Parcours thématique

Le théâtre de l'absurde

Anaïs Bonnier

Un théâtre d'avant-garde dans les années cinquante

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la forme dramatique, comme la majorité des formes artistiques, traverse une période de remise en question. Les auteurs ressentent la nécessité de modifier profondément la forme théâtrale, tant au plan de l'écriture qu'au plan de la mise en scène. Sur la rive gauche de la Seine se créent de nombreux théâtres de poche, qui révèlent bientôt une nouvelle génération d'écrivains, au premier rang desquels Eugène Ionesco et Samuel Beckett.

L'Absurde

Dans les années quarante se développe en France la philosophie existentialiste, dont le représentant le plus connu est sans conteste Jean-Paul Sartre. Selon lui, en l'absence d'un Dieu, l'homme détermine lui-même son existence. Mais cette absence de Dieu, de croyance et de prédétermination, qui sous-entend à l'homme une totale liberté, peut également faire naître le sentiment de l'absurdité de l'existence. Albert Camus développe une réflexion sur cette notion dans Le Mythe de Sisyphe [1] : dans un univers privé de ses illusions et de ses lumières, explique-t-il, l'homme ressent une séparation entre son être et son existence, d'où naît le sentiment de l'absurde. Il observe trois attitudes de l'homme face à l'absurdité de la vie. L'homme croyant se réfugie dans la religion pour combattre l'absurdité. L'homme incroyant qui refuse d'accepter l'absurdité de la vie se suicide. Reste une troisième voie, que Camus explore à travers Sisyphe, celle de la révolte : pour lui, l'absurde ne prend sens que si l'on n'y consent pas. Pour mener sa réflexion, Camus s'appuie sur le mythe de Sisyphe, héros antique condamné par les dieux à pousser un rocher en haut d'une montagne. A chaque fois que Sisyphe est sur le point d'atteindre le sommet, le rocher tombe, et tout est à recommencer. Camus y voit à la fois un bonheur, parce que Sisyphe est totalement maître de son destin, et une tragédie, parce qu'il a pleinement conscience de l'absurdité de sa tâche.

Sartre et Camus écrivent tous deux une littérature qui reflète leurs positions philosophiques. La question de l'engagement de l'homme et de sa réalisation à travers une cause est centrale dans Les Justes de Camus, comme dans Les Mains sales, de Sartre.

<i>Les Justes</i> de Camus

Les Justes de Camus
[Format court]

Paul-Louis Mignon présente la pièce d'Albert Camus, Les Justes, et la mise en scène de Pierre Franck en 1965 au Théâtre de l'Oeuvre. Après un rapide résumé de la pièce, et la présentation des acteurs en scène, on peut voir un extrait de la pièce mettant en scène les personnages de Boris, Kaliayev et Stepan (Marc Cassot, Manuel Denis et Marcel Bozzuffi).

16 jan 1966
03m 12s

Les deux auteurs conservent cependant une approche assez traditionnelle du théâtre, leurs pièces étant construites de manière relativement classique. Si la philosophie existentialiste et ce qu'elle peut véhiculer de théories de l'absurde y transparaît, c'est avant tout dans les thématiques et les paroles des personnages. Mais certains auteurs, s'appuyant sur les expériences fondatrices de Jarry et du théâtre surréaliste, vont développer une nouvelle manière d'écrire du théâtre, bouleversant profondément et durablement les codes de l'écriture théâtrale. Ces auteurs, Martin Esslin les a regroupés sous la bannière, devenue universelle, de « théâtre de l'absurde » [2].

[1] Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, essai sur l'absurde, Gallimard, NRF, Paris, 1952.

[2] Martin Esslin, Le théâtre de l'Absurde, Buchet/Chastel, Paris, 1971.

