François Mitterrand dans le Golfe persique : l’interview inédite depuis la passerelle du Clemenceau

23 décembre 1987
12m 56s
Réf. 00263

Notice

Résumé :
L’interview de François Mitterrand, le 23 décembre 1987, est singulière à plus d’un plan. C’est d’abord le cadre, celui de la passerelle du porte-avions Clemenceau, qui impose une grande solennité de l’événement. Ensuite, c’est la raison de la présence du Président dans le Golfe persique - celle de défendre les intérêts français menacés dans la région en proie à la guerre - qu’il s’agit d’expliquer. Enfin, c’est l’occasion que constitue pour les journalistes cette rencontre qu’il faut mesurer : celle d’aborder des questions de nature diplomatique et stratégique, qui amènent le Président à faire le bilan de la politique de défense de la France en cette fin d’année 1987.
Date de diffusion :
23 décembre 1987
Source :
Antenne 2 (Collection: Midi 2 )

Éclairage

Cette interview de François Mitterrand sur le porte-avions Clemenceau s’inscrit dans un contexte particulier : depuis le mois de juillet 1987, ce porte-avions participe à l’opération « Prométhée » en mer d’Oman et dans le golfe arabo-persique, avec la mission de protéger la circulation des navires de commerce français dans cette zone. Plongée au cœur de la guerre Iran-Irak, elle est devenue un lieu d’insécurité, et l’envoi du Clemenceau traduit la volonté du gouvernement de Paris de dissuader toute attaque contre les intérêts français dans la région. Alliés de l’Irak, les bâtiments français sont en effet une cible potentielle des hostilités iraniennes. A l’occasion d’un voyage protocolaire à Djibouti, le chef de l’Etat explique aux journalistes la raison de la présence française dans cette région du monde, en précisant que la mission n’est pas encore arrivée à son terme.

Cette interview s’inscrit aussi dans une stratégie de communication. Elle permet au Président de faire le bilan de l’année 1987 dans un cadre symbolique : la passerelle d’un des outils de la puissance militaire française. C’est l’occasion pour Mitterrand d’aborder des événements de l’actualité, comme le sort des otages français au Liban, « l’affaire Gordji » et le traité de désarmement nucléaire signé entre les Etats-Unis et l’URSS. Concernant la question des otages enlevés entre 1985 et 1987, le Président refuse de renseigner les journalistes sur les négociations du gouvernement pour obtenir leur libération. Sur « l’affaire Gordji », qui met à mal les relations diplomatiques en la France et l’Iran, le Président souhaite laisser la justice faire son travail. Quant au traité signé le 8 décembre 1987, entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, Mitterrand affirme sa satisfaction tout en rappelant que la France, dont l’armement nucléaire est bien moindre que celui des deux puissances, n’a pas à réduire en conséquence sa propre force de dissuasion.
Alice de Lyrot

