Angelin Preljocaj et le mythe de Roméo et Juliette

27 décembre 1990
02m 47s
Réf. 00888

Notice

Résumé :

La version de Roméo et Juliette chorégraphiée en 1990 par Angelin Preljocaj, dans des décors du dessinateur de BD Enki Bilal, passé la rampe lors de sa création pour le Ballet de l'Opéra de Lyon.

Date de diffusion :
27 décembre 1990
Source :

Éclairage

La version de Roméo et Juliette chorégraphiée en 1990 par Angelin Preljocaj, dans des décors du dessinateur de BD Enki Bilal, fit l'effet d'une bombe lors de sa création pour les vingt-quatre danseurs du Ballet de l'Opéra de Lyon. Le choc de ces deux signatures acérées sur un thème increvable comme celui de Roméo et Juliette débordait le joli coup. L'instinct avec lequel Preljocaj passa commande à Bilal du décor de la pièce intensifia en la durcissant sa vision d'une Vérone fasciste. Pour raconter la lutte à mort de deux classes sociales que tout oppose – celle des riches et puissants Capulet de Juliette et celle des misérables Montaigu -, Bilal conçut une scénographie imposante, glacée mais flamboyante, dressant les hautes murailles bleutées d'une ville haute sécurité. En situant l'histoire shakespearienne dans le contexte des régimes totalitaires des pays de l'Est, Preljocaj, d'origine albanaise, enracinait l'action dans la haine sans merci de la milice des riches chargée de pourchasser les SDF. Lorsque Juliette, la fille du dictateur, tombe amoureuse de Roméo l'exclu, il devient l'homme à abattre.

Deux mondes et deux écritures gestuelles se heurtent dans ce ballet. D'une part, la danse sèche des Miliciens dont les corps blindés marchent sans dévier. D'autre part, celle tournoyante des homeless, selon le terme utilisé par Preljocaj, qui jouent et s'aiment librement. Combat de la sensualité et du sexe contre la rigidité et la haine du corps. Quoiqu'en dise le chorégraphe, le parti-pris politique est loin d'occulter l'affaire passionnelle des amants de Vérone. Et si Preljocaj excelle à tailler une écriture anguleuse, vivement articulée, il sait aussi merveilleusement mettre en pas le frémissement de deux êtres qui se reconnaissent, s'approchent, paradent et plus. Non seulement il en dessine les trajectoires de façon impeccablement décalée, mais il sait aussi, en amoureux de l'amour, en restituer physiquement l'émotion.

Le Roméo et Juliette de Preljocaj prouve une fois encore son attachement exacerbé à la question du répertoire de la danse. En choisissant régulièrement de se confronter à des monuments de l'art chorégraphique – qu'il s'agisse de chefs d'œuvres de la compagnie des Ballets russes (1909-1929) ou d'un monstre littéraire comme celui de Roméo et Juliette -, il secoue ses codes et ses habitudes, épate par sa passion du défi tout en imposant sa griffe. Lorsqu'il accepte pour la première fois de sa carrière de chorégraphe contemporain de collaborer avec les interprètes classiques de la troupe lyonnaise, il renoue avec sa propre histoire – adolescent, il démarra la danse par des cours classiques – tout en frottant son style au vocabulaire académique.

