Le malaise paysan à Plumelec

05 février 1960
15m 31s
Réf. 00014

Notice

Résumé :

Des agriculteurs témoignent de leurs difficultés à exploiter. A Plumelec (Morbihan), malgré le remembrement, les problèmes persistent. Exemple de trois fermes où les paysans, leurs épouses et leurs filles parlent de leur quotidien et de leurs aspirations.

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Date de diffusion :
05 février 1960
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Éclairage

Le 14 décembre 1959, devant la dégradation de leurs revenus, les agriculteurs bretons manifestèrent à l'initiative de leurs FDSEA (fédérations départementales des syndicats d'exploitants agricoles). Ces manifestations auraient rassemblé plus de cent mille manifestants en Bretagne. A cette date, pour défiler et pour barrer les routes, il y a certes des tracteurs, mais encore beaucoup de voitures à cheval ...

En 1960, l'agriculture bretonne est à un tournant qui va la propulser dans la modernité et la productivité. Les efforts conjoints des conseils généraux, des municipalités, puis de l'Etat permettent cette entrée dans un monde moderne. Plumelec est ici un bon exemple de ces transformations en cours : village à une vingtaine de kilomètres au nord de Vannes, mais enclavé au centre d'un triangle Ploërmel - Locminé - Vannes, les communications n'y sont pas aisées et ne peuvent se faire que par la route. Or, les routes ne sont goudronnées que depuis peu (et encore, sommairement) ce qui accroît l'isolement de cette commune et de ses agriculteurs.

Les conditions de vie sont restées archaïques : l'électricité n'est pas généralisée et l'eau courante ne concerne que les fermes les plus proches du bourg. Ailleurs, il faut encore aller chercher l'eau au puits, et laver au ruisseau, deux tâches qui sont celles des femmes. On comprend dès lors que, dans ces fermes, les jeunes filles ne veuillent pas rester. Les jeunes gens partent aussi car l'exploitation familiale ne peut subvenir à leurs besoins. Dans la plus grosse ferme, l'eau courante et l'électricité sont bien présentes (évier et cuisinière électrique). EDF a lancé en 1957 l'expérience de fermes-pilotes pour encourager à la modernisation et à une amélioration des conditions de vie et de travail dans de bonnes conditions financières. En 1960, Plumelec a en effet entamé sa modernisation puisque c'est une des rares communes à avoir achevé le remembrement de ses terres. Celui-ci permet l'agrandissement des parcelles : en moyenne leur superficie est multipliée par huit. Ce qui permet une utilisation plus aisée des tracteurs et des machines agricoles. En même temps, la suppression des haies a permis un gain en terres cultivables non négligeable (400 hectares d'après le maire).

Le développement des CUMA (coopératives d'utilisation de matériel agricole) va permettre l'usage de tracteurs et de machines agricoles sans que l'agriculteur soit obligé de s'en acheter un lui-même, ce qu'il ne peut pas toujours faire en raison de son coût. La superficie des exploitations est aussi un obstacle à la modernisation car, à Plumelec comme dans l'ensemble de la Bretagne, la moitié de celles ci ont moins de 10 hectares. Les exploitations de plus de 20 ha ne sont que 20% à Plumelec (17% dans toute la Bretagne en 1963) alors qu'en France, elles représentent plus de 26% des exploitations. Celles de plus de 50 ha sont moins de 1% en Bretagne, mais près de 6% en France. Les conditions de vie, la faible rémunération du travail, les difficultés à faire face à la concurrence expliquent le malaise paysan breton.

Les manifestations qui se succèdent en 1960, souvent violentes, signes d'un profond désespoir, conduisent le gouvernement à promulguer une loi d'orientation agricole en 1960, puis une loi complémentaire en 1962. Ces décisions législatives permettent, entre autres, de mieux maîtriser le foncier et de favoriser le départ à la retraite des exploitants les plus âgés par l'indemnité viagère de départ (IVD). Dans le domaine foncier, pour permettre l'agrandissement des parcelles et des exploitations, la Société bretonne d'aménagement foncier et d'établissement rural (SBAFER) est créée en 1962. Entre 1962 et 1964, elle achète 7 000 hectares. Les différentes mesures prises à l'époque vont progressivement faire disparaître les difficiles conditions de vie et de travail présentées dans ce reportage.

