Du littoral à l’île de Sète : parcours patrimoniaux
Du littoral à l’île de Sète : parcours patrimoniaux
# Introduction
Le thème du patrimoine se justifie pour balayer la longue histoire du littoral languedocien. À défaut d’un grand récit qui nous enseignerait le sens de nos origines et nous donnerait les points de repères assurés sur notre identité, nous disposons de quelques objets rescapés des tumultes de l’histoire. Au gré des monuments qui subsistent ou des musées qui les rassemblent, ces vestiges matériels nous rendent sensibles à l’épaisseur du temps. En même temps, la géographie même de la côte méditerranéenne nous incite à des rêveries immobiles. Les dunes de sable, les étangs calmes semblent subsister de toute éternité. À tort, certainement, mais eux aussi sont des fragments de notre univers à protéger. En définitive, ce que le golfe du Lion continue de produire en biens culturels de valeur, se concentre peut-être à Sète, l’Agathé ou la Lattara du XXIe siècle.
# Des vestiges d'histoire
Les controverses ne manquent pas entre spécialistes, concernant la nature des peuplements primitifs tout au long du golfe du Lion. Les populations autochtones, rassemblées sous l’appellation de Celtes, ou de Gaulois, sont mal identifiables et peinent à se manifester indépendamment des vagues successives de nouveaux arrivants, qu’il s’agisse des Étrusques dès le VIe siècle avant J-C, des Grecs phocéens installés à Marseille puis à Agde, et enfin de la colonisation romaine au IIe siècle. Ces « immigrés » ont déposé sur nos rivages des vestiges, pour la plupart enfouis, que seules les fouilles archéologiques permettent de ramener à la surface. Les repères donnés par les textes des géographes antiques ne suffisent pas toujours à déterminer l’emplacement des sites anciens, d’autant que la côte basse languedocienne est éminemment instable à l’échelle des millénaires, et même des siècles, et rend hasardeuses les tentatives de localisation. La recherche archéologique, au gré des sondages systématiques ou des découvertes fortuites, écrit donc une histoire en constant renouvellement, faite d’hypothèses et d’interprétations rarement fixées (Voir aussi le parcours « Archéologie sous les eaux » consacré à l'archéologie sous-marine).
C’est ainsi que, si quelques points sur la carte du littoral héraultais font actuellement figure de témoins essentiels de notre lointain passé, rien n’assure que cette géographie ne sera pas bouleversée demain. La fragilité du lido sablonneux et les mouvements continuels du trait de côte ont contraint les populations riveraines à s’installer en seconde ligne derrière les étangs et lagunes qui longent le littoral de façon quasi ininterrompue depuis le delta camarguais jusqu’à l’embouchure de l’Aude. De fait, la plupart des regroupements importants de population se sont fixés au-delà de la zone littorale, plus au nord, à l’intérieur des terres. Les vestiges monumentaux in situ sont donc rares sur le cordon littoral. Parmi les plus marquants, les embouchures des fleuves ont ancré la présence de visiteurs étrangers : ainsi d’Agathé (Agde) sur l’Hérault, ou de Lattara (Lattes) sur le Lez, entre Montpellier et l’étang du Méjean.
Le chantier de fouilles de Lattara est très significatif. Il illustre particulièrement la construction de l’intérêt patrimonial pour le passé ancien, d’abord du fait des collectionneurs de curiosités et des amateurs éclairés, puis récemment passé entre les mains de scientifiques hautement spécialisés. Toujours est-il que, entre l’instituteur Henri Prades, découvreur du site dans les années 1960, et les directeurs de recherche au CNRS actuels, la ville et le port antique de Lattara sont devenus les vestiges les plus célèbres sur le littoral héraultais. Le site archéologique est d’ailleurs inscrit en totalité aux monuments historiques depuis 2003.
