Le foie gras de Noël
Notice
Afin de valoriser leur production de maïs, les agriculteurs, grâce au concours de la SICA de Saint-Sever et du Crédit Agricole, se spécialisent dans l'élevage d'oies et de canards gras. Organisés selon des groupements d'exploitation en commun, ils bénéficient de contrats avec les conserveurs de la région.
Éclairage
Foie gras associé à la fête, celle de Noël en particulier, foie gras des Landes pour plus de la moitié de la production française. Foie gras en pleine expansion dans cette vallée de l'Adour, aux confins du Béarn. Foie gras qui connaît en cette fin de la décennie 60, des bouleversements de la production à la transformation et à la consommation, comme il n'en a jamais connu de semblables dans toute son histoire.
"Le foie gras, produit sur l'exploitation familiale, synonyme de qualité, est seul susceptible de jouer pleinement un rôle social, en augmentant le revenu par la valorisation du maïs sur des fermes de petites surfaces." Ainsi s'exprime Jacques Castaingt, président de la SICA [1] de Saint-Sever. Il deviendra un des leaders agricoles landais les plus en vue, président de la FDSEA [2], de la Chambre d'Agriculture, conseiller régional. C'est sous son impulsion que la SICA Foie Gras Adour Pyrénées Gascogne a été créée en 1963. En 1964, elle compte déjà plus de 700 adhérents pour un volume de plus de 200 000 têtes de palmipèdes gras traités. En 1969, à son secteur découpe et commercialisation, la SICA ajoutera un secteur transformation et deviendra en 1970 la coopérative SOCADOUR. C'est la première organisation professionnelle d'envergure dans le domaine du "gras" dans les Landes.
1960/1970, le temps des grandes mutations
Certains ont pu parler de véritable "révolution", tant il est vrai que, dans de nombreux domaines, la production de foie gras landais a provoqué des changements profonds :
-sur le plan économique : de fournisseur de matière première exportée hors département, les Landes ont profité de la "valeur ajoutée" en transformant le maïs de l'exploitation en viande de qualité : porc, volailles, bœuf.
-dans l'évolution des mentalités, le gavage "domaine réservé de la femme", est devenu, dès lors qu'il procure un revenu appréciable, l'affaire, aussi, des hommes.
-parallèlement, les femmes affirment leurs capacités de chef d'exploitation en organisant des groupements de travail en commun à l'instar de Mme Brethes et de 4 femmes de la région de Souprosse.
-dans la technique facteur de progrès, c'est le nouveau dogme en vigueur : le gavage n'est plus une activité saisonnière, il se pratique désormais toute l'année. La conséquence apparaît dans la mise en place de la chaîne du froid, de la chambre froide individuelle, aux camions frigo, et aux plates-formes de congélation.
-les années 1960 voient aussi le déclin brutal de l'élevage de l'oie, le canard étant beaucoup moins sujet aux difficultés de reproduction et de gavage.
-la filière, c'est ainsi qu'est nommée la chaîne de production des palmipèdes gras, s'organise en se spécialisant par segments : la naissance et l'accouvage, l'élevage des canards (les PAG, prêts à gaver), le gavage.
L'innovation culinaire
Les conserveurs et restaurateurs ne pouvaient rester étrangers à ce profond bouleversement des habitudes. Faisant toujours référence à la tradition et prenant comme vecteur la qualité, ils proposent "le magret" qui n'est autre que le filet traité comme une viande rouge. Son succès est foudroyant et gagne le pays tout entier; le foie gras mi-cuit, la semi-conserve, le sous vide, le tournedos, le saucisson de canard, la salade landaise aux gésiers, au magret fumé et aux pignons... autant de succès pour l'industrie de la transformation.
La résistance des marchés
Les marchés physiques traditionnels sont encore en pleine activité. Organisés par les municipalités, ils sont hebdomadaires et soumis à autorisation de façon à ne pas se gêner dans un même secteur géographique. Ils relèvent un tantinet du folklore ; le garde champêtre ou l'agent communal en tenue, agite la cloche pour lancer le départ des transactions, tout achat étant défendu hors du marché et avant l'heure prévue. Les canards sont disposés sur des bancs de bois, attachés par paires par une ficelle autour de la tête, le ventre rebondi et le cou pendant. Ce mode de vente, la bête non ouverte, la "pochette surprise", est remis en cause car il ne permet pas d'apprécier le volume du foie ni sa qualité. Les marchands, en connaisseurs avertis, appuient le pouce à l'endroit où le foie occupe la cavité abdominale. Souple est un signe de qualité, dur signifie présence de graisse. Ils offrent rapidement un prix griffonné sur un morceau de papier, le vendeur l'accepte ou le refuse. Ces exercices rapides s'accompagnent d'exclamations, d'appréciations parfois désobligeantes pour discréditer la "marchandise". De temps immémoriaux les marchés sont animés de ces jeux où la ruse et l'expérience ont tôt fait de décourager le débutant.
Les contrats et le paiement "à la qualité"
La décennie 60/70 voit donc le foie gras faire irruption dans l'économie de marché, il constitue pour la majorité des exploitations de Chalosse, le revenu principal et pour certaines d'entre elles beaucoup plus. Un pas de plus est franchi par le paiement à la qualité et le contrat avec le conserveur. A la SICA de Saint Sever, les canards apportés à la découpe sont éviscérés sous les yeux du producteur, le foie gras retiré fait l'objet d'un classement suivant son poids et sa qualité, appréciée à la vue, au toucher... Le paiement est établi en conséquence : seule la bête ouverte permet cette honnête opération. La conserverie Sarrade à Aire-sur-l'Adour est l'une des premières à proposer aux éleveurs de "gras" un contrat de livraison étalé dans la saison avec une garantie de prix. Cette pratique toute nouvelle, supprime l'incertitude du marché où la loi de l'offre et de la demande provoque des fluctuations, souvent au détriment du paysan. Le conserveur, quant à lui, peut établir une programmation tout au long de l'année afin de satisfaire sa clientèle intérieure et découvrir de nouveaux marchés à l'exportation.
Qui dit économie de marché dit investissements et presque toujours recours à l'emprunt. Le Crédit Agricole est là pour répondre aux nombreux besoins de la chaîne de production et le Président de la Caisse Régionale s'en réjouit manifestement car il subodore que "la banque des paysans" a de beaux jours devant elle.
Il y a beau temps que le foie gras n'est plus uniquement celui de Noël, il a franchi les barrières des départements français, des classes sociales, et chez l'éleveur il est mis en conserve pour le consommer plusieurs fois par an à l'occasion de la fête du village, de la communion des enfants, des mariages... Parallèlement , le marché étranger s'ouvre car on le trouve de plus en plus sur les bonnes tables. Le foie gras compte désormais, même petitement, dans la balance commerciale de la France.
[1] SICA : Société d'Intérêt Collectif Agricole ; son statut lui permet de compter parmi ses adhérents des agriculteurs et des négociants qui ont les mêmes objectifs territoriaux.
[2] FDSEA : Fédération Départementale des Syndicats d'Exploitants Agricoles.