Le paysage théâtral à la fin de l'Ancien Régime
Introduction
Au sortir du règne de Louis XIV, les arts sont encore largement sous l'influence des grands maîtres classiques. Mais des voix s'élèvent et la « querelle des Anciens et des Modernes » (1670-1690), qui oppose les défenseurs de la perfection antique à des progressistes croyant à l'évolution naturelle des genres et des formes, ouvre la voie à une libération progressive des codes artistiques.
Au début du XVIIIe siècle, le théâtre peine donc à se détacher de la rigueur des règles classiques, mais on voit déjà apparaître quelques nouveautés dans les tragédies de Voltaire qui, même s'il conserve à ses pièces une structure versifiée, opte cependant pour des sujets teintés de modernité dans la mesure où ils s'éloignent des thèmes traditionnels empruntés à la mythologie. Les questions que se posent les hommes de théâtre sont alors les suivantes : comment écrire après Racine, Corneille, Molière ? que faut-il faire de la fameuse règle des trois unités, conserve-t-elle sa pertinence quand les critères de vraisemblance évoluent, c'est-à-dire quand l'homme du XVIIIe siècle perçoit autrement le réel qui l'entoure, grâce notamment aux lumières apportées par les courants philosophiques et le regain d'intérêt pour la Nature ?
Les artistes et les hommes de lettres s'attachent en effet non plus à peindre des héros, des rois et des dieux en prise avec le destin, mais des hommes en qui chacun peut immédiatement se reconnaître. Ce revirement pousse la littérature vers l'invention de nouveaux genres : le roman se teinte de réalisme social et l'on voit apparaître une quantité de sous-genres (roman d'apprentissage, épistolaire, sentimental, picaresque, fantastique, autobiographique) ; le conte philosophique est en plein essor ; la littérature libertine ou érotique connaît ses grandes heures.
Le monde du théâtre n'est pas exempt de ce mouvement de réforme et l'on voit fleurir des distinctions et des pensées théoriques de plus en plus affinées sur le partage des genres théâtraux et la façon dont le théâtre peut capter une réalité sociale et se faire l'écho des mœurs du temps.
Le théâtre de foire
Cette forme de spectacle, qui se tenait annuellement à Paris selon une tradition établie depuis le Moyen-âge au sein de la foire Saint-Laurent (dans le haut de la rue du Faubourg Saint-Denis, près de l'actuelle gare Saint-Lazare) et de la Foire Saint-Germain (rive gauche, près de Saint-Sulpice) va devenir au début du XVIIIe siècle l'objet d'une querelle mémorable, qui va changer le cours de l'histoire du théâtre. Les foires regroupaient une multitude d'artisans et de corps de métiers ainsi qu'un grand nombre d'amuseurs publics – bateleurs, marionnettistes, montreur d'animaux, acrobates –, et l'on y donnait de petites comédies, dont les canevas étaient pour la plupart empruntés à la comédie italienne, et qui remportaient un vif succès auprès du public parisien. Ces productions théâtrales sont à considérer, souvent à juste titre, comme des ouvrages mineurs appartenant au « registre bas » de la farce, des arlequinades et de la parodie mais provoquèrent, déjà au XVIIe siècle, des tensions entre les Italiens et les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne.
Ces formes théâtrales ne prétendaient pas à une postérité littéraire et faisaient office de divertissement populaire. Comme le note Lesage, un des premiers rénovateurs du genre comique français au tournant du XVIIIe siècle : « Il n'y faut point chercher d'intrigues composées. Chaque pièce contient une action simple, et même si serrée, qu'on n'y voit point de ces scènes de liaison languissantes qu'il faut toujours essuyer dans les meilleures Comédies. [...] [N]ous avons mieux aimé divertir en ne faisant qu'effleurer les matières, que d'ennuyer en les épuisant [avec des formes propres] à faire valoir les saillies de l'esprit, à relever le ridicule, à corriger les mœurs » [1].
Mais la Comédie-Française ne le voit pas de cet œil et, craignant pour ses recettes et sa suprématie commerciale - puisqu'elle jouit du monopole des représentations théâtrales -, fait pression sur le pouvoir pour obtenir l'interdiction des pièces foraines en « coupant la parole » aux acteurs. Cette proscription, au lieu de brider le théâtre de foire, donne cependant lieu à l'invention de subterfuges et à la naissance d'une forme dramatique qu'on appelle la pièce à écriteaux [2], que les acteurs de la foire, à défaut de pouvoir parler, ne tardèrent pas à mettre en chansons. Ce sont les débuts du vaudeville et de ce qu'on appellera plus officiellement L'Opéra-Comique, qui se caractérise par un répertoire de courtes pièces comiques, entremêlées de couplets chantés. Au XXe siècle, ces formes de théâtre forain, bannies longtemps des institutions et des plateaux, seront remises à l'honneur par la Compagnie Renault-Barrault, qui a beaucoup œuvré pour la réhabilitation du répertoire, il faudrait même dire de tous les répertoires, du siècle des Lumières.