Bibliographie :

- Corentin Canévet, Le modèle agricole breton. Histoire et géographie d'une révolution agro-alimentaire, Rennes, PUR, 1992.

- Jacqueline Sainclivier, La Bretagne de 1939 à nos jours, Rennes, éditions Ouest-France, coll. "Université", 1989.

Jacqueline Sainclivier

Transcription

(Silence)
Pierre Dumayet
Pour examiner le malaise paysan en Bretagne, M. Michel Debré est allé à Rennes le 24 janvier. Nous avons pris la même route quelques jours plus tard. Le Président du Conseil a écouté les doléances des cultivateurs, le malaise n'est pas simple. Nous avons essayé d'en dessiner la silhouette en nous rappelant ce que nous avions entendu de plus significatif au cours d'une dizaine de conversations. Première question auxquelles les autres s'enchaînent, lorsque les paysans du Morbihan pensent à leur travail, à la situation qui leur est faite, quel sentiment éprouvent-ils ? M. le maire de Plohérin m'a répondu.
Maire de Plohérin
Beaucoup de découragement, principalement chez les jeunes, n'est-ce pas. Les vieux qui y sont, ils y restent mais après cela, ça va de pire en pire.
Pierre Dumayet
Et d'où vient ce découragement ?
Maire de Plohérin
Parce que y a pas de rémunération vis-à-vis des travaux et des produits que l'on vend.
Pierre Dumayet
Vous avez calculé la valeur de votre heure de travail.
Jeune fermier
Oui, j'ai fait un petit calcul l'année dernière sur la ferme que mes parents exploitent et j'ai trouvé que sur l'ensemble de notre revenu, on a gagné environ par personne à raison de 12 heures par jour, on a gagné environ 29 francs par heure environ.
Pierre Dumayet
Autre composante des malaises.
Maire de Plohérin
Les transports sont beaucoup trop élevés. On voudrait acheter la paille de fourrage, admettons de venant de la Beauce, et que le transport coûte à peu près le double de ce que vaut la marchandise.
Pierre Dumayet
La question principale, les prix agricoles qui ne sont plus indexés ne suivent plus les prix industriels.
M. Brunel
Depuis plusieurs années, il y a déjà un décalage qui s'accentue. Mais notamment, l'année dernière, dans la campagne 58-59, les prix agricoles ont baissé d'environ 10% alors que les produits industriels ont augmenté d'environ 10%. Ce qui fait un décalage de 20%.
Maire de Plohérin
En 40 et quelques, un petit tracteur de ferme, vous l'aviez pour 80 000, le cheval valait 80 000. Et maintenant, vous n'avez qu'à mettre un cheval auprès d'un tracteur, à quel prix que ça revient ?
Pierre Dumayet
A peu près 8 fois plus...
Maire de Plohérin
Oh, facilement, facilement.
Pierre Dumayet
Vous trouvez aussi qu'il y a trop d'intermédiaires ?
Jeune fermier
Oui, je trouve qu'il y a beaucoup trop d'intermédiaires, par exemple, je vois, le chou-fleur, il est vendu sur pied environ 100 sous et arrivé à Paris, il arrive à 70 francs, c'est quand même beaucoup d'intermédiaires alors que c'est nous autres qui avons le travail.
M. Brunel
Un oeuf qui est vendu à Plumelec 12 ou 13 francs, 150 francs la douzaine aujourd'hui et qui arrive sur le marché de Paris à 33 francs.
Pierre Dumayet
Comment voyez-vous l'avenir par ici ?
Maire de Plohérin
