Ce que les bretonnants laissent entendre
Introduction
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Dans ses archives, l'INA conserve de nombreuses émissions en breton, diverses et variées. On y entend des poilus raconter leur guerre 14, des paysans parler de leur travail, des marins exposer les difficultés de la pêche, des écrivains lire leurs poèmes etc. Grâce à ces bretonnants, élevés en breton pour la majorité d'entre eux, les bretonnants d'aujourd'hui pourront s'enrichir et améliorer leur pratique.
Néanmoins, il y a une autre façon de lire ses images : chercher à comprendre ce qu'elles nous apprennent sur la pratique du breton et sur les représentations qu'ont les bretonnants.
Breton quotidien et breton d'Eglise
Avant la Seconde Guerre, la grande majorité des Bas-Bretons pratique le breton : c'est la langue de la maison, du travail de la terre, de la pêche. Jean Dagorn, le patron du remorqueur de Saint-Nazaire, maîtrise parfaitement le vocabulaire de la mer et des bateaux : on comprend bien que le breton a été sa langue de travail.
Ar remorkerien o labourat e Sant-Nazer [Les remorqueurs à Saint-Nazaire]
Jean Dagorn a zo komandant ar ramoker Roskañvel e Sant-Nazer. Displegañ a ra e vicher hag an diaesterioù a c'hell kaout. [Rencontre avec Jean Dagorn, commandant du remorqueur Roscanvel à Saint-Nazaire. Il explique les difficultés et les dangers des professions liées au commerce maritime.]
On rencontre également un johnny, originaire de Roscoff, qui vend des oignons en Angleterre. Il nous fait partager son expérience de travail et on apprend qu'il a appris l'anglais afin de pouvoir converser avec ses clients.
Paotred an Ognon e Breizh-Veur [Les Johnnies en Grande-Bretagne]
Johnniged a vez graet eus ar vretoned divroet e Breizh-Veur evit gwerzhañ ognon. Pennad-kaoz gant unan anezho, Henri Argouach. [A Southampton, Henri Argouach fait partie des Johnnies qui vendent des oignons venus de Bretagne au porte-à-porte. Sa clientèle lui est fidèle, même si ses tarifs sont parfois plus élevés que dans le marché.]
Avant la guerre, c'est à l'école que les bretonnants apprennent un peu de français, la seule langue utilisée par les instituteurs au sein de la classe. Lorsque les bretonnants rencontrent des gens extérieurs à leur univers quotidien ou des gens qu'ils ne connaissent pas, ils parlent français : c'est la langue de l'école, la langue des citadins.
De son côté, l'Eglise a forgé, depuis plusieurs siècles, un breton élevé que les prêtres utilisent durant la messe ou bien dans les livres de dévotion afin d'édifier les bretonnants. La vidéo dans laquelle on entend le chanoine Falc'hun expliquer l'histoire du breton est un exemple remarquable de ce breton de culture.
Petra eo ar brezhoneg ? [Qu'est-ce que la langue bretonne ?]
Orin ar brezhoneg hag e rannyezhoù displeget gant François Falc'hun, kelenner e Skol-Veur Brest. [François Falc'hun, de l'Université de Brest, nous renseigne sur l'origine du breton. Il présente les différents dialectes en montrant leur délimitation sur le territoire, puis des exemples des différentes prononciations sont donnés.]
De grandes transformations
Dans les années 50, les pratiques changent : bien qu'ils pratiquent toujours le breton entre eux, les adultes s'adressent en français aux enfants. Néanmoins, certains d'entre eux attrapent du breton en entendant pratiquer les grands ou, parfois, devenus grands, en travaillant à leurs côtés. Dans une des vidéos, on fait la connaissance d'un homme né en Algérie qui a bien appris le breton du Cap-Sizun en accompagnant son père, de porte à porte, afin de gagner leur vie.
Rafa, un aljerian brezhoneger [Rafa, algérien bretonnant]
Pell zo bremañ en deus Rafa enbroet e Breizh, ha desket en deus ar brezhoneg. Kontañ ra deomp e vuhez hag e vicher nevez : baraer. [Rencontre avec Rafa, un algérien bretonnant arrivé en Bretagne avec son père à l'âge de 11 ans. Il revient sur l'apprentissage de la langue et son utilisation au quotidien, puis sur son nouveau métier, boulanger.]
Peu à peu, le français devient la langue du foyer. L'Eglise, de son côté, délaisse son breton au profit du français : après le Concile de Vatican II, les prêtres utilisent le français lors de l'office. Ainsi, au pardon de Sainte-Anne, le breton n'est-il utilisé que pour les cantiques.
