Les jeunes peuvent-ils rester à la terre ?

30 mai 1964
15m 54s
Réf. 00255

Notice

Résumé :

L'agriculture bretonne, en crise, ne permet pas à tous les paysans, notamment aux jeunes, de continuer à exploiter. Ces jeunes, exprimant leur malaise, mènent une réflexion sur leurs conditions de vie et de travail, et apportent des solutions.

Type de média :
Date de diffusion :
30 mai 1964
Source :

Éclairage

Ce document a été réalisé deux ans après que la Communauté européenne ait décidé la mise en place d'un premier paquet de mesures agricoles communes pour les six pays européens fondateurs. Ces mesures aboutiront le 1er juillet 1967 au marché unique des céréales, du porc, des oeufs, de la volaille, des graines oléagineuses, suivi en 1968 de celui du lait, de la viande bovine et des produits transformés à base de fruits et légumes.

Le début des années 60 correspond donc à une période de transition pour l'agriculture française et encore plus pour l'agriculture bretonne qui doit rattraper très vite son retard technologique. Ce document en témoigne de diverses façons, selon les regards qu'on lui porte. En premier lieu, il montre que la société traditionnelle bouge ; à cet égard la sortie de messe filmée est un symbole : si tout le monde s'y retrouve, certaines portent la coiffe, d'autres le foulard, mais les jeunes vont têtes nues. On voit d'ailleurs que ces derniers ressentent fortement un malaise : bien que munis de diplômes - le bon niveau d'étude fut une des caractéristiques de la Bretagne d'après guerre - les jeunes s'inquiètent de leur avenir. Ne devront-il pas quitter la terre ? Certains l'appréhendent, d'autres le souhaitent car la vie est difficile : rappelons qu'en 1954, 43% des logements agricoles n'ont pas encore l'électricité. Sur ces aspects, ce document offre un raccourci des thèmes si souvent évoqués par la JAC bretonne (Jeunesse Agricole Catholique) : la lassitude face à la cohabitation intergénérationnelle, la difficulté à se marier pour les garçons, la volonté de vivre en tant qu'agriculteur libre et responsable, soutenu par l'Etat mais pas assisté. Le reportage témoigne encore des nouvelles façons de travailler : des GAEC (Groupement agricole en commun) se mettent en place à St-Pol de Léon qui apparait sur plusieurs plans comme une terre d'innovation [Le marché au cadran]; de nouvelles machines (tracteurs, moissonneuses batteuses puissantes) facilitent le travail aux champs. Enfin, on montre la mise en place d'une agriculture intensive qui, par l'usage des engrais et des nouvelles variétés de plantes et la mise en place de grands élevages, permettra le développement de l'agriculture et surtout le maintien de la population en place.

Ce document témoigne de l'engouement pour ce nouveau modèle dont les dangers n'apparaissent pas encore, même si les premières manifestations agricoles sont évoquées.