Transcription

Élie Vannier
Monsieur le Président, vous venez de parler du porte-avion sur lequel nous nous trouvons et du groupement aéronaval, il y a donc quatre bateaux qui représentent le groupe aéronaval dans la région. Ces bateaux ne sont pas chargés d’escorter, d’accompagner les navires français qui pénètrent dans le Golfe. Je pense que personne n’a le sentiment que ces quatre navires suffiront à mettre fin à la guerre Iran-Irak qui dure depuis 27 siècles et 7 années.
François Mitterrand
Ce n’est pas son objet.
Élie Vannier
Alors je vais vous demander précisément quelle est la mission exacte du groupement aéronaval et en particulier du porte-avion dans la région.
François Mitterrand
On ne peut pas isoler le problème du porte-avion et du groupe aéronaval de l’ensemble de la stratégie française dans cette partie du monde. Nous sommes là, juste à l’entrée, Golfe d’Oman, avec ce groupe aéronaval, juste à l’entrée d’une voie internationale qui assure le commerce et le transport du pétrole. Et vous en connaissez l’importance, c’est important pour la France, c’est important pour pratiquement tous les pays du monde. Des mines ont été posées, nous avons donc des dragueurs de mines pour tenter de limiter les risques pour les pétroliers qui vont dans le golfe arabo-persique. Nous avons des navires d'escorte, des escorteurs qui accompagnent. Ce n’est pas systématique, quand on le juge bon ou nécessaire, utile. Enfin, nous avons cette force qui est là pour préserver nos intérêts. Si nous avons besoin de protéger, de riposter, d’assurer en somme notre présence qui correspond aux intérêts les plus évidents, non seulement d’une grande puissance, la France, mais aussi d’un pays qui a besoin de s’approvisionner en pétrole, cette force est là en réserve. Elle se fait respecter.
Paul Amar
Monsieur le Président, la présence de ce porte-avion est très impressionnante, mais l’opinion publique retient que quatre pétroliers ont été encore attaqués hier. Ils ne sont pas français, c’est vrai, avez-vous le sentiment quand même que l’objectif que vous avez défini est atteint ?
François Mitterrand
Il a été atteint jusqu’ici, pour ce qui touche aux intérêts français. Et nous avons aussi assumé dans diverses circonstances une fonction d’aide ou de secours pour des navires ou des pays autres que la France ou autres que français. Mais en fait, la mission de notre flotte et de l’ensemble de nos équipages par rapport à notre pays et à nos intérêts, cette mission a été remplie correctement dans des conditions souvent difficiles, mais suffisamment pour que l’on puisse estimer que la mission est bien remplie.
Élie Vannier
Si elle est bien remplie, Monsieur le Président, et comme nous savons qu’elle coûte environ 100 millions par mois, ce qui est un élément important, est-ce que cette mission étant remplie, aujourd’hui, le groupe aéronaval peut rentrer puisqu’il est à, grosso modo, 3 jours de navigation de Toulon. En tout cas 3 jours de navigation de la Méditerranée puis 3 jours de Toulon.
François Mitterrand
La mission n’est pas achevée. La guerre entre l’Iran et l’Irak continue, malheureusement. Nous nous efforçons dans d’autres lieux, c’est-à-dire, là où les diplomates se rencontrent, notamment au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Nous nous efforçons de contribuer à l’apaisement, à la fin de la guerre entre l’Iran et l’Irak. Mais dans l’état présent des choses, on ne peut pas dire que l’on ait véritablement beaucoup avancé. Nous souhaitons naturellement que les résolutions des Nations Unies soient appliquées et nous travaillons pour cela.
Paul Amar
Quels seront le critère d’appréciation, à partir de quel moment déciderez-vous du retour du groupe aéronaval vers la France ?
François Mitterrand
Je ne pourrais pas vous le communiquer à l’instant si je le savais avec précision. Je ne suis pas sûr que je vous le dirais, mais ce que je puis vous dire en tout cas, c’est que ce moment n’est pas arrivé.
Élie Vannier
Monsieur le Président, nous disions il y a un instant que la guerre entre l’Iran et l’Irak dure d’une façon extrêmement active depuis maintenant 7 années, on parle de 2 millions de morts, de dégâts absolument considérables. Est-ce que vous pensez et vous parliez de la résolution des Nations Unies, du Conseil de Sécurité, de la recommandation. Est-ce que vous pensez que la France peut jouer et doit jouer un rôle actif de médiation dans ce conflit entre l’Iran et l’Irak ?
François Mitterrand