Pardon Santez-Anna-ar-Palud [Pardon de Saint-Anne-la-Palud]
Miliadoù a dud a zo bet o lidañ pardon vras Santez-Anna-ar-Palud e Plonevez-Porzhe, e-kichen Douarnenez. [Des milliers de pèlerins se sont retrouvés à la Chapelle de Saint-Anne-la-Palud, sur la commune de Plonévez-Porzay près de Douarnenez, à l'occasion de son pardon annuel.]
Pendant que le français gagne du terrain dans la vie quotidienne, en Basse-Bretagne, le breton investit un domaine qui lui était étranger : celui de la télévision.
La télévision en breton
C'est en 1964 qu'est diffusé le premier journal télévisé régional. A l'occasion de ce journal, Charles Le Gall vient, toutes les semaines, faire une chronique en breton d'une minute et demie. A compter du mois de janvier 1971, est diffusé le magazine Breiz o veva / Bretagne vivante, animé par Pierre-Jakez Hélias, bien connu en Basse-Bretagne grâce aux émissions de radio qu'il a créées entre 1946 et 1958 et à ses chroniques bilingues publiées dans Ouest-France et La Bretagne à Paris. La télé française met en scène plusieurs speakerines ; Chanig Le Gall sera la speakerine bretonnante.
Breiz o veva kinniget gant Chanig Ar Gall [Chanig Ar Gall présente Breiz o Veva]
Abadenn gentañ Breiz o veva, kinniget gant Chanig ar Gall. [Extrait de la première émission de la collection Breiz o veva, diffusée par la station ORTF de Rennes. Elle est présentée par Chanig Ar Gall, et les commentaires des reportages sont dit par Charlez Ar Gall.]
La télévision est un domaine nouveau pour le breton. Le breton de Chanig Le Gall est également nouveau ; ce n'est pas la langue de la maison, ce n'est pas la langue de l'Eglise : c'est la langue de la télé.
Pour les émissions de Breiz o veva, Hélias rencontre des écrivains bretons afin de faire savoir aux bretonnants qu'il existe une littérature en breton. En 1972, il dresse un portrait d'Añjela Duval qu'une émission de télé en français avait rendue célèbre : de très nombreuses personnes viennent lui rendre visite chez elle. Pourtant, dans le portrait réalisé par Hélias, on comprend que la paysanne souffre de vivre seule et l'on devine que ses nombreux visiteurs ne se soucient guère de ses angoisses.
Evit kejañ gant Anjela Duval [Rencontre avec Anjela Duval]
Pennad-kaoz gant Anjela Duval diwar he buhez hag he oberenn. Abaoe m'eo tremenet en un abadenn skinwel e teu ur bern tud d'he gwelet.[Rencontre avec Anjela Duval, grande poétesse bretonne. Après son passage à l'émission "Les Conteurs" en 1971, beaucoup de gens lui écrivent ou lui rendent visite, ce qui lui plaît mais lui prend tout son temps. Poème "E-tal an tan", Auprès du feu.]
Hélias rencontre également un autre auteur, Jules Gros. Passionné par le breton, ce dernier a recueilli auprès des bretonnants du Trégor, notamment sa grand-mère, de nombreuses expressions et de multiples phrases. Il s'exprime également dans un breton distingué.
Enor da Jules Gros evit e 100 vloaz [Hommage à Jules Gros pour ses 100 ans]
Kant vloaz eo Jules Gros. Pennad-kaoz gant ar skrivagner ha yezhoniour brudet evit bezañ dastumet kantadoù a droioù-lavar e brezhoneg. [Jules Gros fête ses 100 ans. Portrait d'un linguiste et écrivain breton, connu pour avoir collecté des centaines d'expressions bretonnes.]
Dans les émissions en breton, se fait jour encore un autre domaine dans lequel le breton trouve une place nouvelle : celui de l'école.
L'école en langue bretonne
En 1959 avait été votée la loi Deixonne qui accordait une petite place à l'enseignement du breton. Pour certains militants de la langue bretonne, la place du breton à l'école n'était pas assez grande : en 1977, ils fondent les écoles Diwan qui fonctionnent principalement en breton. Beaucoup d'émissions traitent de ces écoles et parlent de ces enfants qui pratiquent le breton alors que les autres enfants de Basse-Bretagne du même âge parlent français.
Diwan : skolioù-mamm e brezhoneg [Diwan : des écoles maternelles en breton]
Emgav er skol Diwan gentañ, e Gwitalmeze, evit lidañ deiz-ha-bloaz Yann. [Depuis un an, les écoles maternelles en breton créées par l'association Diwan fleurissent un peu partout en Bretagne. Reportage à Lampaul-Ploudalmezeau, la toute première école du genre, à l'heure du goûter d'anniversaire de Yann.]