Mais à côté de ces rares sites archéologiques, les vestiges du passé lointain de la côte méditerranéenne se retrouvent surtout dans les musées qui rassemblent les objets sortis de l’oubli. Il en va ainsi du musée du Cap d’Agde qui abrite le célèbre Éphèbe retrouvé dans les eaux de l’Hérault, seul musée en France dédié à l’archéologie sous-marine. Il faut citer également le musée de Loupian, au nord de l’étang de Thau, édifié autour des vestiges d’une villa gallo-romaine riche de mosaïques. Et bien sûr, revenir à Lattes au musée Henri Prades, que ses réaménagements récents et sa proximité du centre international de recherche archéologique, enrichissent en permanence.
Plus tard, la christianisation de la province y a implanté des évêchés : Agde et Maguelone dressent leurs cathédrales, toutes deux remarquables à divers titres. La cathédrale Saint-Étienne d’Agde, massive forteresse de lave noire, comme la plus grande part de la vieille ville, a abrité un évêque jusqu’à la Révolution. Pour Maguelone, il en va autrement. Perdue sur sa presqu’île, la cathédrale romane, désertée au profit de Montpellier en 1536, se délabre lentement, jusqu’au rachat du domaine par la famille Fabrège qui va la restaurer au XIXe siècle. Elle est aujourd’hui le centre d’un site exceptionnel entre mer et étang, qui attire non seulement les visiteurs mais aussi les mélomanes à l’occasion d’un festival de musique ancienne.
Puis le cordon littoral est devenu une frontière à défendre pour le royaume de France. C’est ainsi que l’embouchure de l’Hérault, l’accès à la ville d’Agde et par là à l’arrière-pays, ont été protégés par la construction du fort de Brescou, au large du cap d’Agde. Depuis la fin du XVIe siècle, les systèmes de défense s’y succédèrent, contre les Espagnols, puis dans les guerres de religion. La menace des Anglais installés à Gibraltar, suscita dès Louis XIV, un système de surveillance qui intégra Brescou, le port de Sète défendu par ses deux forts, Saint-Pierre et Richelieu, et une suite de signaux et de redoutes tout au long du golfe du Lion, chargés de prévenir du danger. C’est ainsi que le lido languedocien, espace désert et insalubre, a connu cette première occupation militaire, sous la conduite de l’ingénieur Mareschal au milieu du XVIIIe siècle. Il en subsiste quelques traces, tout particulièrement la redoute dite « de Ballestras », à Palavas, qui protégeait l’embouchure du Lez, et qui sert aujourd’hui de musée.
# Un espace vivrier et fragile
Un cordon de sable soumis aux évolutions multiséculaires des transports d’alluvions depuis le Rhône et les fleuves côtiers, des courants littoraux et de la montée des eaux. En retrait, des étangs et des lagunes dont notre siècle découvre la richesse, les transformant en sites remarquables à protéger. La notion, toute moderne, de patrimoine naturel s’applique à ces espaces composites. Ils sont ainsi aux prises avec l’impératif ambigu de « mise en valeur » qui désigne aussi bien leur surexploitation économique et touristique, avec tous les bouleversements qu’elle suppose, que leur isolement précautionneux. On voit ainsi coexister les politiques touristiques fondées sur l’exploitation patrimoniale des ressources locales et les mesures contraignantes de préservation des « espaces naturels » aussi sauvages que possible.
Ces espaces naturels sont pourtant également des milieux de vie qui cachent des microsociétés originales, localisées sous le toponyme régional de « cabanes ». C’est à leur propos qu’il est possible de parler de « patrimoine écologique » , point de vue récent puisque la Mission Racine, dans les années 1960, se proposait d’éradiquer ces « verrues »; vision fragile aussi, la lutte contre la cabanisation continuant d’occuper les autorités. L’étang donne lieu à de multiples usages adossés à une connaissance intime du milieu naturel. C’est le fait du monde des cabaniers en particulier tout autour de l’étang de l’Or, qui pratiquent des formes de pêche et de chasse, mi artisanales, mi de loisir, aux techniques héritées et qui font preuve d’un savoir-faire collectif exceptionnel.
