La spoliation des biens juifs en Isère
Notice
Un colloque international, consacré à la spoliation des biens Juifs pendant la deuxième guerre mondiale, s'est ouvert à Grenoble. A cette occasion, l'historien Tal Bruttmann a été l'invité du Journal Télévisé.
- Rhône-Alpes > Isère > Grenoble
Éclairage
Le titre donné à ce sujet résume mal son contenu. Le point de départ en est l'organisation à Grenoble au début de juin 2010 d'un colloque et d'une exposition sur la spoliation des biens juifs en Isère. Le JT a invité pour l'occasion l'historien Tal Bruttmann qui a effectué et dirigé les recherches. La séquence comporte deux parties. La première est composée par des images d'extraits d'actualités ou de films sur la guerre qui se veulent une mise en contexte. La période où Grenoble est en zone libre sous administration de Vichy (juin 1940-novembre 1942) est évoquée à travers la visite de Pétain à Grenoble le 19 mars 1941 et une courte interview de l'abbé Pierre (Henri Groues à l'état civil). Rattaché au diocèse de Grenoble en 1938 comme vicaire de la paroisse Saint Joseph, puis aumônier d'un orphelinat, et vicaire de la cathédrale de Grenoble, il entre dans la clandestinité en 1942 et prend le pseudonyme d'abbé Pierre. Il participe à la Résistance notamment avec les maquis du Vercors et de Chartreuse et au sauvetage de juifs réfugiés dans la région grenobloise. Mais l'interview mélange des faits appartenant à cette période et aux suivantes. L'occupation italienne (novembre 1942-septembre 1943) n'est abordée qu'à travers une carte. Le 4 mars 1943 le général italien De Castiglioni, commandant en chef des troupes d'occupation italiennes s'oppose à la déportation de Juifs par le préfet de l'Isère. Puis les images rappellent la rigueur de l'occupation allemande (septembre 1943 - août 1944), appuyée par la Milice de Darnan et les rafles de familles juives en vue de leur déportation et de leur extermination. On revient à la spoliation des biens juifs par le biais de quelques photos de l'exposition. S'ouvre alors une deuxième partie dans laquelle Tal Bruttmann sur le plateau répond aux questions de la journaliste. Doctorant engagé dans une thèse sur les milices en Isère, il a rédigé le rapport de la commission communale publié en 2002, puis un rapport plus complet publié en 2010, utilisé pour l'exposition du Musée départemental de la Résistance et de la Déportation et discuté dans le colloque.
La compréhension de la séquence nécessite d'exposer plus explicitement les raisons pour lesquelles la spoliation des biens juifs est sur le devant de la scène 70 ans environ après les faits. Après un discours du Président Jacques Chirac, reconnaissant en 1995 la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs, Alain Juppé, premier ministre, confie à Jean Mattéoli une mission d'étude pour déterminer, à partir de l'examen des différents fonds d'archives, les conditions dans lesquelles les spoliations organisées dans le cadre de la législation de Vichy ont eu lieu et ce qui a été effectivement restitué depuis la Libération. Elle rend ses conclusions à Lionel Jospin le 17 avril 2000. Des recherches sont aussi lancées à Bordeaux, Toulouse, Lyon et Grenoble pour faire toute la lumière sur ces affaires. Sous l'égide de la municipalité de gauche de Michel Destot, une commission d'enquête est mise en place à Grenoble en 1997. Grenoble est ainsi en 2010 la première ville française à avoir dressé un inventaire systématique de la spoliation des biens juifs.
Le temps accordé à l'interviewé ne lui permettant pas de fournir des explications plus complètes, il faut rappeler les grandes lignes du rapport. Il reconstitue comment la politique « d'aryanisation » économique procède pour transférer en des mains « aryennes » les biens ayant appartenu à des Juifs. Le processus suit trois étapes : dépossession du bien qui est confié par l'Etat (à travers le Commissariat général aux questions juives dirigé par Xavier Vallat puis Louis Darquier de Pellepoix) à la gestion temporaire d'un administrateur provisoire. Ce dernier est chargé d'en organiser la vente. Les sommes dégagées de la vente sont confisquées au profit de l'Etat.