Théâtre de foire, d'après Lesage et d'Orneval
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Extraits du Théâtre de foire, d'après d'Orneval et Lesage, et interview de Jean-Louis Barrault. Un spectacle d'après trois farces appartenant au répertoire de la Foire, très en vogue au XVIIIe siècle, où se mêlent travestissements, chants, grivoiseries et bons mots : Arlequin, roi des ogres et La Tête noire, de Lesage ; La Forêt de Dodone, de Lesage et d'Orneval.
[1] Le Théâtre de la foire, ou l'Opéra comique contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux foires de S.-Germain et de S.-Laurent... recueillies, revues et corrigées par MM. Le Sage et d'Orneval [et Carolet], Paris, Etienne Ganeau éditeur, 1721, vol 1.
[2] « Les écriteaux étaient une espèce de cartouche de toile roulée sur un bâton, et dans lequel était écrit en gros caractère le couplet, avec le nom du personnage qui aurait dû le chanter. L'écriteau descendait du cintre, et était porté par deux enfants habillés en Amours, qui le tenaient en support. Les enfants suspendus en l'air par le moyen des contrepoids, déroulaient l'écriteau ; l'orchestre jouait aussitôt l'air du couplet et donnait le ton aux spectateurs, qui chantaient eux-mêmes ce qu'ils voyaient écrit, pendant que les acteurs y accommodaient leurs gestes » (note de l'éditeur pour Arlequin roi de Serendib de Lesage, Paris, E. Ganeau éditeur, 1721).
La comédie de mœurs
Lesage, avant de se brouiller avec la Comédie-Française, a marqué le début du siècle en proposant deux grandes comédies, Crispin rival de son maître et surtout Turcaret qui met en scène avec une verve satirique intemporelle le monde des financiers.
Outre le sujet de l'argent qu'il met habilement en exergue, Lesage ouvre la voie à une certaine libération des modèles canoniques de la comédie à la française – qui peine à se détacher de l'étalon moliéresque – en important en France les recettes de la « comedia » ibérique (d'après Caldéron, Lope de Vega...) qui ne connaît pas les distinctions aussi nettes entre comédie et tragédie à la façon d'Aristote et échappent volontiers à la doctrine classique des trois unités.
L'influence du théâtre étranger se laisse clairement lire également dans l'œuvre de Marivaux où l'on retrouve le plaisir des lazzis lancés par des personnages directement issus de la Commedia dell'arte. Les comédies de Marivaux oscillent entre le souvenir de la comédie italienne, avec ses Arlequin, ses Colombine et ses jeux de masques (Le jeu de l'amour et du hasard), et un théâtre plus littéraire reposant sur une étude très fine de l'art de la conversation, sur la naissance du sentiment amoureux et la découverte de l'autre (La Dispute), le tout sans oublier les rapports complexes et parfois troubles entre maîtres et valets (Les Fausses confidences).
La structure dramatique est souvent la même : comment un homme et une femme, qui ne savent pas qu'ils s'aiment, vont finir par s'aimer, grâce à l'entremise des valets. Mais sous ce schéma assez conventionnel et l'emploi répété de thématiques communes - la surprise du sentiment (La Fausse suivante) ou encore le sujet de l'inconstance (La Double inconstance) - Marivaux explore la nature humaine à travers les possibilités ou les volte-face qu'offre le langage.
Le « marivaudage » questionne avant tout les qualités de l'échange et de la joute verbale entre hommes et femmes : comment prendre la parole, comment obtenir une réponse et interagir sur son interlocuteur, comment jouer sur les mots pour revenir sur ses positions sans perdre trop de crédit...
La comédie de mœurs tient aussi Beaumarchais parmi l'un de ses plus brillants représentants. La création du Barbier de Séville, en 1775, à la Comédie-Française, est un véritable coup d'éclat et fait triompher dans un décor espagnol pittoresque, un valet qui deviendra une figure archétypale : Figaro incarne à la fois le bon sens commun et la voix du peuple ; farceur, rieur, mais aussi « indigné », ce personnage est en même temps le double dramaturgique de l'auteur, tantôt faiseur d'intrigues et faiseurs de bons mots, qui se mêle de tout et est partout à la fois.
Dix ans plus tard, en 1784, Beaumarchais remet son personnage sur l'écheveau et, en soulevant dans l'opinion quelques tumultes, triomphe à nouveau avec le Mariage de Figaro, une comédie qui n'est pas sans annoncer l'esprit révolutionnaire qui commence à agiter Paris.
Figaro, d'après Beaumarchais
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Reportage autour de la diffusion de la saga d'un valet de comédie Figaro, d'après Beaumarchais, adaptée à la télévision en 2008 ; un téléfilm marquant le retour à la télévision d'Isabelle Adjani et avec dans les autres principaux rôles Francis Weber et Denis Podalydès.
