Le foie gras de Noël

12 janvier 1968
10m 49s
Réf. 00161

Notice

Résumé :

Afin de valoriser leur production de maïs, les agriculteurs, grâce au concours de la SICA de Saint-Sever et du Crédit Agricole, se spécialisent dans l'élevage d'oies et de canards gras. Organisés selon des groupements d'exploitation en commun, ils bénéficient de contrats avec les conserveurs de la région.

Date de diffusion :
12 janvier 1968

Éclairage

Foie gras associé à la fête, celle de Noël en particulier, foie gras des Landes pour plus de la moitié de la production française. Foie gras en pleine expansion dans cette vallée de l'Adour, aux confins du Béarn. Foie gras qui connaît en cette fin de la décennie 60, des bouleversements de la production à la transformation et à la consommation, comme il n'en a jamais connu de semblables dans toute son histoire.

"Le foie gras, produit sur l'exploitation familiale, synonyme de qualité, est seul susceptible de jouer pleinement un rôle social, en augmentant le revenu par la valorisation du maïs sur des fermes de petites surfaces." Ainsi s'exprime Jacques Castaingt, président de la SICA [1] de Saint-Sever. Il deviendra un des leaders agricoles landais les plus en vue, président de la FDSEA [2], de la Chambre d'Agriculture, conseiller régional. C'est sous son impulsion que la SICA Foie Gras Adour Pyrénées Gascogne a été créée en 1963. En 1964, elle compte déjà plus de 700 adhérents pour un volume de plus de 200 000 têtes de palmipèdes gras traités. En 1969, à son secteur découpe et commercialisation, la SICA ajoutera un secteur transformation et deviendra en 1970 la coopérative SOCADOUR. C'est la première organisation professionnelle d'envergure dans le domaine du "gras" dans les Landes.

1960/1970, le temps des grandes mutations

Certains ont pu parler de véritable "révolution", tant il est vrai que, dans de nombreux domaines, la production de foie gras landais a provoqué des changements profonds :

-sur le plan économique : de fournisseur de matière première exportée hors département, les Landes ont profité de la "valeur ajoutée" en transformant le maïs de l'exploitation en viande de qualité : porc, volailles, bœuf.

-dans l'évolution des mentalités, le gavage "domaine réservé de la femme", est devenu, dès lors qu'il procure un revenu appréciable, l'affaire, aussi, des hommes.

-parallèlement, les femmes affirment leurs capacités de chef d'exploitation en organisant des groupements de travail en commun à l'instar de Mme Brethes et de 4 femmes de la région de Souprosse.

-dans la technique facteur de progrès, c'est le nouveau dogme en vigueur : le gavage n'est plus une activité saisonnière, il se pratique désormais toute l'année. La conséquence apparaît dans la mise en place de la chaîne du froid, de la chambre froide individuelle, aux camions frigo, et aux plates-formes de congélation.

-les années 1960 voient aussi le déclin brutal de l'élevage de l'oie, le canard étant beaucoup moins sujet aux difficultés de reproduction et de gavage.

-la filière, c'est ainsi qu'est nommée la chaîne de production des palmipèdes gras, s'organise en se spécialisant par segments : la naissance et l'accouvage, l'élevage des canards (les PAG, prêts à gaver), le gavage.

L'innovation culinaire

Les conserveurs et restaurateurs ne pouvaient rester étrangers à ce profond bouleversement des habitudes. Faisant toujours référence à la tradition et prenant comme vecteur la qualité, ils proposent "le magret" qui n'est autre que le filet traité comme une viande rouge. Son succès est foudroyant et gagne le pays tout entier; le foie gras mi-cuit, la semi-conserve, le sous vide, le tournedos, le saucisson de canard, la salade landaise aux gésiers, au magret fumé et aux pignons... autant de succès pour l'industrie de la transformation.