Les zones humides languedociennes abritent également le monde de la bouvino, issu de la présence multiséculaire de bovins et de chevaux dans le delta camarguais. Ce type d’élevage extensif de biòus destinés prioritairement aux loisirs des villageois de petite Camargue pour les fêtes locales, prend de nos jours une extension considérable. Il se vit comme un patrimoine original, qui attire un nombre croissant d’acteurs : des manadiers, ces éleveurs d’origines diverses qui se lancent dans l’aventure d’une économie hasardeuse ; des communes, qui se réfèrent à la tradition camarguaise pour renforcer (ou créer) une identité locale ; une idéologie autour du taureau, qui tend à rassembler tous les tenants d’une Nacioun gardiano mythique, inventée il y a un peu plus d’un siècle. Pourtant, ce développement de la bouvino comme patrimoine à préserver se heurte inéluctablement à sa fragilité naturelle : celle de son milieu géographique originaire confronté aux crises environnementales et à la possible disparition de la Camargue actuelle.
# Au centre de l’arc littoral, Sète, île singulière
Au centre d’une côte basse tout entière dévolue au tourisme de masse dans un chapelet de stations dédiées, une ville portuaire en complet décalage. Paul Valéry la décrit ainsi :
Je suis né dans un port de moyenne importance, établi au fond d’un golfe, au pied d’une colline, dont la masse de roc se détache de la ligne générale du rivage. Ce roc serait une île si deux bancs de sable, d’un sable incessamment charrié et accru par les courants marins qui, depuis l’embouchure du Rhône, refoulent vers l’ouest la roche pulvérisée des Alpes, ne le reliaient ou ne l’enchaînaient à la côte du Languedoc. La colline s’élève donc entre la mer et un étang très vaste, dans lequel commence - ou s’achève- le canal du Midi. Le port qu’elle domine est formé de bassins et de canaux qui font communiquer cet étang avec la mer.
Cela suffit pour qualifier Sète d’île singulière.
Mais la particularité de la ville ne se limite pas à sa position géographique. Sur un littoral languedocien ancré dans des millénaires d’histoire, Sète fait figure de ville sans racines. Assez curieusement, le mont Saint-Clair n’aurait jamais connu ni oppidum, ni Étrusques ni Grecs ni Gaulois pour s’y intéresser. La décision de Louis XIV de créer un port (fortifié) sur ce promontoire isolé fait naître la ville au milieu du XVIIe siècle. Sète sera désormais un regroupement de marins, de pêcheurs, de commerçants, c’est-à-dire sans aristocratie, sans bourgeoisie foncière, sans intellectuels. Sous la Troisième République, de nombreux Italiens lui apportent leurs bras. Peut-être faut-il en inférer que Sète n’est pas encombrée, entravée par son passé : une ville libre de déployer son énergie dans ses propres projets. Ajoutons au tableau que l’activité portuaire et l’ouverture sur le monde extérieur ont favorisé la présence d’étrangers, de nombreuses nationalités, marins, consuls, négociants, et développé la curiosité pour le monde extérieur : une certaine forme de métissage culturel.
Ces rapides notations suffisent-elles à éclairer l’extrême singularité culturelle de Sète ? Il faut pourtant bien constater une floraison peu ordinaire de talents variés dans cette petite ville de moins de 45 000 habitants. Il naît à Sète beaucoup de personnalités marquantes depuis le dernier tiers du XIXe siècle. Certes, une cité provinciale incapable de garder ses enfants : à Sète comme ailleurs, l’interminable cohorte des Méridionaux « montés » à Paris à la recherche de la gloire ou de la fortune. Mais une cité qui sait se les attacher par quelque lien secret et fort. Plus nombreux encore peut-être, les Sétois d’adoption, qui viennent s’y poser, comme aimantés par un mystérieux magnétisme local.