Martine Cocaud

Transcription

(Musique)
Journaliste
C'était il n'y a pas très longtemps, et tout peut recommencer, en Bretagne ou ailleurs, ce sont des mouvements qui se reproduisent régulièrement, comme si les agriculteurs et les jeunes en particulier, n'avaient que ce moyen, c'est-à-dire la manifestation, qui peut tourner parfois à l'émeute, pour alerter l'opinion publique comme on dit, et pour se signaler.
(Musique)
Journaliste
Les dirigeants agricoles, les chefs syndicalistes reçus dernièrement à l'Elysée, c'était en quelque sorte déjà une victoire ou tout du moins une solution, une étape vers la recherche d'une solution, afin d'éviter de nouvelles manifestations, de nouveaux malaises, de nouvelles difficultés qui font en particulier que 3 jeunes agriculteurs sur 5 en France doivent quitter la terre pour envisager de tenter leur chance à la ville. Pourquoi ? Pourquoi tant de jeunes agriculteurs doivent-ils quitter la terre, alors que les trois quart d'entre eux, les sondages d'opinion le prouvent, souhaitent rester à la campagne, être paysan même si cela est dur, parce que c'est un métier, une situation sociale dont ils sont fiers aujourd'hui. C'est en Bretagne que nous avons choisi d'interroger quelques jeunes agriculteurs, de leur laisser la parole. Nous sommes allés dans cette région de Saint Pol de Léon, qui a de si jolies petites plages pour les vacances, bien sûr, mais dont les touristes ignorent la campagne, les gens qui y vivent, leurs inquiétudes. Avec nous, pour cette courte enquête, deux jeunes Parisiens. Pierre Brosseau, représentant d'un mouvement catholique agricole et Michel Charasse, un étudiant de Sciences Po qui prépare une thèse sur l'agriculture française. Il voulaient poser des questions, se renseigner. Dans une petite ferme au milieu des champs, les deux Parisiens se sont installés face à une dizaine de jeunes bretons, la discussion a commencé tout de suite.
Jeune homme 1
Et bien, je vais être obligé de quitter la terre, parce que j'ai deux frères et une soeur moins âgés, qui resteront certainement à la ferme, l'un d'entre eux du moins. J'ai poursuivi des études, je suis allé jusqu'aux études supérieures, et je fais actuellement mon service militaire. Je pense quitter la terre, mais tout en y restant. C'est-à-dire que je veux quitter la ferme, mais rester quand même dans le domaine agricole.
Marie-Antoinette
Moi non plus je peux pas rester à la ferme parce que j'ai mon frère aîné qui va, qui va s'installer sans doute. Alors je compte préparer le monitorat pour aider les jeunes et ça me plait comme études, je crois que ça prépare la femme à rester à la ferme.
Pierre Brosseau
Vous avez combien de frères et soeurs ?
Marie-Antoinette
Euh 8 frères et 7 soeurs.
Pierre Brosseau
Qu'est-ce qu'ils font ?
Marie-Antoinette
Il y a 12 étudiants, il y a 2 qui sont professeurs, un autre qui travaille aussi à son compte, électricien, un qui est à la ferme.
Pierre Brosseau
Ils vont devoir quitter aussi, pour la plupart.
Marie-Antoinette
Oh oui tous.
Jeune homme 2
Et bien il y avait en 1950, 32% d'agriculteurs en France, aujourd'hui nous sommes à 19%. Il y a de la surproduction, on voudrait industrialiser, pour cela, diminuer les prix de revient, c'est-à-dire moins d'hommes à travailler, donc il y a encore trop de personnes malheureusement à la terre.
Michel Charasse
Alors il y en a qui doivent partir ?
Jeune homme 2
Il y en a qui doivent partir et on regrette voyez-vous que beaucoup de jeunes qui s'en vont doivent aller au loin, plutôt que de trouver une profession dans une branche parallèle, même dans un, se reconvertir et trouver du travail sur place dans les villes avoisinantes. Je pourrais citer le cas d'un ami, qui était fiancé, et sa femme a posé comme condition au mariage qu'il se fasse CRS.
Journaliste
Et à part cela, il y a tant d'obstacles pour les jeunes qui veulent rester à la terre ; les parents par exemple. Les parents, la famille, les cousins, les familles trop nombreuses. Les parents, parce que c'est l'habitude depuis des siècles, et aussi parce qu'ils aiment leur champ, leur ferme, leur terre, leur métier, tiennent à travailler longtemps, très longtemps, et peut-être trop tard.
Jeune homme 3
Donc vivre avec les parents, ce n'est pas l'amour évidemment, certains le disent mais je le pense pas, tout dépend du tempérament du gars, évidemment s'il est rouspéteur, bon je veux dire, c'est très difficile de vivre avec des parents, mais malgré tout, il faut je pense vivre avec les parents, parce que nous avons des échanges entre nous. Alors euh pour travailler évidemment, tout ne partira pas de, du jeune, ça dépend aussi du gars parce que le jeune s'il sait beaucoup de choses les parents aussi ils en sont et ... ils sont déjà plus vieux que nous dans la profession, donc ils apportent aussi beaucoup aux jeunes.
Jeune homme 1
Le jeune ouvrier quand il se marie, à moins qu'il ne trouve pas de logement, quitte ses parents et va habiter ailleurs. Ca ne veut pas dire qu'il soit pas en bon terme pour ça avec ses parents, ils peuvent très bien s'arranger. Pour une ferme je crois, ça peut être pareil, on peut travailler une ferme en commun avec ses parents, tout en n'habitant pas sous le même toit.