La résistance des marchés

Les marchés physiques traditionnels sont encore en pleine activité. Organisés par les municipalités, ils sont hebdomadaires et soumis à autorisation de façon à ne pas se gêner dans un même secteur géographique. Ils relèvent un tantinet du folklore ; le garde champêtre ou l'agent communal en tenue, agite la cloche pour lancer le départ des transactions, tout achat étant défendu hors du marché et avant l'heure prévue. Les canards sont disposés sur des bancs de bois, attachés par paires par une ficelle autour de la tête, le ventre rebondi et le cou pendant. Ce mode de vente, la bête non ouverte, la "pochette surprise", est remis en cause car il ne permet pas d'apprécier le volume du foie ni sa qualité. Les marchands, en connaisseurs avertis, appuient le pouce à l'endroit où le foie occupe la cavité abdominale. Souple est un signe de qualité, dur signifie présence de graisse. Ils offrent rapidement un prix griffonné sur un morceau de papier, le vendeur l'accepte ou le refuse. Ces exercices rapides s'accompagnent d'exclamations, d'appréciations parfois désobligeantes pour discréditer la "marchandise". De temps immémoriaux les marchés sont animés de ces jeux où la ruse et l'expérience ont tôt fait de décourager le débutant.

Les contrats et le paiement "à la qualité"

La décennie 60/70 voit donc le foie gras faire irruption dans l'économie de marché, il constitue pour la majorité des exploitations de Chalosse, le revenu principal et pour certaines d'entre elles beaucoup plus. Un pas de plus est franchi par le paiement à la qualité et le contrat avec le conserveur. A la SICA de Saint Sever, les canards apportés à la découpe sont éviscérés sous les yeux du producteur, le foie gras retiré fait l'objet d'un classement suivant son poids et sa qualité, appréciée à la vue, au toucher... Le paiement est établi en conséquence : seule la bête ouverte permet cette honnête opération. La conserverie Sarrade à Aire-sur-l'Adour est l'une des premières à proposer aux éleveurs de "gras" un contrat de livraison étalé dans la saison avec une garantie de prix. Cette pratique toute nouvelle, supprime l'incertitude du marché où la loi de l'offre et de la demande provoque des fluctuations, souvent au détriment du paysan. Le conserveur, quant à lui, peut établir une programmation tout au long de l'année afin de satisfaire sa clientèle intérieure et découvrir de nouveaux marchés à l'exportation.

Qui dit économie de marché dit investissements et presque toujours recours à l'emprunt. Le Crédit Agricole est là pour répondre aux nombreux besoins de la chaîne de production et le Président de la Caisse Régionale s'en réjouit manifestement car il subodore que "la banque des paysans" a de beaux jours devant elle.

Il y a beau temps que le foie gras n'est plus uniquement celui de Noël, il a franchi les barrières des départements français, des classes sociales, et chez l'éleveur il est mis en conserve pour le consommer plusieurs fois par an à l'occasion de la fête du village, de la communion des enfants, des mariages... Parallèlement , le marché étranger s'ouvre car on le trouve de plus en plus sur les bonnes tables. Le foie gras compte désormais, même petitement, dans la balance commerciale de la France.

[1] SICA : Société d'Intérêt Collectif Agricole ; son statut lui permet de compter parmi ses adhérents des agriculteurs et des négociants qui ont les mêmes objectifs territoriaux.

[2] FDSEA : Fédération Départementale des Syndicats d'Exploitants Agricoles.