Petra eo deuet da vezañ skolidi gentañ Diwan ? [Que sont devenus les premiers élèves de Diwan ?]
E-touez skolidi gentañ Diwan e oa Yann-Herle Gourves. Kontañ a ra da Fañch Broudig penaos e oa d'ar mare-se. [Il y a dix ans était créée la première école Diwan en Bretagne. Fañch Broudig a retrouvé un des premiers élèves, Yann-Herle Gourves, qui est maintenant au collège. Il revient sur ces années et compare les deux écoles où il est allé.]
Entretien avec René Pleven sur les manifestations en Bretagne
Au soir des manifestations rassemblant ouvriers et paysans dans les neuf départements de l'Ouest, René Pleven (ancien président du Conseil, député PDR de Dinan) donne son interprétation de la crise que traverse alors la Bretagne.
Le breton n'est plus seulement la langue des paysans, des marins, des prêtres ou des vieux. Pour beaucoup de militants culturels ou politiques, il devient le symbole majeur de la culture d'un pays qui est différente de la culture française, le symbole d'une culture minoritaire opprimée par une culture majoritaire.
Le breton symbole
Pour Yann-Ber Piriou, écrire des poèmes signifie écrire des textes politiques : le breton est la langue des petits, des miséreux et l'utiliser revient, selon lui, à faire entendre la voix du peuple qui souffre sous le joug des puissants. Avec Paol Keineg, Yann-Ber Piriou devient l'écrivain officiel de l'UDB, parti politique nationaliste de gauche. Le breton devient alors le symbole d'un peuple opprimé par un autre peuple.
Yann-Ber Piriou, stourm ur barzh [Yann-Ber Piriou, le combat d'un poète]
Pennad-kaoz gant Yann-Ber Piriou diwar e stourm en e varzhoniezh. Klevet e vez anezhañ o lenn ur barzhoneg : "Emaint o talmiñ c'hoazh". [Yann-Ber Piriou, né en 1937 à Lannion, est un écrivain breton, engagé et militant. Il explique la raison pour laquelle il s'est mis à écrire, et l'idée qu'il se fait de la littérature bretonne. Poème "Emaint o talmiñ c'hoazh "].
Dans le même temps, de jeunes gens se tournent vers le peuple afin de récolter complaintes et chants. En 1978, est proposé un portrait de Jean-François Quéméneur, un jeune homme qui, sur les traces de François Luzel et d'autres folkloristes, va à la rencontre de bretonnants afin de les faire chanter. On le voit discuter avec une ancienne. Même si l'on comprend bien que leur rencontre est une mise en scène, ce film montre que certains goûtent la culture et le breton des bretonnants âgés.
klasker tonioù kozh [collecteur de chansons traditionnelles]
Yann-Fañch Kemener, kaner yaouank, a zastum kanoù ha kontadennoù digant ar re gozh. [Jean-François Quemener, jeune chanteur breton plus connu aujourd'hui sous le nom de Yann-Fañch Kemener, recueille auprès des vieux chanteurs et conteurs de Bretagne tout un héritage culturel de tradition orale].
Même des étrangers apprennent le breton. Dans une de ses émissions, Fañch Broudic demande à quatre étrangers comment ils ont appris le breton : en les entendant parler, on peut deviner ceux qui ont fréquenté des bretonnants et ceux qui en ont une connaissance livresque.
Pevar estrañjour o komz brezhoneg [Quatre étrangers bretonnants]
Pennad-kaoz gant pevar estrañjour brezhoneger : Humphrey Humphreys (kembread), Jaap Koster (izelvroad), Stephen Hewitt (amerikan) ha Makoto Noguchi (japanad). [Interview de quatre étrangers qui ont appris le breton et le parlent couramment : un gallois, un hollandais, un américain et un japonais. Ils donnent leurs impressions sur la langue.]
Apprendre avec des bretonnants premiers n'est pas toujours chose aisée. Pour eux, le breton est la langue de la connivence, la langue que l'on parle avec des gens que l'on connaît bien, des pairs en qui on peut avoir confiance.
La langue de la connivence
Pour ceux qui ont eu le breton comme langue première, il peut servir à exprimer l'intimité et les sentiments. Mais ceci veut dire également que l'on doit être à même de s'entendre. Dans le film sur le remorqueur à Saint-Nazaire, le patron Jean Dagorn raconte à Fañch Broudic un incident survenu à un de ses hommes d'équipage. Il est très ému : il est certain qu'il ne l'aurait pas raconté de la même façon en français et qu'il n'aurait pas appelé son interlocuteur "Fañch".