Je pense que oui. La France n’est pas un pays belligérant, même quand on a voulu la mettre en cause. La France déplore ce conflit, elle a bien son jugement sur les causes et elle veille aux conséquences. Mais membre permanent du Conseil de Sécurité, nous avons un devoir qui est de contribuer avec d’autres, mais en particulier nous, la France, à quoi ? À tenter de rapprocher des points de vue ou pour au moins en finir avec cette guerre atroce. C’est ce que nous faisons constamment.
Paul Amar
On est très près du Proche et du Moyen-Orient, on ne peut pas ne parler des otages. À votre avis, ont-ils une chance d’être libérés avant la fin de l’année ?
François Mitterrand
Je ne ferais aucun pronostic de ce type, c’est une démarche constante qui a été entreprise depuis déjà plusieurs années. Elle continue puisque ces otages, trois d’entre eux, quatre d’entre eux, je l’espère, n’ont pas été rendus à leur pays et à leurs familles, en contradiction avec toutes les règles de la morale du droit, du respect de l’être humain. Peu importe, les jugements que nous avons sur ses choses sont des jugements sévères, mais notre devoir est de faire tout ce qu’il est possible de faire pour obtenir leur libération. Je ne vous donnerais aucun délai et je ne pourrais expliquer la position de la France sur aucune condition particulière, d’autant plus que nous ne pouvons pas, même pour obtenir cette libération, renoncer à certains des intérêts primordiaux du pays. C’est dire combien la tâche est difficile.
Élie Vannier
Monsieur le Président, vous venez d’employer deux expressions, vous avez dit, nous devons faire tout ce qui est possible pour obtenir leur libération et nous ne pouvons pas renoncer aux intérêts primordiaux.
François Mitterrand
C’est entre ces deux termes que se trouve la chance qu’il faut jouer pleinement.
Élie Vannier
Alors une polémique s’est engagée lorsque Wahid Gordji a été autorisé à quitter la France, lorsque des réfugiés politiques iraniens ont été expulsés vers le Gabon, où placez-vous la barre ? Jusqu’où peut-on ou doit-on aller pour obtenir la libération des otages ?
François Mitterrand
Dans l’affaire dite Gordji, je n’ai pas à prendre position, c’est fait, les jugements se porteront plus tard. Pour ce qui touche à l’expulsion des Iraniens, il y a le droit, ce droit est contenu dans notre constitution, la constitution de la République Française reconnaît le droit d’asile. Et d’autre part, il existe un droit international, la Convention de Genève, qui détermine les conditions dans lesquelles s’exerce ce droit d’asile et dans quelles conditions il peut être remis en question. Voilà les deux questions qu’il faut poser, sur lesquelles il faut absolument, et je suis naturellement en relation avec le Haut-commissariat aux Réfugiés, on fait appel à moi un peu de tous côtés, il faut que les conditions juridiques qui s’attachent à la qualité de réfugié politique, qui a le droit de bénéficier de l’asile politique au regard de nos lois comme au regard de la Convention de Genève, il faut que ces conditions soient respectées. L’ont-elles été ? Si elles ne l’on pas été, alors il faut remettre en position la discussion sur le droit des réfugiés en question.
Paul Amar
La relation entre la France et l’Iran est décidément très complexe, Le Monde, hier et le journal Le Matin aujourd’hui affirment que les ventes d’armes à l’Iran se sont poursuivies après mars 1986, avez-vous des informations, Monsieur le Président ?
François Mitterrand
Je n'ai pas d'informations non, je connais les affirmations de Monsieur le Premier Ministre, de Monsieur le Ministre de la Défense, je me fie à ces déclarations.
Paul Amar
Comme on dit, le démenti du Gouvernement met un point final à cette affaire à votre avis ?
François Mitterrand
J’ai lu cela ce matin, hâtivement, avant de commencer une journée qui, comme vous le voyez, est assez chargée, mais quand le Gouvernement s’exprime, mon mouvement naturel est de penser qu’il dit aux Français la vérité. Le rôle de la presse, bien entendu, c’est toujours d’aller plus loin. C’est son rôle, c’est ce qui fait la grandeur des démocraties.
Élie Vannier
Monsieur le Président, puisque nous parlons de vente d’armes, il semble, d’après certaines informations, que l’Irak ait déjà utilisé 650 missiles Exocet français, à 3 millions pièce, donc un marché considérable pour une entreprise nationale. Est-ce que nous continuons à vendre, la France continue à vendre des armes à l’Irak et est-ce qu’il est possible d’avoir une politique équilibrée, notamment de médiation à laquelle vous faisiez allusion dans ce conflit Iran-Irak si nous vendons des armes à l’une des deux parties ?
François Mitterrand