Maurice Gassie

Transcription

(Bruit)
Journaliste
Ce foie gras, symbole de toute fête importante et sans lequel il manquerait quelque chose à nos solennités, c’est dans les Landes principalement qu’on le produit. Et sur des marchés tels celui-ci, les éleveurs viennent encore vendre au plus offrant leur produit. Souvent même la bête est vendue non ouverte, un peu comme à la loterie. Mais quelle est l’importance de la production du foie gras dans les Landes ? Pour le savoir, je me suis rendu à la société d’intérêt collectif agricole de Saint-Sever où j’ai rencontré monsieur Castaingt, président de la fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles.
Jacques Castaingt
L’importance de la production de foie gras dans le département des Landes est énorme sur le plan économique, tout au moins pour la partie du département pour la partie agricole du département, c'est-à-dire la Chalosse, toute la vallée de l’Adour car c’est dans cette région que l’on élève des oies. Il n’est pas question d'en élever dans la lande, dans les pins, mais pour cette région la production de foie gras est très importante pour deux raisons : d’abord de par le revenu brut qu’elle apporte aux agriculteurs car il est certain que c’est un produit qui permet à l’agriculteur de revaloriser sa production de maïs par exemple, et de revaloriser sa surface et c’est ici que nous tombons sur le deuxième aspect. C'est-à-dire que le foie gras est une production essentiellement d’essence familiale et si l’on veut conserver la qualité, je pense d’ailleurs à mon sens que l’on devra lui conserver ce caractère familial et de ce côté-là le département a un rôle social en permettant à ces exploitations d’une superficie que certains pourraient juger être trop étroite, de leur permettre de vivre et d’avoir un chiffre d’affaires suffisant et un revenu potable pour leur exploitation.
Journaliste
Quelle est, Madame Brethes, la superficie de cette propriété ?
Madame Brethes
18 hectares de monoculture, et surtout du maïs en particulier. Mais voyez-vous cette chose-là est insuffisante pour faire vivre une famille normale de cinq personnes.
Journaliste
Alors donc, pour pouvoir rendre cette exploitation valable vous vous êtes tournée vers une forme de production assez particulière ?
Madame Brethes
Oui, nous avons fait un choix. Et nous avons jugé quand même qu’il fallait produire surtout du foie gras. A cette fin, voyez-vous, nous avons commencé par faire un groupement d’exploitations en commun. Nous nous sommes groupées à quatre femmes et nous avons fait un investissement peut-être assez important que nous n’aurions pas pu faire seules et qui nous a été permis de faire avec l’aide du Crédit Agricole bien entendu parce que nous avons fait un emprunt. Mais en plus cela nous a permis de prendre une autre extension et sur le plan technique d’avancer nettement. C'est-à-dire de faire des troupeaux de sélection plus importants, mieux agencés et d’une rentabilité plus sûre.
Jacques Castaingt
Depuis les cinq dernières années les producteurs ont accompli des efforts énormes. Ils ont accompli premièrement l’effort de se regrouper, ce qui est déjà une chose assez difficile. Ensuite par la passation de contrat avec les industriels, avec les conserveurs. Ensuite nous avons eu la chance d’avoir entre les mains grâce à la municipalité de Saint-Sever un outil dans lequel nous sommes et qui est la SICA Foie Gras des Landes Et à partir de cet outil les agriculteurs ont pu se regrouper et ici actuellement on passe un maximum de marchandises. Sur le plan de la qualité, la création de la SICA a eu un effet immédiat ne serait-ce que par le mode de paiement que nous pratiquons vis-à-vis des producteurs puisqu’ils sont ici payés à la qualité. Nous ne pratiquons pas comme sur le marché, c'est-à-dire acheter des bêtes fermées, ce qui est un peu une loterie pour l’agriculteur. Ici, nous payons vraiment à la qualité, la bête est ouverte devant l’agriculteur, les foies sont placés selon leur qualité et payés en conséquence. Donc je pense que par ce seul fait de mode de règlement nous avons poussé à la qualité. D’ailleurs la meilleure preuve est que actuellement nous arrivons à commercialiser en qualité extra une très grosse partie de notre marchandise. C’est donc la preuve qu’il y a une nette amélioration de la qualité.
Madame Brethes
Cela nous a permis aussi, voyez-vous, de faire quelque chose de très particulier, de faire du foie gras toute l’année avec le croisement de canes Pékin et de canard Barbaries que vous avez vu tout à l’heure. Et cela, c’est très important parce qu’il y a une grosse demande actuellement de foie gras et surtout en foie frais. Donc, c’est un avantage très sérieux pour la région parce que cela complète les revenus de l’exploitation.
Jacques Castaingt