A faire un rapide inventaire, on pourrait trouver une lignée de maîtres de la parole : Paul Valéry, évidemment, premier de cordée, né en 1871 d’une mère italienne, figure majeure de la poésie et de la philosophie d’entre les deux guerres. Derrière lui, pourquoi pas Emmanuel Gambardella (1888-1953), autre Italien de Sète, qui joua un rôle essentiel dans le football professionnel en tant que journaliste et dirigeant de la fédération, mais aussi président du quotidien régional Midi Libre et premier directeur de la radio régionale à Montpellier après la guerre. Et puis Jean Vilar, né en 1912, qui incarne le théâtre d’après-guerre, créateur du festival d’Avignon dès 1947, et rénovateur du TNP à Paris. Ces trois hommes sont inhumés au cimetière marin, chez eux. Et enfin Georges Brassens, autre fils d’Italienne né en 1921, le plus populaire des Sétois du XXe siècle. Littérature, journalisme, théâtre, chanson : en cinquante ans (1871-1921), ces quatre Sétois ont incarné des manifestations majeures de la puissance de la parole. Est-ce un hasard qu’ils soient nés dans un port méditerranéen ?
Ce qui pourrait caractériser Sète, ce sont aujourd’hui l’énergie effervescente, la créativité, les goûts populaires qui s’expriment particulièrement dans les arts plastiques. Le réalisme, ou plus largement le figuratif, est le cordon ombilical qui fait le lien entre deux générations successives de plasticiens. L'École de Sète, dès la fin des années 30, avec le natif Gabriel Couderc et la personnalité majeure du Languedocien François Desnoyer, sature de couleurs vives et de lumière portraits et paysages. Et cinquante ans plus tard, le grand mouvement de la Figuration libre qui, ici encore, rassemble des Italiens de Sète : les Di Rosa ou les Biascamano et le Sétois d’adoption qu’est Robert Combas, impose son exubérance et son énergie débordante. Cet art accessible et populaire s’exprime à l’encontre des formes les plus élitistes de l’art contemporain, spéculatif et conceptuel. Au contraire, il accueille et légitime les objets les plus banals dont il cherche à retrouver la charge poétique. Ainsi le MIAM, musée international d’art modeste, participe-t-il du mouvement d’extension des domaines de la Culture et de l’Art.
Et pourtant, le melting-pot sétois résiste à ces simplifications, ne craint pas les incohérences ni les alchimies improbables. Il suffit de mettre en avant les formes culturelles populaires qui font aujourd’hui la renommée de la ville (et dont on peut penser qu’elles sont en adéquation avec son histoire sociale) pour que se dressent les ombres de Valéry et de Vilar, ou la haute silhouette de Pierre Soulages, résident de longue date du mont Saint-Clair. Rien de moins populaire que ces trois noms de Sétois illustres, dans leur ville qui les reconnaît si peu. Valéry tenu respectueusement à distance avec deux ou trois vers du Cimetière marin ; les échecs successifs de festival au Théâtre de la mer à vouloir imposer des programmes dans la lignée de Vilar : tragédie antique ou drame classique (et pourtant le cadre s’y prête) ; l’abstraction de l’outre-noir de Soulages, non merci… quand on a la Méditerranée sous les yeux. Valéry a pourtant su dire ce qu’il devait à sa ville natale tôt quittée. Alors, faut-il parler de terreau commun pour tous les enfants prodigues ? Et aussi d’esprit des lieux qui souffle pour tous les visiteurs aimants ?
Sète, île singulière, est aussi une île mystérieuse.
# Conclusion
Le survol de quelques millénaires d’histoire, la diversité des traces laissées par l’occupation humaine depuis l’âge du Fer jusqu’à nos manifestations contemporaines, suffisent-ils à dessiner le portrait du littoral languedocien et à lui donner quelque cohérence ? À qui recherche à tout prix une identité, la réponse ne peut guère être que frustrante. Il semble plus justifié de mettre l’accent sur ce que porte en elle l’idée de frontière – les échanges, les conflits, les métissages – puisque la côte languedocienne est doublement une frontière : entre la terre et la mer ; entre les « autochtones » et les « étrangers » venus d’ailleurs.