A propos de Pessoa

12 juin 1998
03m 41s
Réf. 00258

Notice

Résumé :

L'essayiste et philosophe Eduardo Lourenco, auteur d'une biographie de Fernando Pessoa, explique comment cet écrivain qui est aujourd'hui considéré comme l'un des plus importants du siècle, a bouleversé l'imaginaire portugais à travers ses évocations de la ville de Lisbonne et de la vie quotidienne. Son oeuvre traite aussi de la perte d'identité de l'homme moderne à travers sa multiplicité. Enfin, Pivot commente l'une de ses oeuvres maîtresses, Le Livre de l'intranquillité.

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Date de diffusion :
12 juin 1998
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Éclairage

Jamais peut-être l'épithète d'insaisissable ne s'applique mieux qu'à un auteur dont le nom signifie personne en portugais : Fernando Pessoa (1888-1935). Ecrivant dans sa langue maternelle aussi bien qu'en anglais, qu'il apprit en Afrique du sud où sa mère s'était remariée avec le consul du Portugal à Durban, il ne quitte pratiquement plus jamais Lisbonne, sa ville natale, après son retour, en 1905, vivant de travaux de traduction et d'édition (il fonde en particulier les revues poétiques Orpheu en 1915, qui n'eut que deux numéros, et Athena, ainsi que la maison d'édition Olisipo).

Poète méconnu qui n'a alors publié qu'un seul livre, Message (1934), on retrouve à sa mort plus de 27 000 poèmes manuscrits dans une malle, et signés de dizaines d'auteurs, tous des doubles ou plus précisément des hétéronymes, ainsi qu'il les appelait, de l'insaisissable poète.

Publiée dès lors en recueils, son oeuvre est immédiatement reconnue comme l'une des plus importantes contributions à la littérature portugaise et européenne, ce qui a valu à Pessoa de reposer, après un hommage national en 1985 pour le cinquantenaire de sa disparition, auprès de Vasco de Gama et Luis de Camoens, dans le monastère des Hiéronymites de Lisbonne.

Aurélia Caton

Transcription

Bernard Pivot
Alors Pessoa, c'est, que vous posez comme un des plus grands écrivains aujourd'hui, du siècle ?
Eduardo Lourenco
Personnellement oui.
Bernard Pivot
Je crois que c'est...
Eduardo Lourenco
Maintenant, c'est pas très intéressant de le dire, puisque c'est devenu une sorte de cliché.
Bernard Pivot
Oui, ici ?
Eduardo Lourenco
Non je dis, pas seulement ici, ça commence à se répandre cette idée que Fernando Pessoa est un des plus grands écrivains du siècle. C'était bien enfin de le reconnaître, c'était encore mieux de le penser et de le vivre comme tel il y a une quarantaine d'années.
Bernard Pivot
Ah ben oui !
Eduardo Lourenco
Ça c'est très égoïste de vous dire ça, mais je veux dire que, il est tombé sur ma génération, comme ça, comme une étoile qui nous tombe d'un autre ciel et ça a bouleversé la paysage, non pas seulement de la poésie portugaise mais de l'imaginaire portugais. Et même, en quelque sorte le, c'est comme si nous n'avions jamais regardé de cette façon-là la culture portugaise, la ville, cette ville là enfin qui s'appelle Lisbonne, et d'une façon générale, les choses. C'est-à-dire les choses qu'on voit tous les jours, le quotidien, et qu'il voit comme s'il était un extra-terrestre, il voit le côté inversé des choses
Bernard Pivot
Mais si, si il y a des français là qui disent : Pessoa, j'en ai peut-être jamais entendu parler ou bien j'en ai entendu un peu parler mais je ne l'ai pas lu. Alors, qu'est-ce que vous pourriez dire les uns les autres, dire aux Français : lisez Pessoa, pourquoi faut-il lire Pessoa ? Pourquoi y a-t-il une singularité en lui qui fait que c'est un des grands écrivains ? Moi je vais vous faire un aveu : j'avais très peu lu de choses de lui, et donc pour préparer cette émission, je me suis mis à lire du Pessoa. Et je dois dire : j'ai été absolument subjugué, notamment par exemple, je n'avais jamais lu ce livre qui s'appelle Le livre de l'intranquillité, qui est un chef-d'oeuvre, effectivement, de la littérature du XXe siècle. Et alors je dirais pour les Français que ça se situe entre Michaud et Cioran, c'est un livre assez désespéré même s'il y a parfois des passages assez drôles, mais vraiment, et puis la qualité de ses poésies... Donc, qu'est-ce que vous diriez ? Pourquoi faut-il le lire ?
Eduardo Lourenco
Il faut le lire parce qu'il faut lire tous les poètes de toute façon.
Bernard Pivot
Ah non, non, non ! Non, non, non, il faut pas lire tous les poètes... Non, non, non, je suis pas d'accord...
Eduardo Lourenco
Lui particulièrement, il faut le lire parce que, il est dans tous les sens, en fait, du terme, un cas, c'est quelqu'un qui a eu, a mis en scène cette maladie ou cette condition spécifiquement moderne de la perte d'identité. Ce sentiment que, enfin qui a porté les hommes pendant des siècles, nous sommes des sujets, nous sommes la force du monde. Et lui il appartient à cette catégorie de quelqu'un qui découvre un peu qui... Non pas qu'il est personne mais qu'il est une multiplicité qu'on ne peut pas véritablement réunir. Evidemment il a donné à cela une forme dramatique, il sait qu'il a créé des poètes, enfin qui sont des doubles ou des triples de lui-même, mais l'important c'est que, il montre par là que c'est pas son cas. C'est vraiment le cas de la modernité et de l'homme moderne, qu'il est multiple.