72 entreprises dont le siège social se trouvait en Isère (essentiellement à Grenoble) ont été touchées ainsi que plusieurs dizaines d'autres disposant de filiales ou succursales dans le département (exemple : chaussures André ou magasins Dames de France). Parallèlement on procède à l'éviction du propriétaire et du personnel juifs de l'entreprise. Les spoliations ont touché au moins 500 familles vivant en Isère. Le rapport distingue parmi les «biens immobiliers» :
- ceux appartenant à des personnes physiques : au moins 74 biens immobiliers sont concernés (immeubles, appartements et terrains), essentiellement situés à Grenoble.
- ceux appartenant à des personnes morales (entreprises) : on en dénombre plus d'une centaine, dont un ensemble de terrains à Corenc (Montfleury) et la station thermale d'Uriage. Cette dernière est expropriée d'un important ensemble de terrains dans le secteur de Chamrousse, ce qui donne lieu à la naissance d'un projet de station de ski. En principe les biens immobiliers volés ont été restitués après la Libération aux propriétaires légitimes ou à leurs héritiers. Mais la restitution n'a pas toujours été possible.
Pour les entreprises, 57 parmi les 72 établies en Isère ont été restituées de façon certaine. Pour les 15 restantes (un cinquième), on ne dispose pas de suffisamment d'éléments pour établir leur devenir après la guerre. Dans le cas où les ayants droit auraient tous disparu, il est prévu sur le plan national que les fonds en déshérence seront versés à la Fondation pour la mémoire des victimes de la Shoah. « Elle aura une triple vocation, historique, éducative et de solidarité avec les victimes de la Shoah dans le besoin. Son objectif est de mettre en place une pédagogie sur Auschwitz. Cette pédagogie consiste à étudier pourquoi ce qui était inconcevable a été conçu » (Le Monde, 19 avril 2000).
Les travaux mettent plus généralement l'accent sur deux points principaux. La ville de Grenoble, faite Compagnon de la Libération par décret du général de Gaulle le 4 mai 1944, n'a pas été épargnée par l'antisémitisme, les mesures contre les Juifs sous Vichy, les actes de collaboration et les rafles sous l'occupation allemande. Ce constat n'efface pas la réalité des faits qui lui ont valu d'être citée « Ville héroïque à la pointe de la résistance française et du combat pour la libération ». Mais il vient nuancer, compléter, corriger la représentation classique de l'histoire de la ville.
Le second point porte sur la nature de l'antisémitisme. Avant de s'exercer au temps de l'occupation nazie sous sa forme la plus violente (rafles, déportations les camps d'extermination), l'antisémitisme a revêtu des formes plus sournoises qui entrent dans une logique de mise à l'écart et d'expulsion pour aboutir à l'élimination physique. L' «aryanisation » économique, calquée sur la politique allemande en zone nord occupée, est étendue par les lois de Vichy à partir de juillet 1941 à tout le territoire. Elle vise à faire disparaître toute influence économique des Juifs et exploite le préjugé solidement ancré dans une partie de la population française qu'ils dominent la vie économique. Contredisant le cliché de richesse attribuée par l'antisémitisme aux Juifs, le rapport et le colloque mettent clairement en évidence que la majorité des juifs spoliés, à Grenoble et ailleurs, souvent des immigrés qui avaient fui l'antisémitisme d'Europe centrale, vivaient de manière modeste.
Bibliographie :
- Jean Mattéoli (dir.), Rapport général de la Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France, Documentation française, janvier 2000.
- Tal Bruttmann, Aryanisation économique et spoliations en Isère, 1940-1944, Presses Universitaires de Grenoble, 2010.
- Philippe Barrière, Tal Bruttmann, Jean-Claude Duclos (dir.), L'Isère en Résistance : l'espace et l'histoire, Veurey, édit. DL, 2005.