Tête d'or de Paul Claudel, mise en scène de Jean-Louis Barrault

28 janvier 1968
08m 04s
Réf. 00458

Notice

Résumé :

En 1959, Jean-Louis Barrault met en scène Tête d'or de Paul Claudel pour l'inauguration de l'Odéon-Théâtre de France. Extrait de la pièce, interprétée par Alain Cuny et Laurent Terzieff.

Date de diffusion :
28 janvier 1968
Source :
ORTF (Collection: Le théâtre )

Éclairage

Tête d'or est la première grande œuvre dramatique de Paul Claudel, qui l'écrit à 22 ans, et en fait paraître la première version en 1890, la seconde en 1894. L'extrait est tiré de la deuxième partie de la pièce, qui en compte trois. Il montre le couple central du drame, Simon Agnel, joué par Alain Cuny, et le jeune Cébès qu'interprète Laurent Terzieff. La rencontre des deux hommes occupe tout le début de la pièce. Simon Agnel est un paysan aventurier, qui vient de parcourir le monde en vain et de perdre sa compagne. Cébès l'aide à enterrer la morte et tous deux exhalent leur désespoir devant la vanité de la vie. Cependant Simon connaît une illumination, et rêve avec Cébès de connaître la gloire. La seconde partie se déroule dans le palais d'un vieux roi qui attend avec anxiété l'arrivée des troupes ennemies. Cébès, malade, agonise, alors que Simon, rebaptisé Tête d'or par ses soldats, revient victorieux du combat. Ayant sauvé le royaume, il veut désormais monter sur le trône. Il finit par tuer le roi, et chasse la Princesse qui, incarnant la sagesse, avait reproché aux hommes de ne pas l'écouter. Mais la mort de Cébès vient rappeler une première fois à Simon la fragilité des entreprises humaines. Elle annonce ainsi la défaite qui l'accable dans la dernière partie. Lancées à la conquête d'une mystérieuse Asie, les armées de Tête d'or ont fui, le laissant à demi-mort. Il entend alors des lamentations, et retrouve la Princesse exilée, mourant de faim, qu'un déserteur a crucifiée à un arbre. Avec ses dents, Tête d'or arrache les clous, et demande avant de mourir qu'on lui restitue son pouvoir.

Dans Tête d'or s'entend ainsi l'écho direct de l'expérience spirituelle de Claudel, touché par la foi la nuit de Noël 1886. Simon Agnel reflète le désespoir du jeune poète, accablé par le positivisme qui régnait dans les années 1880, de même que son aspiration à déployer la force créatrice dont il se sent empli, et à s'affirmer face au monde. D'autre part, entre « Tête d'or » et le jeune Cébès, trop tôt fauché par la mort, on reconnaît nombre de traits d'Arthur Rimbaud, dont l'œuvre a constitué une autre révélation pour Claudel. Face à ces deux figures nietzschéennes de la volonté humaine et de l'affirmation du désir, se dresse la Princesse, porte-parole des valeurs religieuses, dont on peut voir dans le sacre final une image de l'Église. Ainsi la pièce met-elle en scène, comme dans L'Annonce faite à Marie, un conflit métaphysique, la tension entre des exigences et des pulsions contradictoires, dont chacune se formule en termes d'absolu.

C'est justement la radicalité de l'œuvre, à la fois dans ses thèmes, dans sa composition et dans son style, qui déroute les contemporains et conduit Claudel lui-même à interdire la représentation de sa pièce lorsque Jean-Louis Barrault vient solliciter son autorisation de la mettre en scène, en 1939. Le succès des mises en scène du Partage de midi et du Soulier de satin ne font pas changer d'avis le poète. Il faut donc attendre 1959, après la mort de Claudel, pour que Barrault, fidèle à la volonté de l'auteur, crée la pièce et la donne solennellement, en présence du général De Gaulle et d'André Malraux, pour l'inauguration de l'Odéon-Théâtre de France. Aux côtés de Laurent Terzieff et d'Alain Cuny, Catherine Sellers joue la Princesse et Jean-Louis Barrault le roi. Plus de cinquante ans après sa publication, le style sauvage, flamboyant et violent de Claudel, associé à la complexité de sa pensée et à la densité symbolique de l'œuvre, continue pourtant de surprendre, voire de rebuter le public, malgré l'extraordinaire distribution réunie par Barrault.