L'avenir par ici, je vois que ça va aller de pire en pire. Pour la campagne, ça va être délaissé de plus en plus.
Pierre Dumayet
Tout le monde va partir ?
Maire de Plohérin
Tout le monde va partir, oui.
Pierre Dumayet
Vous avez un fils qui est resté.
Maire de Plohérin
Il est resté, oui. Il est pas très enchanté pour le moment.
Pierre Dumayet
Vous regrettez de ne pas avoir pris comme votre frère une autre voie.
Fils du maire de Plohérin
Certainement, j'aurais eu la voie de mon frère, j'aurai été plus heureux. Pas seulement moi mais ma femme.
Pierre Dumayet
Quand vous le voyez, quand vous voyez comme il vit.
Fils du maire de Plohérin
Il donne envie, hein...
Pierre Dumayet
Voici le frère qui donne envie, il a quitté la ferme depuis 9 ans. Quelle est votre profession, Monsieur ?
Fils du maire de Plohérin
Cuisinier à bord de l'auranie.
Pierre Dumayet
C'est un...
Fils du maire de Plohérin
Cargo pinardier.
Pierre Dumayet
Vous voyagez beaucoup ? Nous ont fait la France et l'Algérie. Vous êtes content ?
Fils du maire de Plohérin
Content, très content.
Pierre Dumayet
Vous regrettez de pas avoir de vacances ?
Fils du maire de Plohérin
Oui, naturellement.
Pierre Dumayet
Vous regrettez le manque de loisirs ?
Fils du maire de Plohérin
Comme y a aucun loisirs chez nous, c'est pas connu ça. La campagne, c'est l'esclave.
Pierre Dumayet
Voilà grossièrement résumé le malaise paysan, il est à la fois économique et psychologique, humain donc. Pour que vous puissiez en évaluer le sérieux, nous avons voulu vous montrer comment vivent ceux qui l'éprouvent. Nous avons choisi la commune de Plumelec proche de Vannes. La commune de Plumelec a beaucoup changé en 10 ans, Mme Dubois est maintenant la seule à ne pas avoir l'électricité. Les chemins ne sont plus creux, toutes les fermes sont reliées entre elles par des routes véritables. Les parcelles de terre ont été regroupées, les talus qui les isolaient les unes des autres ont été à raser. La commune de Plumelec est aujourd'hui entièrement remembrée grâce à son maire, M. Brunel.
(Musique)
Pierre Dumayet
M. le maire, vous êtes l'homme du remembrement, avant ce remembrement, votre commune était divisée en combien de parcelles environ ?
M. Brunel
27 000 environ.
Pierre Dumayet
Et maintenant ?
M. Brunel
Un peu plus de 3000, 3200.
Pierre Dumayet
Vous avez rasé un grand nombre de kilomètres de talus.
M. Brunel
Nous avons rasé environ 530 kilomètres de talus.
Pierre Dumayet
Ce qui a donné une...
M. Brunel
Ce qui a, ce qui a... nous a permis de récupérer quelques 400 hectares de terre cultivable.
Pierre Dumayet
Vous avez fait de nouveaux chemins, de nouvelles routes.
M. Brunel
Nous avons construit 50 kilomètres de chemins ruraux, des chemins ruraux goudronnés desservant tous les villages et toutes les fermes. Et nous avons construit l'année dernière vingt kilomètres de chemins d'exploitation.
Pierre Dumayet
Commune pilote, Plumelec paraît donc en bonne situation. Et bien pourtant à Plumelec, une ferme sur cinq seulement permet à son propriétaire ou à son fermier de vivre correctement et une ferme sur deux n'est pas viable, assurant seulement la subsistance. Entre ces deux extrêmes, il y a les fermes d'une quinzaine d'hectares où l'on vivote. Nous avons voulu vous montrer comment vivent ces 3 classes de paysans. Premier exemple, la ferme de M.Noël Etienne qui est moyenne, un peu moins de 20 hectares. Pensez-vous M. Etienne que les gens des villes croient vraiment aux difficultés des paysans ?