Ar remorkerien o labourat e Sant-Nazer [Les remorqueurs à Saint-Nazaire]
Jean Dagorn a zo komandant ar ramoker Roskañvel e Sant-Nazer. Displegañ a ra e vicher hag an diaesterioù a c'hell kaout. [Rencontre avec Jean Dagorn, commandant du remorqueur Roscanvel à Saint-Nazaire. Il explique les difficultés et les dangers des professions liées au commerce maritime.]
Dans le film sur la guerre 14, deux anciens poilus expliquent parfaitement ce qu'ils ressentaient lorsqu'ils combattaient les Allemands : les tuer pour ne pas être tués. Ils montrent bien, sans le savoir peut-être, comment leur esprit avait été façonné par la violence qui régnait.
Eñvorennoù daou soudard ar brezel 14-18 [Témoignage de deux anciens poilus]
"Ne oa nemet lazhañ d'ober, pe bezañ lazhet" : setu petra oa buhez ar soudarded a zo aet da vrezeliañ evit Bro-C'hall etre 1914 ha 1918. [Portrait de deux anciens poilus, Jean Pierre Le Bihan et Job Sparfel, qui ont combattu pendant la guerre 14-18. A l'époque, la seule alternative était "tuer, ou se faire tuer".]
Auraient-ils dit si explicitement leur haine des Boches en français ? Ce n'est pas du tout certain.
Une autre forme de connivence apparaît à la télévision : celle qui unit les bretonnants instruits. Lorsque Fañch Broudic se rend à Saint-Coulitz afin de recueillir le sentiment de la population après l'élection de leur nouveau maire, Kofi Yamgnane, il rencontre Koulizh Kedez, paysan et écrivain en langue bretonne. Ce dernier répond en disant à Fañch Broudic que le journaliste qu'il est n'est pas sans savoir déjà ce que sont ses pensées, explicitées dans ses écrits. Si Fañch Broudic a eu l'occasion de lire les textes de Koulizh Kedez, ce n'est pas vrai pour la plupart de ceux qui regardent les émissions de télévision en breton : le monde des bretonnants professionnels est bien petit. De plus, dans sa réponse à Fañch Broudic, Koulizh Kedez utilise le néologisme " atahenerezh / provocation" : il est totalement incompréhensible par l'ancien qui se trouve à ses côtés.
Un Togoad anvet da vaer e Sant-Kouled [Un Togolais élu maire à Saint-Coulitz]
An Togoad Kofi Yamgnane a zo bet anvet da vaer e Sant-Kouled, e-kichen Kastellin, er bloavezh 1989. Pennad-kaoz gantañ ha gant tud eus ar gumun. [Portrait de Kofi Yamgnane, un togolais arrivé à Brest dans les années 60. Il est élu maire de la commune de Saint-Coulitz, près de Chateaulin, en 1989.]
Conclusion
Lorsque quelqu'un parle, il fait entendre, souvent sans le savoir, bien des choses sur la famille dans laquelle il est né, sur le milieu dans lequel il vit, sur les gens avec qui il travaille – c'est-à-dire sur lui-même. C'est aussi pour cela que la langue n'est pas une plante : on ne peut pas savoir ce qu'est le breton sans chercher à comprendre ce que les bretonnants laissent ou ont laissé entendre.
Bibliographie
Fañch Broudic, La pratique du breton de l'Ancien Régime à nos jours, PUR - CRBC, Rennes, 1995.
Fañch Broudic, Parler breton au XXIe siècle. Le nouveau sondage de TMO Régions, Emgleo Breiz, 2009.
Ronan Calvez, La radio en langue bretonne. Roparz Hemon et Pierre-Jakez Hélias : deux rêves de la Bretagne, PUR - CRBC, Rennes, 2000.
Ronan Calvez, "Qu'est-ce que le breton ? La question de la langue", dans 11 questions d'Histoire qui ont fait la Bretagne, sous la direction de Dominique Le Page, Skol Vreizh, Morlaix, 2009, p. 311-330.
Yves Le Berre, "Langues et usages sociaux en Basse-Bretagne", dans Les parlers de la foi. Religion et langues régionales, sous la direction de Michel Lagrée, PUR, 1995.
Yves Le Berre, Jean Le Dû, "Y a-t-il une exception sociolinguistique française ?", dans La Bretagne Linguistique, volume 12, CRBC – UBO, Brest, 1998.