Marion Chénetier-Alev

Transcription

Jean-Louis Barrault
… d’années, et alors Tête d’or représente justement ce combat entre le païen et le chrétien, cette espèce de refus de la femme, c'est-à-dire de refus de la grâce, et de cruauté, de sévérité et en même temps cette espèce d’inquiétude, d’attrait devant le mystère que cette jeune princesse apporte et … où elle est porteuse de grâce. Il y a cette espèce de débat intérieur, entre l’être d’ombre et l’être de lumière, que sont Cébès et Simon Agnel, qui deviendra Tête d’or. Dans le fond, c’est un être double, et il y a la fameuse scène de la mort de Cébès qui est une des scènes d’amour les plus extraordinaires entre deux hommes. Et Claudel l’appelait la scène de l’homme double.
Laurent Terzieff
Laisse-moi, tête d’or.
Alain Cuny
Très bien.
Laurent Terzieff
Il y a plusieurs espèces d’hommes, les faibles et les forts, les malades et ceux qui se portent bien, j’ai pitié d’eux. Toi n’auras-tu pas pitié de moi aussi ? Je te le dis comme cette femme quand elle est morte sur le talus de la route, pourquoi me laisses-tu mourir ?
Alain Cuny
Penses-tu que je ne sois pas là ?
Laurent Terzieff
Non, mais va, il ne s’agit pas de cela, tout est mieux que tu crois, mais dis, dis que tu…
Alain Cuny
Je te prie, ne m’interroge plus.
Laurent Terzieff
Non, il le faut cependant, mère, mère mon frère, oh ! Ma nourrice aux côtes cuirassées.
Alain Cuny
Et bien.
Laurent Terzieff
Et bien, si tu n’as rien trouvé à me dire à ce dernier moment et bien moi je vais te dire quelque chose. Il n’a pas été permis que je meure ainsi désespéré, maintenant je suis au dessus de la douleur, il n’y a plus rien de moi. Tête d’or !
Alain Cuny
Quoi petit frère ?
Laurent Terzieff
Prend-moi dans tes bras. Et met-moi sur ton épaule comme une brassée de feuillage car je ne tiens plus à rien je suis comme une branche coupée. Toute peine est passée, le [incompris] est rompu je suis libre ! C’est la joie qui est dans la dernière heure, je suis cette joie même. Tête d’or ! Aime-moi donc davantage car à peine suis-je un homme vivant ! Je suis comme un oiseau qu’on a saisi au vol.
Alain Cuny
Je t’ai pris jalousement, la femme que tu aimais, alors que tu aurais été heureux avec elle, mais il ne fallait pas que tu en aimasses un autre que moi ! Oh, toute la tendresse que je porte entre mes mains. Oh Poids, oh sacrifice, que je tiens entre mes bras comme un mouton dont les pieds sont liés ensemble. T’appellerais-je mon enfant ou mon frère. Oh, mon ami trouvé dans les ténèbres, voilà donc que tu me quittes et me laisses tout seul.
Laurent Terzieff
Tête d’or, comme tu te donnais à moi, c’est ainsi que je me donne à toi, et comme tu ne m’as pas donné ton secret, c’est ainsi que je ne te donnerais pas le mien.
Alain Cuny
Femme, frère, compagnon, tout l’homme, toi, moi, gardons cette [inaudible]. Nos deux innocences s’étreignent, nos deux âmes se regardent face à face en riant toutes les deux.
Laurent Terzieff
Mon bien et mon âme. Je me repais de l’amour et je ne puis m’en rassasier, comment faire tenir dans une minute, un siècle d’embrassements ? Non, ne sois pas triste parce que je meurs et que tu ne me verras plus bientôt. Ah, je souffre, tiens-moi fort, courage mon âme encore un peu, rien qu’un peu, un peu. Voilà, maintenant couche-moi !
(Bruit)
Alain Cuny
Enfant Cébès, ma grosse tête blonde, le jour…
Laurent Terzieff
Ouvre la fenêtre !
(Silence)
Laurent Terzieff
Le froid matin violet glisse sur les plaines éloignées, atteignant chaque ornière de sa magie, et dans les fermes muettes, les coqs crient cocorico. C’est l’heure où le voyageur blotti dans sa voiture se réveille et regardant en dehors tous. Il soupire, et les âmes nouvellement nées, le long des murs et des bois refuient, guidées par les météores, vers les régions de l’obscurité. Quelle heure est-il ?
Alain Cuny
La nuit est finie.
Laurent Terzieff
Elle est finie. Et le matin, par qui la mer s’embrase et dont les feux immenses colorent les toits et les pylônes, renaît. Cette vie ci, et tous les autres jours, ils sauront la vie d’autres gens. Je sens la fraîcheur du vent…
(Silence)
Alain Cuny
M’entends-tu encore ? Dis, m’entends-tu encore ? Mettez la table sous l’arbre, car nous dînerons dehors. Oh Cébès, que le soir est beau, tout se tait, et il n’y a personne qui parle et comme l’odeur de l’armoire au pain et comme le souffle du four lorsqu’on en ouvre la gueule, c’est ainsi que devant nous s’étend la plénitude des champs. Voici la nuit, le pré est épais, c’est à peine si au loin on entend la faune en l’herbe profonde. Déjà les étoiles brillent en désordre et l’oiseau des nuits qui chante par intervalle, alors qu’au dessus de la terre commence l’ascension des cieux étoilés.