M. Etienne
Je n'y pense pas mais pourtant elles sont réelles.
Pierre Dumayet
J'ai l'impression que dans les villes, on pense assez souvent que les paysans gagnent finalement pas mal d'argent.
M. Etienne
Oui, peut-être mais c'est une erreur. Une erreur profonde parce que, ils sont loin de gagner de l'argent les paysans.
Pierre Dumayet
J'ai l'impression que d'après tout ce que vous m'avez dit, que vous ne pouvez vous en tirer que parce vous avez une vie très très austère.
M. Etienne
Oui, certainement.
Pierre Dumayet
Vous avez très peu de loisirs.
M. Etienne
On en a pas, on ne pourrait d'ailleurs pas en prendre parce que...
Pierre Dumayet
... faute de temps.
M. Etienne
Faute de temps et puis, les paysans ne sont pas justement assez... Voilà, n'ont certainement pas assez d'argent justement pour pouvoir prendre des loisirs.
Pierre Dumayet
Vous êtes à combien de kilomètres de la mer ici ?
M. Etienne
Nous sommes à 25 à 30 kilomètres.
Pierre Dumayet
Vous y allez quelque fois ?
M. Etienne
Non, jamais.
Pierre Dumayet
Vous allez au cinéma quelque fois ?
M. Etienne
Non plus.
Pierre Dumayet
Vous êtes allé à Paris ?
M. Etienne
Je n'y suis jamais allé, j'y suis passé mais jamais je n'étais à Paris pour aucune affaire.
Pierre Dumayet
Vous ne sortez d'ici que lorsque vous avez une affaire précise à faire, jamais pour votre plaisir.
M. Etienne
Jamais, c'est toujours soit pour une affaire de commerce ou alors parfois quelques mariages ou enterrements.
Pierre Dumayet
Pour vous distraire, vous ne dépensez rien pratiquement ?
M. Etienne
Jamais.
Pierre Dumayet
Vous achèterez la télévision un de ces jours.
M. Etienne
Je ne pense pas, pas tout de suite du moins. Ou il faudrait les temps soient meilleurs pour pouvoir se payer la télévision.
Pierre Dumayet
Vous ferez mettre l'eau courante avant d'acheter la télévision.
M. Etienne
Certainement, oui c'est beaucoup plus nécessaire.
Pierre Dumayet
C'est surtout votre fille que ça doit priver !
M. Etienne
Oh oui, certainement.
Pierre Dumayet
Elle est obligée de laver au lavoir.
M. Etienne
Oui.
(Silence)
Pierre Dumayet
Ça n'est pas trop dur Madame de laver dehors comme cela par ce temps ?
Fille de M. Brunel
Non, pas trop.
Pierre Dumayet
Vous n'avez pas très envie d'avoir l'eau courante, non ?
Fille de M. Brunel
Oh si certainement.
Pierre Dumayet
A côté de vos obligations de mère de famille, quel travail faite vous à la ferme ?
Fille de M. Brunel
J'aide soigner les bêtes.
Pierre Dumayet
Et puis ?
Fille de M. Brunel
Et le lavage alors.
Pierre Dumayet
Racontez-moi une journée de travail, n'importe laquelle.
Fille de M. Brunel
Le matin, je trais les vaches, après je soigne les cochons et les hommes soignent les vaches. Alors ensuite donc je fais le ménage, la cuisine jusqu'à midi. Alors l'après-midi, je recommence, je lave un petit peu, c'est-à-dire que j'ai une laveuse aussi toutes les 3 semaines. Alors je lave un petit peu l'après-midi et puis je prépare pour les bêtes le soir. Alors quand les hommes... Je soigne les cochons puis quand les hommes rentrent du champ, ils soignent les vaches encore. Moi, je prépare le dîner pour le soir.