L'absurde selon Esslin

Martin Esslin s'appuie lui aussi sur les théories de l'absurde de Sartre et Camus, mais constate que, si les auteurs s'inspirent du sentiment d'absurdité ambiant, ce n'est pas dans l'optique d'une révolte. Pour les auteurs de l'absurde, il semble qu'il n'y ait « rien à faire ». C'est sur ces mots emblématiques que s'ouvre l'une des deux pièces les plus connues de l'après-guerre, En attendant Godot . Face à l'absurdité du monde, les auteurs de ce qu'Esslin a appelé le « théâtre de l'absurde » développent un immobilisme, une attente désespérée. Ne parvenant pas à se contenter de la forme dramatique telle qu'elle existe à l'époque, et qui repose souvent sur des bases réalistes, ils poursuivent le travail entamé par les surréalistes sur une poétisation de la langue, et mettent la forme dramatique au service de ce constat d'absurdité.

Martin Esslin constate des points communs entre ces auteurs, au premier rang desquels Ionesco, Adamov et Beckett. En premier lieu, aucun ne fait plus confiance à la langue comme outil de communication. Le langage est l'outil du pouvoir, il est oppressant et absurde, le plus souvent figé dans des formes sclérosées. Ce sont ces formes qu'Ionesco place à la base de son travail de dramaturge, les utilisant en poussant à l'extrême leur absence de sens pour mieux les détruire. Chez Beckett, c'est la communication qui ne fonctionne plus : les personnages ne parviennent plus à dialoguer. Enfin, chez Adamov ou Audiberti, le langage est synonyme de manipulation et de tromperie. Leurs pièces se retrouvent également dans leur capacité à montrer, par des images poétiques et subjectives, l'absurdité de la vie, aussi bien dans leurs thématiques que dans leur construction. Le but du théâtre de l'absurde n'est ni de transmettre des informations, ni de présenter les problèmes ou destins de personnages : il ne repose pas sur l'imitation de la réalité (la mimésis d'Aristote). Son but est de présenter la situation fondamentale, particulière, d'un individu englué dans l'absurdité du monde. Les auteurs de l'absurde refusent le réalisme des personnages et de l'intrigue. Leurs pièces ne mettent pas en scène de personnalités marquées, ni d'intrigue dans le sens « narratif » du terme. Le lieu où se déroule l'action n'est souvent pas cité avec précision. Le temps n'est pas linéaire : soit il n'avance pas, soit il se répète. Enfin, le théâtre de l'absurde travaille à la fois le comique et le tragique : si l'absurde fait rire au premier abord, après réflexion, on peut y déceler des messages beaucoup plus sombres. Dans le même temps, il ne faut pas voir le théâtre de l'absurde comme un théâtre sombre : il repose, selon ses auteurs mêmes, sur la dérision, sur une forme de comique qui se moquerait de l'absurdité du monde pour mieux en déjouer le tragique.

Cette idée de dérision est fondamentale dans la thèse d'Emmanuel Jacquart [1]. Dix ans après la parution du Théâtre de l'absurde d'Esslin, Jacquart émet une nouvelle thèse, largement fondée sur celle d'Esslin : « alors que Sartre et Camus constataient l'absurdité de l'humaine condition, la déploraient et réagissaient par l'engagement, les nouveaux venus, qui éprouvent le même désarroi tragique, prennent du recul en se réfugiant dans la dérision. On souffre, on se voit souffrir et on ricane » [2]. Pour lui, les poètes du « Théâtre de dérision » refusent la logique classique du drame, basée sur la causalité. Leurs pièces apparaissent souvent comme illogiques ou morcelées, et inaugurent une écriture de la fragmentation. Il note également, comme Esslin, la correspondance entre fond et forme : si la structure des pièces semble manquer de logique, c'est parce que le monde manque de sens. La thèse d'Emmanuel Jacquart est intéressante à deux titres : d'une part, il émet l'hypothèse de la dérision, qui insiste sur la part comique de ces textes que la notion d'absurde tendait à gommer. D'autre part, elle tente de s'inscrire contre le sens commun, qui a érigé en symbole le titre du livre de Martin Esslin, ce contre quoi l'auteur même s'est indigné. Le théâtre de l'absurde n'est bien qu'une thèse, et aucunement un courant ; aucun auteur ne s'en est jamais reconnu ou revendiqué, et Esslin lui-même a précisé qu'il s'agissait bien pour lui de réunir, a posteriori, des auteurs, et non de théoriser les actes d'une école. Son livre s'attache bien, par ailleurs, à montrer également les très grandes différences entre les auteurs.

