François Mitterrand et l'Outremer
Naissance d’un réformateur colonial
Lorsqu’il accède en juillet 1950 au ministère de la France d’outre-mer dans le ministère Pleven, François Mitterrand n’a encore occupé que des postes ministériels de second rang (les Anciens combattants ou l’Information). Or, par la force des choses, dans le contexte du moment, le département qui lui est confié est d’une grande importance.
La France, sortie depuis peu de la Seconde Guerre mondiale durant laquelle, dans une métropole occupée, la souveraineté française (qu’elle ait été assumée par Vichy ou par la France libre) n’a pu s’exercer que dans l’empire colonial, est profondément attachée au maintien de celui-ci.
Or, le conflit, mené par les vainqueurs au nom de la démocratie et de la liberté des peuples, a stimulé une vive volonté d’indépendance chez les peuples colonisés. L’Angleterre a dû concéder son indépendance à l’Inde et les Pays-Bas aux Indes néerlandaises. De son côté, la France est engagée depuis 1946 dans une guerre contre les indépendantistes au Vietnam, elle a connu dès mai 1945 un soulèvement, durement réprimé, en Algérie, et, en 1947, a dû combattre une rébellion à Madagascar.
Or, François Mitterrand, comme la quasi-totalité du monde politique français est convaincu que, si la France perdait ses colonies, elle ne serait plus qu’un Etat de second rang.
Jusqu’alors François Mitterrand, élu dans la Nièvre avec l’appui des conservateurs, membre d’un parti centriste, l’UDSR, aux options mal définies, était difficile à classer sur l’échiquier politique. Or, la prise de conscience des problèmes posés par les relations de la France avec ses territoires d’outre-mer va provoquer chez lui, durant l’année où il conserve ce portefeuille, une évolution vers le réformisme.
La France, dans sa constitution de 1946, a inclus l’ensemble de son empire dans une Union française dont chacun des membres devait jouir d’une relative liberté, se voyait promettre le développement économique et le progrès social. Or, du fait de l’opposition de l’administration coloniale et des Européens installés outre-mer, ces promesses sont restées lettre morte et le système colonial est demeuré inchangé.
Aussi François Mitterrand est-il conscient que, si la France souhaite conserver son empire, de profondes réformes sont nécessaires. Aussi entreprend-il des visites d’inspection dans les territoires soumis à sa juridiction, l’Algérie dépendant pour sa part du ministère de l’Intérieur et les protectorats de celui des Affaires étrangères.
Tournée d'inspection du ministre de la FOM en Afrique de l'Est
Ces tournées lui permettent à la fois de prendre la mesure des problèmes à résoudre et de prendre contact avec les élites africaines appelées un jour prochain à gouverner leurs peuples. De même suit-il de près les projets économiques susceptibles d’assurer le développement des territoires concernés et d’y résoudre les problèmes sociaux.
Inauguration du port d’Abidjan par François Mitterrand, ministre de la France d’Outre-mer
La brièveté de son passage au ministère de la France d’outre-mer ne lui permet guère de mener à bien ses projets, mais il en tire un ouvrage publié en 1957, Présence française et abandon, dans lequel il estime que, la politique d’assimilation ayant échoué, la solution réside dans l’association de la métropole avec des territoires disposant désormais d’une large autonomie.
Sa vision des problèmes d’outre-mer va se trouver illustrée en septembre 1953 par sa spectaculaire démission du gouvernement Laniel, pour protester contre la déposition du sultan du Maroc et par l’explication qu’il en donne à l’Assemblée nationale : « Pour moi, le maintien de la présence française en Afrique du nord... est le premier impératif de toute politique nationale... Or, on n’y parviendra pas en opposant je ne sais quelle politique de force à une politique de réforme. Je crois aux vertus de la fermeté, à la nécessité du prestige. Mais il faut les mettre au service d’une évolution qui se fera contre nous si elle se fait sans nous.»
Le choc de la guerre d’Algérie
En juin 1954, l’entrée de François Mitterrand comme ministre de l’Intérieur dans le gouvernement de Pierre Mendès-France, formé pour signer la paix en Indochine après la défaite de Dien-Bien-Phu, place sous son autorité les départements d’Algérie. Il paraît décidé à y promouvoir les réformes qu’il avait envisagées pour les territoires africains.
Sa tournée d’inspection à Oran et Orléansville en octobre 1954 est l’occasion pour lui d’annoncer une amélioration de l’enseignement, de l’administration et de promettre aux musulmans d’Algérie une représentation plus large dans les institutions.