Pierre Dumayet
Vous vous levez à quelle heure et vous vous couchez à quelle heure ?
Fille de M. Brunel
On se lève à 7 h le matin et on se couche à, je dirais, à 10 h.
Pierre Dumayet
Pensez-vous que ce soit là un travail très dur ou trop dur pour une femme ?
Fille de M. Brunel
C'est assez dur parce que ça n'arrête jamais.
Pierre Dumayet
Les vacances ne vous manquent pas ?
Fille de M. Brunel
Non, on en cherche pas de vacances.
Pierre Dumayet
Les sorties, les loisirs, le cinéma, tout ça.
Fille de M. Brunel
Non, pas tellement non. On y tient pas tellement à ça, si on avait seulement plus de commodités pour le travail, on chercherait pas mieux, je ne crois pas.
Pierre Dumayet
Je viens de voir votre mari et votre père, je sais donc que vous êtes mariée depuis 2 ans, n'est ce pas ? Lorsque, avant de vous marier, lorsque vous étiez jeune fille, est-ce que vous vous êtes posé la question de savoir si vous aviez envie de rester à la ferme ou bien d'aller travailler en ville ?
Fille de M. Brunel
J'ai jamais cherché partir.
Pierre Dumayet
Vous n'avez jamais cherché à partir ?
Fille de M. Brunel
Non.
Pierre Dumayet
Avant de quitter les Etienne, j'ai posé une question au mari. Il y a eu une grande manifestation de paysans du Morbihan au mois de décembre, n'est-ce pas...
Gendre de M. Brunel
Oui.
Pierre Dumayet
... il y a deux mois à peine. C'était une manifestation calme.
Gendre de M. Brunel
Oui, très calme.
Pierre Dumayet
Vous n'avez pas barré les routes ?
Gendre de M. Brunel
Non, on ne peut pas, on n'a pas le matériel pour le barrer, pas de voiture, ni de tracteur.
Pierre Dumayet
Voici au complet le cheptel de Mme Veuve Boulevé. Attention la moitié des exploitants de Plumelec possède une ferme comparable à celle-ci où l'on peut juste subsister.
(Musique)
Pierre Dumayet
Combien d'hectares avez-vous Mme Boulevé ?
Mme Boulevé
Neuf hectares.
Pierre Dumayet
Et sur ces 9 hectares, combien sont cultivables ?
Mme Boulevé
Quatre.
Pierre Dumayet
Qu'est-ce que vous faite là-dessus, des légumes ?
Mme Boulevé
Oui.
Pierre Dumayet
Quoi, par exemple ?
Mme Boulevé
Des choux, pommes de terre, des betteraves.
Pierre Dumayet
Pour vous ou vous parvenez à en vendre ?
Mme Boulevé
Oui.
Pierre Dumayet
Vous en vendez aussi ?
Mme Boulevé
Pour nous.
Pierre Dumayet
Combien avez-vous de vaches ?
Mme Boulevé
Trois.
Pierre Dumayet
Vous faites un peu de beurre ?
Mme Boulevé
Oui.
Pierre Dumayet
Vous êtes veuve de guerre Mme Boulevé.
Mme Boulevé
Oui.
Pierre Dumayet
Si vous n'aviez pas votre pension, est-ce que vous pourriez vivre ?
Mme Boulevé
Tout juste.
Pierre Dumayet
Vous êtes seule.
Mme Boulevé
Oui.
Pierre Dumayet
Qui vous aide ? Votre beau-frère, je crois...
Mme Boulevé
Mon beau-frère, oui.
Pierre Dumayet
De temps en temps.
Mme Boulevé
Oui, quand j'ai besoin.
Pierre Dumayet
Pensez-vous que votre fille devrait prendre votre suite, devrait exploiter cette ferme ?
Mme Boulevé
Oh non !
Pierre Dumayet
Pourquoi ?
Mme Boulevé
C'est trop petit.
Pierre Dumayet