[1] Emmanuel Jacquart, Le théâtre de dérision, Gallimard, coll. Idées, 1974.

[2] Idem, p.92.

Qui sont les auteurs de l'absurde ?

Martin Esslin évoque, parmi les auteurs majeurs de l'absurde, Arthur Adamov. Cet auteur, qui s'est d'abord consacré à l'écriture de l'absurde, a ensuite rejeté cette part de son œuvre pour se consacrer à une écriture didactique fortement inspirée des drames de Bertolt Brecht. Esslin revendique Le Ping-Pong, comme une pièce absurde, parce qu'elle « montre l'homme engagé dans des entreprises vaines, dans une activité frénétique et frivole, promis en fin de compte à la sénilité et à la mort. Le billard électrique a l'ambigüité fascinante d'un symbole. Il peut représenter le capitalisme et les grosses affaires, mais il peut aussi bien figurer une idéologie religieuse ou politique, qui sécrète sa propre organisation, fait sentir son pouvoir et demande de ses adhérents dévotion et loyauté. » [1] Mais de l'aveu même d'Esslin, cette pièce marque une transition dans l'œuvre d'Adamov vers des textes plus ouvertement politiques et moins basés sur des angoisses existentielles.

Jacques Mauclair à propos d'Adamov

Jacques Mauclair à propos d'Adamov
[Format court]

Jacques Mauclair évoque l'auteur Artur Adamov, et les difficultés qu'il éprouvait à faire jouer ses pièces. Il revient sur sa propre expérience, la mise en scène de Ping-pong, dont il reconnaît qu'elle représente une critique virulente de la société de consommation. A travers des photographies, le téléspectateur est invité à accompagner le metteur en scène dans ses souvenirs.

16 nov 1977
01m 17s

Parmi ses auteurs, le théâtre de l'absurde compte également Jacques Audiberti. Ce dernier s'appuie principalement sur l'histoire pour créer des fantaisies héroïques, dans lesquelles un personnage suit un parcours initiatique qui lui révèle l'absurdité de la vie.

<i>Le Cavalier seul</i> de Jacques Audiberti

Le Cavalier seul de Jacques Audiberti
[Format court]

Présentation et extrait de la pièce Le Cavalier seul, de Jacques Audiberti, mise en scène par Marcel Maréchal et le Théâtre du Cothurne, et jouée à Avignon en août 1973.

09 aoû 1973
01m 43s

Bien entendu, les deux représentants les plus célèbres des avant-gardes des années cinquante sont Beckett et Ionesco.

[1] Martin Esslin, Le théâtre de l'absurde, Buchet/Chastel, Paris, 1971, p. 108.

Samuel Beckett

Samuel Barclay Beckett est né le 13 avril 1906 à Foxrock, au sud de Dublin. En 1927, il part pour Paris, où il a été nommé lecteur d'anglais à l'ENS de la Rue d'Ulm. Il y rencontre James Joyce, dont il devient le secrétaire et l'ami. En 1939, au moment de la déclaration de guerre, il est retourné en Irlande, mais en 1940, de retour en France, il est introduit dans la résistance et joue le rôle de boîte aux lettres et de traducteur pour le réseau Gloria. En août 42, lui et sa compagne Suzanne échappent de peu à la Gestapo. Ils quittent Paris et, après quelques mois d'errance, s'installent à Roussillon, dans le Vaucluse. Samuel Beckett écrit des romans, du théâtre, des pièces radiophoniques et des scénarios pour la télévision. Il est lauréat du prix Nobel de Littérature en 1969, mais refuse de se rendre à la cérémonie. Il meurt le 22 décembre 1989.

