L'oie capitale des Landes
Notice
En chalosse, l'élevage d'oies permet de valoriser les petites exploitations. Certains agriculteurs s'équipent pour augmenter une production familiale d'oies grasses et de foies gras dont les cours sont fixés lors des marchés ; d'autres misent sur le progrès pour produire à plus grande échelle, bénéficiant pour l'écoulement de leur production de l'intervention de la Sica Foie gras des Landes.
Éclairage
"Comment passer de 50 oies gavées annuellement, comme le faisaient mes parents, à 250 aujourd'hui "? Tel est le défi que tente de relever Alain Harambat, jeune agriculteur de Saint-Sever qui exploite avec sa femme une propriété de 20 hecatres de Surface Agricole Utile (SAU). Il espère ainsi retirer un salaire correct pour les deux, salaire qu'il n'a pas avec le revenu actuel de sa ferme. Cet acte volontariste n'est pas le fruit du hasard, il s'appuie sur la tradition pour s'ouvrir à la modernité.
Une tradition rurale ancestrale
Dans les Landes, la Chalosse élargie à dix cantons du Sud Adour, de Dax à Aire-sur-l'Adour est historiquement un "pays" de production de "gras" (oies et canards gavés au maïs). En 1960, elle fournit la moitié de la production française. Le cercle des consommateurs est restreint, ce sont des gourmets locaux, des conserveurs du Périgord et d'Alsace qui viennent s'approvisionner sur les marchés locaux : Montfort-en-Chalosse, Mugron, Saint-Sever, Aire-sur-l'Adour, Hagetmau, Dax, Peyrehorade...
Une ferme moyenne produit une cinquantaine d'oies pour la conserve familiale et la vente. Pour cela, elle dispose d'une mare où a lieu la reproduction. Les gascons ont baptisé "jeu", l'ensemble constitué par un jars et 5 à 6 femelles. Une centaine d'œufs sont couvés par des dindes, dans un coin de la grange. Les nombreux aléas de cet élevage : œufs clairs (non fécondés), oisons fragiles (nourris aux orties hachées dès le jeune âge), les attaques de la buse... laisseront bon an, mal an 50 oies élevées sur des parcours herbeux pendant 6 à 8 mois. Le gavage, fort contraignant, se pratique 3 fois par jour, pendant 30 jours, à l'aide de l'embuc (sorte d'entonnoir muni d'une vis hélicoïdale qui amène jusqu'au jabot le maïs légèrement bouilli). Le gavage est exclusivement une "affaire de femmes".
Le foie gras, quant à lui, reste "un luxe plébéien des métayers du Sud-Ouest" [1]. Chez le paysan il est surtout destiné au marché. A la métairie, on n'a droit qu'aux petits, aux rougis, difficilement vendables. La viande d'une quinzaine d'oies - les autres sont vendues sur les marchés - est confite et conservée sous la graisse dans des "toupies" de terre cuite pour la consommation familiale. Ainsi pratiquaient les parents d'Alain Harambat jusque dans les années 1960.
L'environnement social et économique
Nous sommes en 1960, 20 ans après l'adoption par l'Assemblée Nationale Constituante du Statut de Fermage et du Métayage qui met fin au faire-valoir le plus conservateur qui soit : le métayage. La Chalosse, secouée périodiquement de luttes sociales, est peuplée de métayers qui survivent sur des exploitations de moins de 10 ha. En majorité devenus petits propriétaires, parfois seulement de leur maison, ils ont maintenu des traditions de polyculture, vigne, maïs et volailles.
Ici plus qu'ailleurs, les années 1960 ont apporté, à certains égards et en plein Trente Glorieuses, une véritable euphorie dont le maître-mot est "progrès". Quelques données méritent d'être précisées :
-le maïs porté haut par les hybrides, la fertilisation et la mécanisation, bouscule la tradition et s'impose dans 90% des exploitations, par les surfaces cultivées et les rendements obtenus
-l'amélioration des techniques est l'objet de toutes les préoccupations. Le Ministère de l'Agriculture et sa DSA (Direction des Services Agricoles), les Foyers de Progrès Agricoles, la Chambre d'Agriculture, la profession qui s'organise en GVA (Groupements de Vulgarisation Agricole), les maîtres agricoles animateurs de CIVAM (Centre d'Initiation et de Vulgarisation Agricoles et Ménagers), tous dispensent dans les campagnes la bonne parole des dernières techniques
-afin de maintenir un revenu agricole qui permette aux petits exploitants de vivre, la valorisation du maïs produit sur l'exploitation s'impose avec force. La valeur ajoutée de sa transformation en produits de qualité, volailles, bœuf de Chalosse, porc fermier est l'objectif primordial, aussi, des éleveurs de palmipèdes à foie gras. L'obtention du premier label français par le Poulet Jaune des Landes en 1966 a une portée considérable et fait office de puissante locomotive.
Logiquement, le foie gras d'oie et de canard rentre dans l'économie marchande. De revenu d'appoint dans "l'artisanat domestique féminin" [2], il devient revenu principal pour beaucoup d'exploitations, grâce à une production intensive qui deviendra bientôt industrielle.
Avec Henri Demay, de Baigts en Chalosse, nous sommes dans une configuration différente de celle d'Alain Harambat. Comptable de profession, il rentre en agriculture à 40 ans en acquérant une exploitation d'une vingtaine d'hectares en plein "pays du gras" et en obtenant le diplôme du BAA (Brevet d'Apprentissage Agricole). Séduit par l'élevage, il a en point de mire deux phares du progrès, Artiguères et la SICA de Saint Sever. Il adhère à cette dernière et produit du poulet jaune label.
Sur le domaine d'Artiguères à Benquet près de Mont de Marsan, l'INRA a mis en place dès 1958, une Station expérimentale de l'oie grise du Sud-Ouest. Des chercheurs portent leur action sur la génétique, les conditions d'élevage, la nourriture, l'action personnelle du gaveur.
Henri Demay tire partie des enseignements qu'il a retirés de la visite du domaine d'Artiguères et installe chez lui, avec l'aide de sa famille, une unité de production de 400 oies ce qui suppose incubateurs, parcs d'élevage sur caillebotis, salle de gavage... sous l'œil parfois suspicieux de ses voisins.
Les parcours différents d'un jeune agriculteur issu de la tradition familiale qui réalise une mutation de grande ampleur et d'un "étranger au pays", partisan de techniques modernes, sont un raccourci ; mais il rend compte des profondes transformations économiques, sociales et pour tout dire culturelles du milieu paysan de Chalosse dans les années 1960 et s'inscrivent parfaitement dans l'Histoire du "pays landais".
[1] Document Chambre d'Agriculture des Landes 1993, IGP
[2] DELAUNEY, Michel , Un délice nommé foie gras. Une histoire d'Adour, Paris : les Presses du management, 1999.