Trop petit. Ça tombe d'ailleurs, je crois. Vous voulez pas rester à la campagne.
Fille de Mme Boulevé
Non, non, non.
Pierre Dumayet
Vous ne voulez plus vivre à la campagne ?
Fille de Mme Boulevé
Non.
Pierre Dumayet
Et si vous épousiez un cultivateur.
Fille de Mme Boulevé
Non, non, je ne veux pas.
Pierre Dumayet
Non ?
Mme Boulevé
Avec son heureux millionnaire au même.
Fille de Mme Boulevé
Oh tant pis avec son million !
Pierre Dumayet
Comme s'il avait 50 hectares.
Fille de Mme Boulevé
Tant pis, serait pareil.
Pierre Dumayet
Pourquoi vous... ?
Mme Boulevé
Mais tu ferais la dame.
Fille de Mme Boulevé
Oh bah tant pis, non.
Pierre Dumayet
Et pourquoi ne voulez-vous plus vivre à la campagne, expliquez-moi ? Pourquoi voulez-vous quitter la terre ?
Fille de Mme Boulevé
Ça m'intéresse pas.
Pierre Dumayet
Qu'est ce qui vous intéresse ?
Fille de Mme Boulevé
C'est toujours ça, je sais pas.
Pierre Dumayet
Danser, je crois.
Fille de Mme Boulevé
Oh danser, oui.
Pierre Dumayet
Vous avez l'impression qu'on danse plus souvent en ville qu'à la campagne ?
Fille de Mme Boulevé
Oui.
Pierre Dumayet
Vous danserez beaucoup quand vous serez en ville ?
Fille de Mme Boulevé
Oui.
Pierre Dumayet
Vous aimiez danser vous Mme Boulevé ?
Mme Boulevé
Oui, pareil.
Pierre Dumayet
Pareil.
Mme Boulevé
Oui. Comment imaginez-vous la vie que vous avez envie d'avoir ?
Pierre Dumayet
Dites. Vous voulez aller travailler à Paris ?
Fille de Mme Boulevé
Non.
Pierre Dumayet
Non, pourquoi ?
Fille de Mme Boulevé
Je sais pas.
Pierre Dumayet
C'est trop loin ?
Fille de Mme Boulevé
C'est trop loin, oui.
Pierre Dumayet
Qu'est ce que vous voulez faire ? Travailler à Vannes.
Fille de Mme Boulevé
Vannes, oui ou Nantes.
Pierre Dumayet
Nantes. Bon, alors une fois à Vannes, qu'est-ce que vous avez envie de faire ? Vous avez envie d'habiter où par exemple ? Un appartement.
Fille de Mme Boulevé
Oui.
Pierre Dumayet
Qu'est-ce qu'il y aurait dans cet appartement ? Vous le voyez un peu, vous avez pensé à ça, non.
Mme Boulevé
Du beau meuble, va, des belles choses. Du moderne.
Pierre Dumayet
Du moderne.
Mme Boulevé
Oui, va... On voit que ça quand on est jeune.
Pierre Dumayet
Oui. Qu'est-ce qui vous plaît le plus dans l'idée de vivre en ville, de travailler en ville, en dehors de danser ?
(Silence)
Fille de Mme Boulevé
Je sais pas.
Pierre Dumayet
Les vacances ?
Fille de Mme Boulevé
Oui.
Pierre Dumayet
Vous n'avez jamais pris de vacances.
Fille de Mme Boulevé
Non.
Pierre Dumayet
Vous avez très envie.
Fille de Mme Boulevé
Oui.
Pierre Dumayet
Vous ne regrettez pas ce, vous ne regretterez pas ce feu de cheminée ?
Fille de Mme Boulevé
Non.
Pierre Dumayet
Sûrement pas.
Fille de Mme Boulevé
Non.
Pierre Dumayet
Si ce poulailler appartenait à Mme Boulevé, sa fille n'aurait sans doute pas une si exclusive envie de partir, mais ces poulets sont la propriété de M. Tatar que nous avons choisi pour représenter les exploitants de Plumelec possédant une ferme de plus de 20 hectares. La vie ici est moins aride mais n'oubliez pas qu'il y a seulement un exploitant sur cinq à Plumelec dont la situation soit comparable à celle de M. Tatar. L'électricité ici familière. Combien d'hectares exploitez-vous M. Tatar ?
M. Tatar