Parmi toutes les versions de Roméo et Juliette encore visibles, celle d'Angelin Preljocaj marque un territoire unique. Les chorégraphes, pas si nombreux que cela au demeurant qui se sont jetés dans la gueule de Shakespeare, ont tous trouvé leur mot à dire. Depuis 1940, et la chorégraphie de Léonide Lavroski sur la partition composée par Prokofiev en 1934 à la demande du Bolchoï de Moscou, cette tragédie est passée par toutes les couleurs esthétiques. Frederick Ashton, premier occidental à s'y attaquer pour le Ballet royal du Danemark, propose sa version en 1955, puis John Cranko trois ans plus tard. En 1965, Kenneth MacMillan met en scène Rudolf Noureev et Margot Fonteyn : sa version est toujours au répertoire du Royal ballet de Londres. Bascule de vie, Rudolf Noureev, passé chorégraphe, ramasse la donne en 1984 dans les décors d'Ezio Frigerio, à l'Opéra de Paris (voir ce document). Sur le versant contemporain, Jean-Christophe Maillot, avec la complicité du plasticien Ernest Pignon-Ernest, décline le scénario en noir et blanc en 1996. A Prokofiev, Sasha Waltz préfère la partition d'Hector Berlioz en 2007. Sur la version symphonique avec choeurs, elle joue sur les tensions architecturales d'un décor composé de blocs blancs pour articuler danse et chant.

Egalement sur Berlioz, en 2010, Thierry Malandain dresse un autel de coffres-cercueils en métal pour neuf Roméos et Juliettes interchangeables. Quant au hip hopeur Sébastien Lefrançois, pour Roméos et Juliettes (2008), sur une création musicale de Laurent Couson, il travaille le conflit des corps grâce à des parois mobiles que les interprètes aménagent en autant d'espaces imaginaires.

Depuis 1990, la relecture de Preljocaj, combinant avec adresse amour et politique, tient la route. Régulièrement remontée par le Ballet de Lyon, elle est inscrite au répertoire de la compagnie de Preljocaj depuis 1996. Le spectacle a été primé aux Victoires de la Musique en 1997.

Rosita Boisseau

Transcription

Présentateur
Le Roméo et Juliette présenté à partir de ce soir à l’auditorium de Lyon ne va pas manquer de choquer les traditionnels amoureux du grand ballet romantique. C’est dans une version entièrement revisitée, façon pays de l’Est, confiée à Bilal et Preljocaj, que le Lyon Opéra Ballet va faire renaître les amours fatals des jouvenceaux de Shakespeare.
(Musique)
Journaliste
Ne cherchez pas dans cet univers la cité des amants de Vérone. Pour les deux hommes venus de l’Est, Enki Bilal, le dessinateur-décorateur, et Angelin Preljocaj, le chorégraphe, l’amour est un diamant. Mais un diamant au milieu d’un univers des plus sombres.
Angelin Preljocaj
C’était une manière de faire vraiment un contraste très net entre la haine, la violence, le pouvoir et le rêve, l’amour, l’adolescence, enfin, toutes ces choses fragiles et qui n’ont pas de valeur dans notre système, de valeur marchande.
(Musique)
Journaliste
Bien sûr, l’amour conduira jusqu’à la mort Roméo et Juliette ; un amour charnel, entier mais sous surveillance. Voilà pourquoi le chorégraphe a voulu souligner les gestes des danseurs du Lyon Opéra Ballet par le trait du dessinateur, Enki Bilal, pour le décor et les costumes.
(Musique)
Enki Bilal
Quand on dessine pour la publication, pour l’impression, on peut s’égarer dans tout. On n’a de compte à rendre à personne et surtout pas aux personnages qui portent les costumes qu’on a dessiné. Donc, ce qui m’arrive très souvent, je dessine des choses immettables, qui sont absolument irréalisables. Là, il fallait évidemment s’occuper un tout petit peu de la mobilité des corps des danseurs, de s’occuper des matières, ce qui n’est pas évident parce que je connais très mal les tissus. Mais, bon, on y arrive et puis, on tâtonne, on réussit jusqu’au dernier moment à changer un peu les choses.
(Musique)
Journaliste
En préambule à sa chorégraphie, Angelin Preljocaj a inscrit ces mots tirés de 1984 , de Georges Orwell. Quand on s’aime et qu’on fait l’amour, on brûle son énergie et après, on se sent heureux et on se moque du reste. Mais les détenteurs du pouvoir ne peuvent admettre que l’on soit ainsi.
(Musique)