Après un premier essai de pièce de théâtre, Eleuthéria, qui ne sera jamais publiée de son vivant, Samuel Beckett, déjà auteur de plusieurs romans, se lance dans la rédaction d' En attendant Godot . Cette pièce, qui apparaît aujourd'hui comme un presque classique, a reçu à sa parution un accueil fort mitigé. C'est qu'avec Godot, Beckett propose un nouveau théâtre, radicalement différent de la production de son époque, s'inscrivant dans une nouvelle vague qui, si elle envahit peu à peu les théâtres de poche de la rive gauche de la Seine, a bien du mal à se frayer un chemin parmi les grands du théâtre. C'est Roger Blin qui montera la pièce en 1953, un an après sa parution aux Editions de Minuit, et alors qu'elle a déjà été refusée par plusieurs théâtres.

Si En attendant Godot choque, c'est que, dans cette pièce, il ne se passe rien. L'auteur joue d'ailleurs ironiquement de cette situation d'attente et d'immobilisme en la soulignant dans son texte : « VLADIMIR : Ce qui est certain, c'est que le temps est long, dans ces conditions, et nous pousse à le meubler d'agissements qui, comment dire, à première vue peuvent paraitre déraisonnables, mais dont nous avons l'habitude. » [1]

Entrée au repertoire d'<i>En attendant Godot</i>

Entrée au repertoire d'En attendant Godot
[Format court]

A l'occasion de l'entrée d'En Attendant Godot au répertoire de la Comédie-Française, Roger Blin, qui avait créé la pièce en 1953, met en scène les Comédiens Français. Un extrait de la pièce est diffusé, entrecoupé d'une interview de Jean-Paul Roussillon, qui évoque à la fois les réactions de Samuel Beckett, qui a assisté à plusieurs répétitions, et l'impact fondamental que sa pièce a eu sur le théâtre contemporain.

02 avr 1978
02m 49s

Cette esthétique de l'attente sans but se radicalise par la suite, avec Fin de Partie . Là encore, c'est Roger Blin qui crée la pièce, en 1957. Dans Fin de Partie, l'action entière se situe dans un no man's land désolé, dans l'attente de la fin.

<i>Fin de partie</i> de Beckett par Roger Blin

Fin de partie de Beckett par Roger Blin
[Format court]

Paul-Louis Mignon présente la mise en scène de Roger Blin, dont il rappelle qu'il est le créateur de la pièce. Il se livre ensuite à une analyse de Fin de partie, et à la présentation des personnages et acteurs en scène. On peut ensuite voir un extrait de la pièce, une conversation entre Hamm et Clov.

19 mai 1968
02m 45s

La troisième « grande » pièce de Beckett, Oh les Beaux jours, a été immortalisée par la mise en scène de Roger Blin, avec Madeleine Renaud dans le rôle de Winnie. La comédienne a interprété le rôle jusqu'à la fin de sa carrière. Dans cette pièce, Beckett développe à l'extrême la notion d'enfermement, en coinçant le personnage principal dans un mamelon de terre dont seul son buste dépasse. Ainsi enfermée, Winnie évoque un passé élégiaque, et tente de continuer à vivre. Dans cette pièce, Beckett déploie également un bel exemple d'humour et de dérision, en soulignant à de multiples reprises l'absurdité de la situation de son personnage :

«  WINNIE [imitant un passant qui, un jour, passa près d'elle] A quoi qu'elle joue ? dit-il – à quoi que ça rime ? dit-il – fourrée jusqu'aux nénés – dans le pissenlit ».