Journaliste
Les jeunes agriculteurs doivent donc trop souvent penser à la famille, travailler avec la famille, sur des exploitations incapables de faire vivre tout le monde.
Jeune homme 2
Nous avons des agriculteurs qui sont très traditionnalistes dans la Bretagne intérieure. Nous avons peut-être une terre très pauvre, nous sommes assez loin, mais nous sommes surtout incompris.
Jeune homme 4
L'agriculteur seul ne peut plus aujourd'hui se tirer d'affaire.
Jeune homme 2
L'Etat subventionne l'industrie pour son développement, pour son expansion. Il aide l'agriculteur quand il a mévente, quand il y a, il y a un pépin. Voyez-vous ce que nous préférerions c'est que l'Etat aide notre expansion, nous permette de vivre par nous-mêmes, plutôt que de nous accorder une certaine charité.
Journaliste
Et pour les jeunes, les jours passent, les semaines passent, des jours, des semaines, des mois, durant lesquels ils espèrent et étudient souvent touts seuls. Ils veulent comme ils le disent en effet en sortir, c'est-à-dire sortir de leurs conditions de petits cultivateurs, condamnés peut-être à la vie de leurs parents, alors qu'ils désirent tous autre chose. Et puis arrive le dimanche. Que faire le dimanche après la messe ? Après avoir s'il le faut auparavant, trait toutes les vaches et sarclé un champ. Pour le dimanche, il y a la promenade au village, une ballade avec les copains, et puis, pas grand-chose.
[Cloche]
Marie-Antoinette
Tu te mets à lire, tu es grondé par tes parents, on te dit : C'est perdre ton temps ça, tu ferais mieux d'aller soigner tes cochons ou tes vaches, alors... Il y a beaucoup de filles qui n'ont pas une formation assez élevée pour pouvoir lire des romans, par exemple Mort, où est ta victoire ?, ou des affaires comme ça. Alors elles liront des petites, elles liront rien que des petites bagatelles, elles peuvent même pas prendre goût à lire même le journal, une édition pourtant propre à l'agriculture, problème par exemple Pisani qui aurait parlé, ou quelque chose, et comme, elles sont même pas capables de le lire quoi.
Jeune homme 1
A la campagne, on n'a pas tellement le sens du beau. On nous a pas fait découvrir ce que c'était qu'une pièce de théâtre, a goûter peut-être un morceau de musique classique ou à goûter de bonnes lectures. Je ne sais pas, c'est peut-être le fait de vivre parmi des, des beautés naturelles qui nous fait mépriser un petit peu toutes ces beautés artistiques, qu'on pourrait peut-être apprendre soit dans les maisons familiales, soit dans, dans les autres écoles d'ailleurs. Si jusqu'ici on a négligé le problème culturel à la campagne, je crois qu'il y a à ça au moins deux raisons. Tout d'abord, c'est que souvent chez nous, ceux qui restaient à la terre, c'est ceux qui étaient les moins aptes intellectuellement parlant. Les autres pouvaient continuer leurs études, aller dans des collèges secondaires et donc quitter la terre. Et il y a à ça une deuxième raison, c'est que le paysan, ce n'est pas comme l'ouvrier. Le paysan souvent est propriétaire ou locataire, mais il est quand même très attaché à sa terre. Il vit un petit peu par sa terre, c'est un peu, c'est un petit peu comme s'il avait de la terre dans le sang.
Pierre Brosseau
De combien disposes-tu, chaque dimanche ?
Jeune homme 1
Oh, je ne sais pas, c'est variable selon les dimanches. Ca peut s'étager, je crois, de 1 000 à 3 000 anciens francs bien sûr, par dimanche.
Pierre Brosseau
Comment tu les utilises ?
Jeune homme 1
Euh je vais souvent au cinéma, je mets un petit peu d'essence dans la voiture, le paquet de tabac, le pot pris avec les copains, l'apéritif, et j'ai même un petit penchant pour les gâteaux, je vais à la pâtisserie le dimanche.
Michel Charasse
Marie-Antoinette, ça vous embêterait de dire avec un, à un danseur, ça vous embêterait de dire que vous êtes de la campagne ?
Marie-Antoinette
Oh non, je le dis généralement. On continue à discuter, alors comme ça, ben, il voit que après tout les jeunes agricoles, ceux qui restent à la ferme ne sont pas des bêtes, des cloches, comme autrefois enfin ... c'était un peu considéré.
Pierre Brosseau
Qu'est-ce que c'est la ville pour toi ?
Jeune homme 2
La ville ? Eh bien, c'est d'abord très souvent le travail à la chaîne, c'est très souvent les 8 heures de travail consécutif, les 3 fois 24. C'est les conditions d'habitation dans un HLM, ce sont les heures de travail pour se rendre au travail, et aussi le bruit, voyez-vous. Moi je suis rural, j'habite au bord de la mer et le plaisir, eh bien c'est d'aller me promener le long de la côte, je trouve que ça m'épanouit.
Journaliste