37 hectares.
Pierre Dumayet
Vous êtes content de votre production ?
M. Tatar
Oui.
Pierre Dumayet
Ça marche bien ?
M. Tatar
A peu près.
Pierre Dumayet
Qu'est-ce que vous faites ? Cultures ?
M. Tatar
Fais... blé, culture, oui. Blé, un peu d'avoine et d'orge, un peu de seigle aussi, un peu de tout.
Pierre Dumayet
De l'élevage ?
M. Tatar
De l'élevage, oui. [...]
Pierre Dumayet
Des poulets ?
M. Tatar
Poulets oui, poulets chers.
Pierre Dumayet
Beaucoup de poulets ?
M. Tatar
Une demi-douzaine de mille à l'année.
Pierre Dumayet
Une demi-douzaine de mille à l'année.
M. Tatar
Oui.
Pierre Dumayet
C'est votre femme qui s'en occupe.
M. Tatar
Oui.
Pierre Dumayet
Qui travaille avec vous en dehors de votre femme ?
M. Tatar
J'ai deux fils qui travaillent avec moi.
Pierre Dumayet
Et une fille.
M. Tatar
Et la fille.
Pierre Dumayet
Comment voyez-vous votre avenir mademoiselle ?
Melle Tatar
J'espère rester cultivatrice.
Pierre Dumayet
Souhaitez-vous épouser un cultivateur ?
Melle Tatar
Oui.
Pierre Dumayet
Vivre en ville ne vous tente pas ?
Melle Tatar
Non, pas tout.
Pierre Dumayet
Vous préférez le travail de la campagne au travail de la ville ?
Melle Tatar
Oui.
Pierre Dumayet
Pourquoi ?
Melle Tatar
Parce qu'on a une vie plus libre.
Pierre Dumayet
Plus libre ?
Melle Tatar
Oui. On n'est pas esclave des heures ni du travail comme dans les usines par exemple.
Pierre Dumayet
Les vacances ne vous tentent pas par exemple ?
Melle Tatar
Si.
Pierre Dumayet
Et vous y renoncez.
Melle Tatar
Oui.
Pierre Dumayet
Vous aimez danser ?
Melle Tatar
Oui, beaucoup.
Pierre Dumayet
Vous dansez souvent ?
Melle Tatar
Non, pas tellement, non.
Pierre Dumayet
Vous danseriez plus en ville.
Melle Tatar
Oui.
Pierre Dumayet
Mais tant pis.
Melle Tatar
Oui.
Pierre Dumayet
J'ai l'impression que beaucoup de cultivateurs des environs n'arrivent pas à joindre les deux bouts, qu'est-ce que vous en pensez ?
(Silence)
M. Tatar
Pas de commerce.
Pierre Dumayet
Hum...
M. Tatar
Pas de commerce ?
Pierre Dumayet
Mais avez-vous l'impression qu'ils sont aussi bons cultivateurs que vous ?
M. Tatar
Peut-être pas tout.
Pierre Dumayet
Difficile à dire.
M. Tatar
Oui.
Pierre Dumayet
Vous, vous êtes bon cultivateur, comment l'êtes-vous devenu ?
M. Tatar
En travaillant, en étudiant un peu.
Pierre Dumayet
En étudiant comment ?
M. Tatar
Des cours à l'école... par correspondance.
Pierre Dumayet
Vous avez lu ?
M. Tatar
Oui, pas mal.
Pierre Dumayet
Vos fils prendront votre suite.
M. Tatar
Oui sans doute, oui.
Pierre Dumayet
Ainsi les enfants de M.Tatar n'iront pas travailler au préventorium de Plumelec où vont s'embaucher beaucoup de ceux et de celles qui ne veulent pas reprendre la ferme de leurs parents. Mais la plupart des jeunes gens moins chanceux partent aussi, M. le maire est-il inquiet ?
M. Brunel
Ce que nous voudrions, c'est que, il reste tout de même à la campagne des jeunes gens et des jeunes filles intelligents. Parce que je... nous croyons, nous sincèrement, qu'il est peut-être plus difficile aujourd'hui de faire un bon cultivateur que de faire un ouvrier d'usine par exemple ou une main d'oeuvre.
Pierre Dumayet
Et M. Brunel fait tout à Plumelec pour qu'on ait envie d'y rester.