<i>Oh les beaux jours</i> avec Denise Gence

Oh les beaux jours avec Denise Gence
[Format court]

Le reportage montre la comédienne Denise Gence en coulisses, alors qu'elle se prépare à jouer le rôle de Winnie dans Oh les beaux jours, de Samuel Beckett, sur la scène du Théâtre national de la Colline. Elle évoque l'auteur, et la mise en scène de la pièce. Le reportage présente également des extraits de la mise en scène de Pierre Chabert.

19 sep 1992
02m 21s

Ce que le portrait classique de Beckett, et le procès intenté à tort au théâtre de l'absurde en général, semblent trop souvent faire oublier, c'est l'humour de l'auteur, un humour tout en ironie et dérision qui, pourtant, parsème l'ensemble de ses pièces.

<i>En attendant Godot</i> mis en scène par Luc Bondy

En attendant Godot mis en scène par Luc Bondy
[Format court]

En attendant Godot, l'une des pièces les plus connues de la seconde moitié du XXe siècle, devenue emblématique d'un renouveau du théâtre, est reprise au théâtre de l'Odéon par le metteur en scène suisse Luc Bondy. Le reportage présente des extraits de la pièce, commentée par son metteur en scène et l'un de ses interprètes, Gérard Desarthe.

22 sep 1999
03m 03s

Avec le temps, Beckett s'oriente vers une abstraction de plus en plus marquée : les situations dramatiques se gomment de plus en plus, laissant place à des pièces courtes, très chorégraphiées, reposant sur des dispositifs scéniques extrêmement précis, et sur une parole de plus en plus fragmentée, monologique. L'auteur d'avant-garde Samuel Beckett devient peu à peu un classique, célébré par la critique et la profession.

Centenaire de la naissance de Samuel Beckett

Centenaire de la naissance de Samuel Beckett
[Format court]

A l'occasion du centenaire de Samuel Beckett, décédé en 1989, le metteur en scène et comédien Pierre Chabert organise un festival destiné à présenter toutes les facettes de l'auteur irlandais. A travers des extraits de Fin de partie par Bernard Lévy, des Fragments de Peter Brook et des Cinq Dramaticules de la comédie Française, Pierre Chabert présente son festival d'hommage à Beckett.

15 oct 2006
02m 23s

[1] Samuel Beckett, En attendant Godot, Editions de Minuit, Paris, 1952, p. 104.

Ionesco

Né en 1909 à Slatina, en Roumanie, Eugène Ionesco est élevé entre la France, où il passe sa tendre enfance, et la Roumanie, où il retourne à l'âge de treize ans. Eugène Ionesco arrive au théâtre par hasard, en écrivant La Cantatrice Chauve . Il écrira par la suite des réflexions sur l'art du théâtre, dont Notes et contre-notes demeure l'exemple le plus parlant. Ionesco a été le premier auteur à être publié de son vivant dans la Bibliothèque de la Pléiade, et est élu à l'Académie française le 22 janvier 1970. Il est mort le 28 mars 1994.

Eugène Ionesco relate avec humour comment un manuel d'apprentissage de l'Anglais lui a fourni la trame de sa pièce la plus connue : « Consciencieusement, je copiai, pour les apprendre par cœur, les phrases tirées de mon manuel. En les relisant attentivement, j'appris, donc, non pas l'anglais, mais des vérités surprenantes : qu'il y a sept jours dans la semaine, par exemple, ce que je savais d'ailleurs  (...) A mon grand émerveillement, Mme Smith faisait connaître à son mari qu'ils avaient plusieurs enfants, qu'ils habitaient dans la banlieue de Londres, que leur nom était Smith, que M. Smith était employé de bureau, qu'ils avaient une domestique, Mary, Anglaise également... (...) un phénomène bizarre se passa, je ne sais comment : le texte se transforma, sous mes yeux, insensiblement, contre ma volonté. Les propositions toutes simples et lumineuses que j'avais inscrites, avec application, sur mon cahier d'écolier, laissées là, se décantèrent au bout d'un certain temps, bougèrent toutes seules, se corrompirent, se dénaturèrent » [1]. C'est à travers ces clichés qu'il compose La Cantatrice Chauve, une « anti-pièce » qui parodie autant les phrases toutes faites qui habitent notre langage que les codes du théâtre traditionnel. La pièce est créée en 1950 au théâtre des Noctambules, et arrêtée au bout de six semaines de représentations. Elle est reprise, dans la même mise en scène, quelques années plus tard, au théâtre de la Huchette.

