de faire l’ethnographe, c’est-à-dire de lui demander de prendre des notes et de lui demander comment elle travaillait.Parce que comme chacun de nous, elle n’avait aucune idée générale sur sa pratique.Il s’agissait d’en être la cliente et de lui parler semaine après semaine des événements, ma propre existence et qu’elle m’aide à les manier.Et ces événements n’avaient pas seulement trait à la sorcellerie, mais aussi à ma vie privée, à ma vie personnelle.
Marcel Trillat
Et malgré cela, vous avez l’impression d’avoir fait votre métier d’ethnographe en faisant ça pendant plusieurs années ?
Jeanne Favret-Saada
Oui, je crois que même enfin que dans ce cas-là, il ne pouvait s’exercer que comme ça.C’est-à-dire que si j’étais resté tout à fait extérieure à cette affaire là, j’aurais écrit un livre après tant d’autres qui présentent les paysans comme des, comme des crédules, comme le reste de crédulité dans notre société rationaliste.Et j’aurais par exemple fait une petite collection de rituels, de prières, de secrets, etc.Et mon travail, ce serait borné là.Or je crois que ce que j’ai fait qui, de différent, c’est que j’ai été par le fait que j’ai été impliquée moi-même, amenée à comprendre quel est l’enjeu d’une crise de sorcellerie, qu’il y a crise d’abord, ce qui n’est jamais dit, enfin que la sorcellerie, c’est, c’est une affaire de malheur et de mort.Qu’il y a des moyens d’en sortir, qu’il y a d’autres gens qui plongent dans le malheur pendant que moi j’en réchappe, moi, ensorcelée, j’en réchappe.Et comment se joue toute cette guerre de sorcellerie.Bon, ce sont des choses qui nous jusqu’ici, n’avaient jamais été abordées dans, disons, la littérature scientifique sur la sorcellerie.
(Silence)(Musique)
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