Voyage de François Mitterrand, Ministre de l'Intérieur, en Algérie
Il n’aura guère le temps de mettre ses projets à exécution, son avertissement de septembre 1953, se concrétisant par l’insurrection de la Toussaint 1954, point de départ d’une guerre d’Algérie qui va durer huit ans.
Ministre de l’Intérieur, en charge de l’ordre public, il doit réagir aussitôt en s’engageant, au nom de l’Etat, à réprimer l’insurrection tout en menant à bien les réformes politiques, économiques et sociales envisagées, car, proclame-t-il, « l’Algérie, c’est la France ».
Allocution de François Mitterrand sur la Toussaint sanglante
Désormais, il se donne pour mission de circonscrire l’insurrection en minorant son importance et en se rendant sur les lieux où elle a éclaté afin de rassurer les populations sur la volonté de l’Etat de ne pas céder.
Au demeurant, la chute du gouvernement Mendès-France en février 1955 l’éloigne momentanément du pouvoir. Lorsqu’il y revient en février 1956 comme ministre d’Etat, ministre de la Justice du gouvernement Guy Mollet, l’insurrection est devenue la guerre d’Algérie et son ampleur fait d’elle le principal problème français.
Soutenu par l’Egypte du colonel Nasser, par la Tunisie et le Maroc dont l’indépendance a été reconnue en 1955-1956, le Front de Libération nationale qui entend conquérir celle de l’Algérie a désormais un statut officiel dans les pays arabes.
Fête de l'indépendance de la Tunisie pour le premier anniversaire
Le conflit se radicalise, le gouvernement envoyant le contingent en Algérie et confiant à l’armée les pleins pouvoirs pour l’emporter.
Garde des Sceaux, François Mitterrand doit rester solidaire du gouvernement dont il fait partie, mais il est impuissant à empêcher l’usage de la torture par l’armée et il n’accepte de grâcier qu’une faible proportion des nationalistes algériens condamnés à mort pour terrorisme. Pour autant, il ne donne pas sa démission du gouvernement Mollet, comme l’a fait Mendès-France.
Le président et l’Outre-mer
De 1957 à 1981, François Mitterrand est éloigné du pouvoir. Aussi ne joue-t-il aucun rôle dans les événements majeurs de la décolonisation française. C’est le général de Gaulle qui, paradoxalement, est le principal acteur de cette dernière, octroyant (à contre-cœur) l’indépendance aux anciennes colonies françaises d’Afrique noire et à Madagascar en 1960 et se résignant en 1962 à signer les Accords d’Evian qui mettent fin à la guerre d’Algérie et marquent la victoire du FLN.
Après son accession à l’Elysée en 1981, François Mitterrand, rallié entre-temps à l’idée de décolonisation et non plus seulement de réforme coloniale va avoir à gérer deux questions essentielles qui concernent la période post-coloniale, les relations de la France avec les Etats africains devenus indépendants et les problèmes liés à la présence de la France dans le Pacifique-sud.
Sur le premier point, François Mitterrand a conservé depuis son passage au ministère de la France d’outre-mer d’étroites relations avec certains chefs d’Etat africains qui se perpétuent au pouvoir depuis de longues années.
Jumelage de Tombouctou et Château-Chinon
De surcroît, il hérite des accords passés avec eux par les gouvernements français successifs des années 1960-1981, accords d’aide et de coopération économique et financière, mais également militaire, qui prévoient dans certains cas l’intervention de l’armée française.
Alors que l’on s’attend à voir ces accords (qui suscitent l’accusation de néo-colonialisme) dénoncés par le nouveau pouvoir, sentiment conforté par la nomination au ministère de la Coopération du socialiste Jean-Pierre Cot, qui entend mettre fin à la « Françafrique », mise en place et organisée par Jacques Foccart, conseiller pour les affaires africaines du général de Gaulle et de la plupart de ses successeurs, il n’en sera rien et c’est Jean-Pierre Cot qui sera acculé à la démission.
Pour sa part, François Mitterrand, va, durant les premières années de son premier septennat, visiter l’ensemble des pays de l’Afrique subsaharienne dont il s’efforce de favoriser le développement économique, convaincu que celui-ci finira par donner naissance à des pratiques démocratiques. Et, surtout, comme il le montrera à propos du Tchad, menacé par la volonté expansionniste de la Libye du colonel Khadafi, il n’hésitera pas à accorder son aide militaire pour permettre au pays de conserver son indépendance.
La leçon de François Mitterrand sur la crise tchadienne
Toutefois, lors de son second septennat, François Mitterrand, paraît montrer quelque impatience devant la lenteur des progrès démocratiques des pays africains et lors du sommet franco-africain réuni à La Baule en juin 1990, s’il confirme l’engagement de la France dans l’aide au développement de ces pays, il insiste fortement sur la nécessité de profondes réformes en ce sens.