<i>La Cantatrice chauve</i> mise en scène par Jean-Luc Lagarce

La Cantatrice chauve mise en scène par Jean-Luc Lagarce
[Format court]

Après une présentation de la pièce d'Ionesco, dont le journaliste rappelle qu'à sa création, elle fit scandale et fut retirée de l'affiche, avant d'être reprise quelques années plus tard, pour être jouée sans interruption jusqu'à aujourd'hui, un reportage présente la mise en scène de Jean-Luc Lagarce, bien décidé à renouveler le regard porté sur l'œuvre, notamment en adoptant une esthétique plus proche de l'esthétique télévisuelle que du décor de théâtre bourgeois initialement imaginé par Ionesco.

26 nov 1992
02m 43s

Sa seconde pièce, La Leçon, qui figure également au programme du théâtre de La Huchette, pousse elle aussi à l'extrême l'absurdité d'une langue, celle de l'enseignement. Alors que le personnage du professeur utilise le langage comme un moyen de domination, la jeune élève l'utilise comme un moyen de résistance. Mais elle succombe finalement à la lutte qui l'oppose au professeur. Dans cette pièce comme dans La Cantatrice Chauve, Ionesco invente également une temporalité cyclique, marquée par d'éternels retours des mêmes schémas, qui marque également le désespoir et l'absurdité du monde. Si les pièces d'Ionesco sont souvent considérées en fonction de leur potentiel comique, l'auteur n'avait de cesse de rappeler leurs bases tragiques, puisqu'elles reposaient toutes sur des constats plutôt sombres. Nul doute, néanmoins, que, ayant constaté que La Cantatrice Chauve, qu'il avait conçue comme une tragédie du langage, faisait rire le public, il ait ensuite consciemment joué à déplacer les frontières du tragique et du comique.

Si la dramaturgie d'Ionesco devient peu à peu plus classique dans sa structure, les thèmes qu'il aborde demeurent résolument absurdes. Dans Rhinocéros, il met ainsi en scène Béranger, un jeune homme qui fait face à une épidémie étrange qui transforme peu à peu tous ses contemporains en rhinocéros. Béranger, résistant jusqu'au bout à la maladie, restant fidèle à lui-même, sera le seul à être épargné, clamant haut et fort sa décision de rester humain. A travers les rhinocéros, Ionesco illustre la création d'un système de pensée qui absorbe peu à peu tous les individus, même les plus réfractaires. C'est également sur une fable métaphorique que l'auteur fonde Le Roi se Meurt . Dans cette pièce, à travers la mort d'un souverain imaginaire, c'est la sclérose d'un régime qu'illustre Ionesco, mais aussi l'absurdité de la vie, vouée à la mort, à laquelle le Roi se refuse à corps et à cri.

<i>Le Roi se meurt</i>, mis en scène par Jacques Mauclair

Le Roi se meurt, mis en scène par Jacques Mauclair
[Format court]

Paul-Louis Mignon interroge Eugène Ionesco sur sa pièce, Le Roi se meurt. Après un résumé de l'intrigue par l'auteur, on peut voir un extrait de la mise en scène de Jacques Mauclair (qui joue le Roi), avec Tsilla Chelton, Reine Courtois, Marcel Cuvelier... Dans cet extrait, le Roi (Béranger 1er), refuse d'accepter sa mort prochaine, alors que tous ses proches lui enjoignent d'accepter son sort.