Les pièces de Beaumarchais font l'événement de la saison théâtrale à Paris, elles sont attendues, on se presse devant les portes de la Comédie-Française, les journaux et la bonne société prennent parti pour ou contre l'auteur, les cabales vont bon train. Le personnage libertaire de Figaro a en effet de quoi inquiéter le pouvoir et la censure. Il faut dire que les pièces de Beaumarchais dénotent dans le paysage théâtral des Lumières : nombreux changements de décors, sauts chronologiques, entorses dramaturgiques comme autant de pieds de nez aux conventions de son époque. Dans la satire politique et sociale, Beaumarchais a du flair et anticipe les grands dérèglements qui vont agiter le pays quelques années plus tard. On entend déjà dans le monologue de Figaro les prémisses des discours révolutionnaires et les idées qui aboutiront à la création d'une société civile où doit idéalement régner l'égalité entre les hommes et l'éradication des privilèges, le droit à la justice pour tous, la liberté de la presse et d'expression.
Le drame bourgeois
Le théâtre va rapidement s'emparer des idées de progrès social et politique et surtout de la thématique du « bonheur » que des philosophes comme Voltaire, Rousseau et Diderot vont développer dans leurs écrits. Ces réflexions sur le bonheur vont s'accompagner d'une étude de la Nature – grâce à Buffon et au développement des sciences naturelles – et l'on peut même ajouter, une étude de l'homme et de ses comportements dans son milieu naturel (pas nécessairement à l'état de bon sauvage tel que le préconise Rousseau), c'est-à-dire dans son environnement domestique.
Diderot à corps perdu, d'après les écrits et la correspondance de Diderot
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Un spectacle biographique où se mêlent philosophie et propos galants, dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault, racontant la relation paradoxale entre Diderot et l'une de ses maîtresses, Sophie Volland. Extraits du spectacle et interview des acteurs.
Les peintres du XVIIIe s'emparent eux aussi de la sphère privée : voyez les tableaux de Boucher, de Fragonard, de Chardin ou de Greuze ; tous s'attachent à peindre des scènes du quotidien.
Ces premiers pas vers le réalisme, où il faut voir l'influence certaine du roman (et particulièrement le roman anglais et le Paméla de Richardson qui sera très admiré en France), va se retrouver également au théâtre, avec une poignée d'auteurs dissidents : La Chaussée, Sedaine, Beaumarchais, Mercier et surtout Diderot, dont les écrits théoriques et des pièces comme Le Fils naturel (1757) et Le Père de famille (1758) vont instituer un nouveau genre théâtral : le « drame bourgeois ».
Cette forme cherche à se démarquer des catégories sévères de la tragédie et de la comédie pour leur préférer des formes mixtes où une situation généralement emprunte au pathos mais aussi prend des traits plus légers, et va se dérouler dans un contexte au plus proche de la nature des choses. Ce théâtre s'attache en effet à mettre en scène non plus des sujets mythologiques ou trop strictement sérieux, mais bien les hommes qui font l'essentiel de la société du XVIIIe siècle, en entrant au cœur du salon de la famille bourgeoise. Cette classe sociale va vite devenir un objet d'étude pour les gens de lettres et de théâtre, qui se plairont à dépeindre ses mœurs dans de véritables études sociologiques.
Ces résolutions esthétiques qui recentrent la théâtralité autour d'une dramaturgie du tableau ont un impact considérable sur l'évolution des formes dramatiques, qui s'émancipent ainsi des principes hérités de la Poétique d'Aristote et permettent l'insertion de nouveautés : silences prolongés, scènes de pantomime, mobiliers et objets contemporains pour reconstituer fidèlement l'intérieur bourgeois, didascalies précises et multiples, emploi de la prose et mélange des tons pour imiter le langage naturel de la conversation.
Le drame bourgeois doit susciter l'intérêt aussi par son aspect moral : on disserte sur l'amour, sur le célibat, sur les couvents, sur la vertu, sur l'égalité des conditions.
Comme dans le théâtre antique, le drame doit être en mesure de provoquer chez le spectateur émotion et compassion. La volonté de Diderot est de porter l'attention du spectateur sur les interactions psychologiques qui peuvent conditionner l'action des personnages tout en permettant une observation aiguë du milieu dans lequel ils évoluent. Avec le drame bourgeois, l'idée est bien que la représentation soit comme une effraction dans l'intimité des personnages et un miroir du réel, capable d'effacer en quelque sorte l'appareil théâtral. Ce sont déjà les prémisses du « quatrième mur », développé vers la fin du XIXe siècle par des metteurs en scène naturalistes comme André Antoine. La scène n'est plus l'expression de préoccupations universelles mais une exposition des affaires privées qui intéressent l'individu du XVIIIe siècle et que le spectateur peut observer tel un scientifique.
Ce parti pris sera raillé par Rousseau dans sa Lettre à d'Alembert sur les spectacles, alors qu'il enthousiasmera les préromantiques allemands (Lessing et Goethe notamment) et que sa postérité sera on ne peut plus porteuse. Le drame bourgeois en tant que tel ne réussira que très peu sur la scène, mais le mélodrame, dont Pixerécourt sera l'un des maîtres, et surtout le drame romantique, qui prend ses racines dans les formes inventées par Diderot, vont porter encore plus loin et de façon durable, une grande partie des productions du XIXe siècle.