Sommet France-Afrique de La Baule
Mais c’est probablement dans le Pacifique que se situe le problème essentiel. Les possessions françaises de Polynésie, de Nouvelle-Calédonie, de Wallis et Futuna disposent de peu de ressources naturelles, si l’on excepte le nickel de Nouvelle-Calédonie et l’essentiel de la modernisation est liée aux activités développées par la métropole, le Centre d’expérimentation nucléaire de Mururoa pour la Polynésie (qui suscite les protestations des Etats de la région) ou l’exploitation du nickel en Nouvelle-Calédonie qui accentue l’écart entre la capitale, Nouméa dominée par les Européens et la « brousse » peuplée de Mélanésiens.
Aussi la victoire de la gauche en 1981 suscite-t-elle chez les indépendantistes des espoirs fondés sur l’anticolonialisme présumé des nouveaux gouvernants. Or, il apparaît que si le président de la République se montre favorable à des réformes, il n’est nullement prêt à entrer dans les voies d’une indépendance demandée par des minorités.
En Polynésie, un statut d’autonomie accordée en 1984, qui prévoit la possibilité pour le territoire d’évolutions dans le domaine des attributions et des aides financières paraît satisfaire la population, y compris les indépendantistes.
Toutefois, la France doit affronter la colère de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande contre les essais nucléaires du Centre d’expérimentation du Pacifique. Et c’est dans ce contexte que se produit en septembre 1985, l’affaire du Rainbow Warrior, un bateau frété par l’ONG Greenpeace, hostile au essais nucléaires, dont l’explosion, provoquant la mort d’un homme, a été causée par des agents des services secrets français, sans qu’on sache très bien qui a ordonné l’attentat.
Le sabotage du Rainbow Warrior : la chaîne des décisions
Quelques jours plus tard, une visite du président de la République à Mururoa se déroule sans incident.
François Mitterrand à Mururoa
François Mitterrand reviendra en Polynésie en 1990 pour promettre d’aider le territoire à résoudre ses difficultés économiques et sociales et affirmer son intention d’y introduire la fiscalité sur les revenus pour lutter contre les inégalités.
Visite officielle en Polynésie française
Plus délicat est le cas de la Nouvelle-Calédonie. Les tensions récurrentes entre population d’origine européenne (les Caldoches) et les indépendantistes mélanésiens (les Kanaks) sont aggravées par l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981, ces derniers comptant sur l’anticolonialisme des nouveaux gouvernants pour parvenir à leurs fins.
Mais la situation est rendue complexe par le fait que les consultations électorales révèlent que les populations qui entendent demeurer sous souveraineté française représentent les 2/3 des électeurs, majoritairement regroupés autour de la capitale, Nouméa. Aussi, le président de la République va-t-il s’efforcer d’arbitrer entre les Caldoches qui s’appuient sur le RPCR (Rassemblement calédonien pour la République), dirigé par Jacques Lafleur et proche de l’opposition métropolitaine et les kanaks qui, derrière Jean-Marie Tjibaou, ont formé le FLNKS (Front de libération Kanak et Socialiste). Il se rend en Nouvelle-Calédonie en janvier 1985 pour y installer un Haut-Commissaire chargé de trouver une solution, Edgard Pisani.
Voyage surprise de François Mitterrand en Nouvelle Calédonie
S’ensuivront trois années de propositions refusées par les deux camps, marquées par des tensions, des attentats, des assassinats et l’intervention alternée des gouvernements métropolitains issus tour à tour de la gauche et de la droite, culminant en avril-mai 1988 par l’assaut de l’armée et de la gandarmerie contre la grotte d’Ouvéa où les Indépendantistes détiennent des gendarmes et qui fait 21 morts.
C’est finalement le Premier ministre nommé par François Mitterrand après sa réélection en mai 1988, Michel Rocard, qui, réunissant à l’Hôtel Matignon les principaux protagonistes, parvient à leur faire adopter un accord rétablissant la paix civile dans le territoire et promettant un référendum d’autodétermination en 1998.
Cette attitude du Chef de l’Etat favorable à une décolonisation demandée par la majorité de la population, mais refusant de céder aux pressions d’une minorité, même si elle utilise la violence pour parvenir à ses fins, se retrouvera dans sa politique à propos des Antilles où se font jour depuis 1960 des revendications indépendantistes, appuyées par des actions armées et auxquelles il entend répondre par des réformes économiques et sociales.
François Mitterrand à propos des Antilles dans Face à l'Outre-mer
On note à cet égard une certaine continuité d’attitude entre le ministre réformateur de 1950 et le président des années 1981-1995.