13 jan 1963
03m 06s

Ionesco, comme Beckett, est passé du statut d'auteur d'avant-garde à celui de classique. Souvent reprises sur les scènes de grands théâtres privés, considérées comme de fameux exercices d'acteurs, (Scenes00223 - Théâtre : "Le roi se meurt") les œuvres d'Ionesco bénéficient également d'une conservation « muséale », le théâtre de la Huchette continuant à présenter La Cantatrice Chauve et La Leçon dans leurs mises en scène d'origine.

<i>Le Roi se meur</i>t de Ionesco, mis en scène par Georges Werler

Le Roi se meurt de Ionesco, mis en scène par Georges Werler
[Format court]

Michel Bouquet reprend le rôle du Roi Béranger 1er, qu'il avait déjà interprété en 1994, sous la direction de Georges Werler. On peut croit des extraits de la pièce sur la scène du Théâtre Hébertot, ainsi qu'une courte interview du metteur en scène expliquant la genèse du projet.

25 sep 2004
02m 17s
Cinquantenaire de la création de <i>La Cantatrice chauve</i>

Cinquantenaire de la création de La Cantatrice chauve
[Format court]

A l'occasion du cinquantenaire de la création de La Cantatrice Chauve, retour sur le parcours de cette pièce au théâtre de la Huchette. Dans ce théâtre, en effet, depuis 50 ans, se joue la pièce la plus célèbre d'Ionesco, telle qu'elle fut mise en scène à sa création. Le metteur en scène et un des acteurs témoignent des réactions mitigées du public à la création de la pièce, et des images d'archives proposent un commentaire de l'auteur lui-même.

16 fév 2007
02m 39s

[1] Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, Gallimard, Paris, 1962, p. 155-158.

Les héritiers de l'absurde

Révolution dramaturgique et scénique, le théâtre de l'absurde a profondément marqué les auteurs de théâtre, et nombreux ont été ceux qui, dans la génération qui suit Ionesco et Beckett, se sont inspirés des avant-gardes des années cinquante pour inventer de nouveaux styles, de nouvelles façons d'écrire.

Martin Esslin place Fernando Arrabal comme l'un des héritiers de l'absurde. Cet auteur espagnol s'attache à produire un théâtre onirique et comique, mais en gommant totalement l'idée d'une fin heureuse. Ses textes oscillent entre poésie et Grand-Guignol, toujours sur la marge, dans une esthétique où le rêve s'avère toujours prêt à le céder au cauchemar.

<i>Fando et Lis</i> de Fernando Arrabal au Grenier de Toulouse

Fando et Lis de Fernando Arrabal au Grenier de Toulouse
[Format court]

Présentation de la mise en scène de Fando et Lis de Fernando Arrabal au grenier de Toulouse, dans une mise en scène de Lise Granvel. Le metteur en scène présente la pièce, et explique les raisons pour lesquelles elle a choisi de la monter. Un extrait de la pièce est également présenté.

14 nov 1970
02m 26s

Mais si l'absurde marque les esprits, c'est surtout en raison du traitement radical qu'il opère sur la langue. Déliant les mots du théâtre, les avant-gardes des années cinquante inspirent à des auteurs comme Roland Dubillard un humour basé sur la résonnance des mots entre eux, sur les clichés du langage et les lieux communs qui habitent le quotidien. Cette écriture qui déconstruit la langue en utilisant ses plus flagrants clichés rappelle évidemment l'Ionesco des débuts.

<i>Les Diablogues</i>, Roland Dubillard

Les Diablogues, Roland Dubillard
[Format court]

Dans cet extrait de l'émission « Le petit théâtre du dimanche », Claude Piéplu et Roland Dubillard interprètent un extrait des Diablogues, écrits par Dubillard. Dans cet extrait, Monstres sacrés, les deux personnages évoquent un pittoresque personnage d'actrice.