Les premiers accords militaires entre la France et l’Irak ont été engagés en 1976, c’était un choix militaire sans doute, mais beaucoup plus un choix politique dans le cadre de la politique française par rapport au monde arabe. À l’époque, il n’y avait pas la guerre entre l’Iran et l’Irak. Mais à l’époque, et à cette époque, je n’étais pas encore le premier responsable, on a continué d’appliquer les contrats, c’est-à-dire, de livrer des armes à l’Irak. On peut se poser la question, au moment où il était en danger, aurait-ce été le moment d’y renoncer ? Et cela a continué par la suite jusqu’à ce jour. Bien entendu on module de manière à ne pas mêler la France outre mesure à un conflit dans lequel, solidaire sans doute du monde arabe, elle n’entend pas se comporter comme l’adversaire de l’Iran.
Paul Amar
On a parlé de guerre depuis le début de cet entretien, on va parler un petit peu de paix. Messieurs Reagan et Gorbatchev ont signé un accord de désarmement nucléaire, c’est la première fois qu’ils le font depuis l’apparition de l’atome. Que pensez-vous en quelques mots de cet accord ?
François Mitterrand
Je l'ai déjà dit hein !
Paul Amar
Oui, mais vous l’avez dit de deux manières différentes.
François Mitterrand
Non, non, c’est un très bon accord et je m’en réjouis, c’est simple.
Paul Amar
Alors première tonalité, c’était à Angers. Je vous avais écouté et vous avez dit, c’est un très bon accord.
François Mitterrand
Oui, je répète, c’est un très bon accord dont je me réjouis et que j’ai tout de suite approuvé.
Paul Amar
Alors deuxième tonalité dans l’interview accordée au Nouvel Observateur, vous avez un petit peu nuancé.
François Mitterrand
Non, pas du tout, simplement l’autre journaliste, c’était Monsieur Jean Daniel, qui m’interrogeait a dit que c’était l’euphorie en Amérique. Est-ce qu’il faut être euphorique ? J’ai dit, l’euphorie est de trop. Il faut s’en réjouir et il faut aussi penser à la suite. C’est-à-dire quelles autres formes de désarmement peut-on désormais mettre en oeuvre dans les relations entre les deux plus grandes puissances du monde ? Voilà la question et j’ai commencé d’indiquer les quelques points auxquels la France tenait. Bien entendu, la France aura le droit d’être euphorique si l’accord de désarmement s’élargit pour préserver les équilibres nécessaires. Le désarmement doit signifier plus de sécurité et pas moins, mais il n’en reste pas moins que j’ai dit une seule chose et je m’y tiens, ce sont de bons accords, c’est la bonne direction, on travaille pour la paix, et la France ne peut qu’approuver.
Élie Vannier
Monsieur le Président, dans l’interview à Jean Daniel et pardonnez-moi de le lire, mais je veux vous citer avec précision,
François Mitterrand
Comment ? Non seulement je vous y autorise, mais je vous le recommande !
Élie Vannier
Vous dites donc à Jean Daniel et je vous cite, "tant qu’une menace pèsera sur l’intégrité et l’indépendance de notre pays, quelque forme que prenne cette menace, la France préservera sa capacité nucléaire dissuasive".
François Mitterrand
Cela va de soi !
Élie Vannier
On a le sentiment que la menace est éternelle, est-ce que vous n’êtes pas en train de dire aux autres…
François Mitterrand
La menace est là éternelle, non, à compter du moment où un équilibre au niveau le plus bas possible aurait été réalisé, comme on peut l’espérer, même si c’est très difficile, entre l’Union Soviétique et les États-Unis d’Amérique, entre le Pacte de Varsovie, l’Est et l’Alliance Atlantique à l’Ouest, la France prendra sa part dans ce cas-là.
Élie Vannier
Le niveau le plus bas possible, c’est-à-dire au même niveau que les forces françaises ?
François Mitterrand
Je n’ai pas dit cela. Toutes ces choses se discutent mais quand on compare, d’un côté environ 13000 charges nucléaires côté américain, un peu plus de 11000 charges nucléaires côté soviétique et environ 300 pour la France, vous reconnaîtrez qu’il n’est pas normal qu’on demande d’abord à la France de se démunir de sa protection. Que les autres fassent un effort très important avant que nous puissions engager une conversation en engageant la France dans ce désarmement.
Paul Amar
Est-ce qu’il n’y a pas un risque pour l’Europe si on allait jusqu’au bout de cette logique de désarmement ? Est-ce qu’un jour, rêvons, si les deux Grands désarment, est-ce que l’Europe ne risque pas de se retrouver nue, si j’ose, dire face à une Union Soviétique bien supérieure en armement conventionnelle ?
François Mitterrand
Mais il faut aussi que le désarmement pousse jusque là, que l’on étudie et que l’on discute des conditions d’équilibres des armements conventionnels.