Avec certaines aides de l'Etat, avec le soutien des syndicats agricoles et surtout avec du courage et le désir, le besoin de sortir de leurs petites conditions et des traditions, pour échapper à la vieille agriculture de papa, des jeunes agriculteurs bretons ont pu trouver des solutions, tenter des expériences, tels les frères [Youal], que nous venons de voir, et qui habitent près de Plouzévédé, à l'extrême pointe de la Bretagne. Ils sont 4, ils étaient mariés tous les 4, ils avaient chacun leur ferme, un petit bout de ferme, quelques vaches, quelques poulets. Ils auraient pu vivre ainsi l'un à côté de l'autre, se concurrençant, essayant de vivoter sur leurs 10 ha. Et brusquement, ils ont décidé de tout mettre en commun, leurs terres, leurs bâtiments, leurs machines agricoles, le cheptel, les récoltes, tout ; et le travail, bien entendu. Le travail, qu'ils se sont réparti. L'un s'occupe des terres, de toutes les terres rassemblées, l'autre des vaches, des 60 vaches qui fournissent suffisamment de lait et de beurre pour toute une petite ville. Le troisième est chargé de l'élevage des porcs qu'ils ont achetés, et qui représentent des centaines de kilos de viande, le quatrième surveille les 10 000 poulets qu'ils élèvent. Deux des femmes de ces pionniers fournissent justement la main-d'oeuvre pour cet immense poulailler. La troisième sert de secrétaire à l'organisation, la quatrième est l'économe, le ministre des finances du groupe. Chaque ménage conserve son indépendance, vit dans sa maison, mais tous travaillent en commun, reçoivent un salaire et se partagent les bénéfices, s'il y a bénéfice.
(Musique)
Journaliste
Autre solution, adoptée par un autre groupe de cultivateurs bretons, dans la région de Plougastel-Daoulas, au pays de la fraise et des calvaires. L'agriculture scientifique ; la culture intensive dans des serres climatisées. Après avoir emprunté des dizaines de millions d'anciens francs, ce groupement qui rassemble aujourd'hui une soixantaine d'adhérents, peut, en utilisant les meilleurs procédés de la science et les plus récents engrais chimiques, faire dans la même année, plusieurs récoltes de fraise, de tomates, de concombres, de salades, produits dont les bénéfices sont là aussi répartis entre tous les membres. Chacun conservant aussi sa ferme, sa maison, éventuellement un champ, un verger, une vache. Mais chaque adhérent doit fournir un certain travail. On vient ici, dans une atmosphère un peu étouffante, planter des tomates comme à la ville des ouvriers vont fabriquer une voiture. A la différence que dans cette usine agricole, les ouvriers sont à la fois patrons et responsables de tout ce qui peut arriver.
(Musique)
Journaliste
Ce sont nos jeunes agriculteurs de la petite ferme près de Saint Pol de Léon qui nous ont fait découvrir ces deux exploitations, qui nous ont montré que pour eux, il y a au moins déjà ces deux solutions à leurs problèmes, pour qu'ils puissent rester à la terre et y vivre décemment. Mais pour ces deux expériences, combien n'y a-t-il pas encore de petites exploitations, de fermes moyennes, où l'on cultive, comme dans ce nord Finistère, surtout du chou-fleur et de l'artichaut, et encore de l'artichaut et toujours du chou-fleur, parce c'est ce qui pousse peut-être le mieux dans la région. Parce que c'est en tout cas ce qui est en principe se vend le mieux et parce que n'est-ce pas, il faut bien vivre. Et pour que réussisse cette révolution silencieuse, que souhaitent, s'ils ne l'accomplissent pas tous encore, les jeunes à la campagne, il ne leur suffit pas de promesses ou de manifestations, mais il faut de l'organisation, une aide efficace, de la formation et des actes. Il faut, puisque nous en sommes à la Bretagne, par exemple, que les jeunes agriculteurs se sentent soutenus, afin qu'ils puissent se défendre, ne serait-ce que dans le cadre du marché commun.
Jeune homme 2
Aujourd'hui, voyez-vous, pour nous précisément, le problème du marché commun est un problème de structure.
Michel Charasse
Pour vous jeunes Bretons ?
Jeune homme 2
Pour nous jeunes Bretons, voyez-vous, je me place ici à 700 km de Paris et à 150 km de l'Angleterre. L'entrée de l'Angleterre dans le marché commun, qui peut-être par ailleurs nuirait à l'équilibre commercial, serait pour nous une question très favorable. Parce que ça permettrait d'avoir des débouchés assez proches, et par des moyens de transports qui ne sont quand même pas tellement onéreux. Bon, mais il y a aussi et surtout les réformes, la réforme des structures. Il y a des exploitations chez nous qui sont viables. Je crois que 4 ha à Roscoff, c'est très bien, il y en a qui vivent décemment avec moins, 6 ha à Saint Pol, les gens peuvent encore vivre décemment, 10 ha dans les communes de la périphérie, c'est déjà mieux, ou moins bien je ne sais pas, mais sur, au-delà, je crois qu'il faudrait au moins un minimum de 15 ha. Voyez-vous, ce que le jeune agriculteur veut, c'est d'être traiter en homme, ce n'est pas, il veut la parité, voyez-vous, je, c'est un grand mot, tout le monde l'emploie, mais si vous voulez, être lui-même ; vivre décemment par son travail.
(Musique)
Journaliste
C'était une enquête de Pierre [Andrau], Jean-Paul [Sassie] l'a réalisée, images de Maurice Albert, montage de Daniel [Lander] et mixage, Paul [Bertot].
(Musique)