24 mai 1999
10m 19s

Enfin, s'il est un auteur qui peut être désigné comme un héritier de l'absurde, c'est bien Harold Pinter. Cet auteur britannique compose en effet un théâtre où la parole, bricolée, raturée, sans cesse reprise et corrigée, repose également beaucoup sur le lapsus et le non-sens. Pinter rejette la logique qui préside habituellement à la composition théâtrale et toute idée de causalité. Il pense ainsi reproduire le mode de fonctionnement profondément désordonné de la pensée humaine, dans sa complexité. Bouleverser l'ordre de la narration, montrer la vanité et la vacuité du langage, c'est un travail dans lequel Pinter excelle. L'auteur britannique s'attache également à transformer des situations quotidiennes et banales en modèles d'absurdité.

Le nouveau théâtre anglais : <i>Le Gardien</i> d'Harold Pinter

Le nouveau théâtre anglais : Le Gardien d'Harold Pinter
[Format court]

Le critique Martin Esslin est interrogé sur les liens entre ce qu'il a appelé le « Théâtre de l'Absurde » et les nouvelles dramaturgies anglaises des années soixante. L'essayiste souligne les liens entre Pinter et Beckett, tout en soulignant également l'attachement de l'auteur du Gardien à un héritage naturaliste. Le reportage continue avec un extrait du Gardien, d'Harold Pinter, mis en scène par Jean-Laurent Cochet en 1969 au théâtre Moderne. L'extrait présente un dialogue entre les personnages de Davies et Aston, respectivement interprétés par Jacques Dufilho et Sacha Pitoëff.

11 nov 1969
03m 10s
<i>No man's land</i>, Harold Pinter

No man's land, Harold Pinter
[Format court]

Après un extrait de la pièce, filmé au Théâtre du Gymnase-Marie Bell, dans la mise en scène de Roger Planchon (initialement créée en 1979 au TNP de Villeurbanne), Harold Pinter, accompagné de son traducteur Eric Kahane, explique comment lui est venue l'idée de cette pièce. L'auteur révèle au journaliste le processus de son écriture avec son ironie coutumière.

21 sep 1979
04m 08s
<i>Le Retour</i>, entrée de Pinter au répertoire de la Comédie-Française

Le Retour, entrée de Pinter au répertoire de la Comédie-Française
[Format court]

A l'occasion de la mise en scène du Retour à la Comédie-Française, le reportage revient sur cette pièce de Pinter, offrant à la fois un portrait du dramaturge et une présentation de la mise en scène de Catherine Hiegel (2000). Cette mise en scène marque l'entrée au répertoire du dramaturge britannique, qui s'est rendu pour l'occasion à la première de la pièce. Le reportage fait état du « mythe » Pinter, marquant son importance dans l'évolution de la dramaturgie au XXe siècle. Muriel Mayette, qui interprète Ruth, présente la pièce en insistant sur la dimension sordide de cette famille dans laquelle son personnage est amené à entrer.

13 déc 2000
01m 58s

Conclusion

S'il ne fallait retenir qu'une chose du théâtre de l'absurde, c'est qu'il n'est pas un courant littéraire ou une école, mais bien un agrégat d'approches très différentes de l'art théâtral. Néanmoins, ces avant-gardes des années cinquante ont pour point commun d'avoir ouvert la voie à une nouvelle façon d'écrire des pièces. Libérant le dialogue et la scène de carcans traditionnels, elles laissent en héritage aux dramaturges qui suivent l'intuition que la forme théâtrale doit être remise en question, et qu'un travail différent sur la langue est possible. Forte de ses héritages surréalistes et de la pensée existentialiste, les dramaturgies de Beckett, d'Ionesco, d'Adamov, d'Arrabal ou de Pinter, ouvrent la voie aux dramaturgies contemporaines en montrant également l'apport indispensable des autres arts, au premier rang desquels le music-hall et le cinéma.