En ce qui concerne les rendements, et là évidemment nous essayons également par un groupement de producteurs d'oisons de faire, je n’appellerai pas ça une sélection car le mot serait trop fort, mais enfin d'essayer de localiser les agriculteurs qui ont des souches à foie gras puisque l’on juge que dans une production de foie gras la souche joue à peu près pour 50% et de canaliser nos producteurs vers ces souches qui sont [incompris] à foie gras. Maintenant en ce qui concerne une augmentation de rendement et une sélection de race nous laissons évidement ce soin à la recherche qui d’ailleurs s’en acquitte. et recherche des races à foie gras. Et nous, nous essayons d’obtenir des résultats immédiats et de mettre à la disposition de l’agriculteur le plus rapidement possible les souches qui ont un minimum de chance d’avoir du foie gras.
Journaliste
Elios Landes est sans doute le plus gros élevage de la région. Mais il est la propriété des chambres d’agriculteur et ça essentiellement à la sélection.
(Bruit)
Journaliste
La conserverie absorbe une part importante de ce marché comme ici à Aire-sur-l’Adour qui s’enorgueillit d’être la capitale du foie gras. Là, les foies sont dénervés avant d’être pesés, puis mis en boîte comme de tout temps et passé au bain-marie où ils perdront leur surplus de graisse.
(Bruit)
Journaliste
Mais que pensent les conserveurs de cette transformation du marché ? Monsieur Sarrade répond.
Monsieur Sarrade
Depuis des années, une organisation a été faite aussi bien du côté des producteurs que du côté des conserveurs pour établir des contrats de gavage et à l’heure actuelle nous avons pratiquement des foies gras presque toute l’année. Et nous avons, si l’on peut dire, normalisé nos fabrications soit par les apports directs en usine provenant de producteurs qui ont passé des contrats avec nous, soit par la SICA de Saint-Sever ou des organisations similaires qui, véritablement ont provoqué chez nous une nouvelle organisation qui nous permet de travailler à longueur d’année du foie gras frais.
Journaliste
La conclusion de tout ceci elle est de caractère économique, c’est monsieur Paul Bertrand, directeur du Crédit Agricole d’Aire-sur-l’Adour qui nous la donne.
Paul Bertrand
La production du maïs représente environ 3 000 000 de quintaux dans les Landes. Sur cette production on peut compter que plus de la moitié reste dans les exploitations pour nourrir l’élevage avicole. Parmi cet élevage avicole [incompirs], les oies et canards engraissés représentent une très grosse part qui apporte aux agriculteurs landais un revenu non négligeable qu’on peut chiffrer approximativement à un milliard et demi d’anciens francs par an. Le Crédit Agricole concourt à cette prospérité en finançant d’abord la production du maïs, ensuite les installations dans les fermes qui produisent la volaille et puis nous concourons aussi à cela en finançant les organisations d’agriculteurs qui vendent les produits de l’agriculture.
Journaliste
Oui, dans le fond quelle place tient dans cette production la production du foie gras dans ce revenu agricole ?
Jacques Castaingt
Pour certaines exploitations, car actuellement nous assistons quand même à une spécialisation de producteurs qui font de plus en plus d’oies, grâce d’ailleurs à la création de la SICA et à l’étalement de production qu’elle peut leur permettre. Pour certaines fermes cela représente plus de 50% de leur revenu. Dans le revenu global du département, ça doit également tenir une place très importante que l’on pourrait situer à 20, 25% du revenu des agriculteurs.
Journaliste
Est-ce que vous pensez que cet élevage représente pour vous, disons 50% au moins du revenu d’exploitation ?
Madame Brethes
Oui, je peux même dire que ça représente un peu plus, parce que le maïs, vous le savez comme nous, c’est la culture principale dans la région, n’est pas en augmentation au point de vue prix. S'il est en augmentation au point de vue production, il n’est pas au point de vue prix donc il faut faire une transformation de ce maïs et de ce fait nous avons un très bon débouché en produisant du foie gras.
Journaliste
Quelle est la proportion d’exportation à peu près des conserveurs landais ?
Monsieur Sarrade
Eh bien, je pense qu’un gros effort a été fait depuis quelques années. Nous arrivons à l’heure actuelle à exporter environ 20% de notre production et nous estimons que c’est insuffisant.
Journaliste
Vous seriez satisfait à partir de quelle quantité ?
Monsieur Sarrade
Eh bien, je pense que nous aimerions arriver au pourcentage de nos amis alsaciens, c’est-à-dire 40 à 50% de nos fabrications.
Journaliste
Le mot de la fin, je le laisse à Monsieur Bertrand. Car qui croirait que le foie gras puisse être utile, sinon même nécessaire au banquier ?
Paul Bertrand
Pour le Crédit Agricole, l’élevage et la production des foies gras ont une grosse importance, non pas parce que nous finançons beaucoup les élevages d’oies mais surtout parce que nous comptons beaucoup sur la production du foie gras pour le paiement des annuités qui nous sont dues pour tous les prêts que nous faisons aux agriculteurs.