Thomas Bernhard mis en scène par Jean-Pierre Vincent

13 novembre 1988
05m 11s
Réf. 00152

Notice

Résumé :

Le metteur en scène Jean-Pierre Vincent et le comédien Bernard Freyd évoquent la pièce de théâtre Le Faiseur de théâtre et son auteur Thomas Bernhard. Bref extrait de la pièce.

Type de média :
Date de diffusion :
13 novembre 1988

Éclairage

L'écrivain autrichien Thomas Bernhard est né en 1931. Élevé en partie par un grand-père écrivain, il est envoyé dans les jeunesses nazies, puis dans un internat nazi à l'âge de 11 ans. Son oeuvre sera une diatribe contre le nazisme, la politique, le pouvoir, la culture autrichienne et ses concitoyens. Atteint d'une tuberculose pulmonaire dont il gardera des séquelles, il passe deux ans à l'hôpital. À partir de 1952, il collabore à plusieurs journaux en y publiant poèmes et articles. En 1955, il essuie le premier des scandales qui jalonneront sa carrière, avec un article contre le Théâtre de Salzbourg. Il entame la même année une formation au Mozarteum, conservatoire de musique et d'art dramatique de Salzbourg, dont il sort diplômé en 1957. En 1963, il écrit son premier roman, Gel. C'est à nouveau le scandale en 1968 suite au discours critiquant le peuple autrichien qu'il prononce quand on lui décerne le prix national de littérature.

Il sera récompensé par de nombreux autres prix (dont le prix allemand Georg Büchner pour La Plâtrière en 1970). Une fête pour Boris, sa première grande pièce, est mise en scène en 1970. S'en suivent entre autres L'Ignorant et le fou, Le Président (pour laquelle il fut attaqué en diffamation en 1975), ainsi que cinq oeuvres autobiographiques parues entre 1975 et 1982. En 1989, il meurt en plein tapage autour de sa pièce Heldenplatz, qui revient sur la souffrance des Juifs et sur les Autrichiens : "Il y a aujourd'hui plus de nazis à Vienne qu'en 1938".

Claire Libbra

Transcription

Jean-Pierre Vincent
Son théâtre, en tout cas Le faiseur de théâtre, est composé de deux choses. Il y a ce qu'on trouve quand on entend parler lui. Il y a ce qu'on trouve dans les romans qui sont des monologues, des purs monologues. Et qui s'adressent aussi à un seul auditeur. Il y a quelque chose de plus, c'est-à-dire qu'il y a toujours ce personnage monologuant, parce que depuis l'âge de vingt ans ou depuis même la naissance, il monologue lui. Il dialogue avec le monde en monologuant. Et d'autre part, évident, c'est un très grand auteur de théâtre, qui a beaucoup d'expériences - c'est sa 21e pièce - et qui a profité de l'expérience des plus grands auteurs qu'il a étudiés avec le même génie qu'il met à étudier le monde. Il y Shakespeare, il y a Tchekov, il y a Beckett, il y a Sophocle. Et on en a des traces, non pas parce qu'il y aurait des bouts de citation. Mais parce qu'il y a des façons de procéder dans l'écriture et de tenir compte de tout ce qui existe sur le plateau au même instant. Un extraordinaire auteur, c'est un auteur qui arrive à résumer le monde à chaque seconde de sa pièce. Et à faire que tout ce qui est sur le plateau, celui qui parle, ceux qui écoutent, les chaises, les accessoires, les fenêtres, racontent tous une histoire. Mettre tous ces êtres-là ou ces choses en condition d'être cohérents pour faire progresser un récit. Et ça, il le sait. C'est en ça un immense auteur de théâtre.
Bernard Freyd
« Entre nous soit dit, je suis un classique. Bientôt, ce qui jusqu'ici est uniquement notre secret sera bientôt connu du monde entier. Goethe, qu'est-ce que c'est ? Sais-tu que pour la seule scène de Maeterlinck, j'ai travaillé huit mois. Agathe n'a jamais saisi pourquoi. Je me suis plus ou moins enfermé huit mois dans ma chambre et abstenu d'elle pendant cette période mon enfant. Huit mois, pour la seule scène de Maeterlinck. Le grand art est un processus horrible mon enfant. » C'est difficile à jouer parce ça demande une grande une grande énergie puisqu'on affirme une chose, et puis après, on affirme le contraire. Avec la même force. Et on n'en tire jamais de conclusion. C'est-à-dire on passe tout de suite à autre chose. C'est-à-dire on énonce une loi, en fait c'est la liberté quoi. Je crois que c'est Blanchot qui a dit que le type qui parle à l'infini comme ça, il dit, il énonce une loi, et puis après, il énonce une autre loi. Et puis dans l'interstice entre la première loi et... entre ces deux, il y a un espace infini de liberté absolument extraordinaire. Et c'est ça qui se passe avec Thomas Bernhard. Quand on part sur un thème avec n'importe lequel des personnages, on mange le thème en entier. C'est-à-dire s'il parle d'une chaise, il la décrit, il finit par la démolir, par la trouver ignoble, qu'on ne peut pas s'asseoir dessus. Finalement ce n'est plus une chaise. Et quand il a fini cette opération, il a une sorte de blanc. Puisqu'il n'y a plus rien, il a tout cassé. Et puis, il y a un petit moment, un tout petit moment où on s'est épuisé d'ailleurs à faire à cet acte. Et quand on a consumé cet acte, et bien il y a un petit moment où on palpite avec l'autre. Et on est là, toujours à deux, je ne parle jamais seul. Donc chaque fois que je suis avec un personnage, chaque fois qu'un thème a été broyé, mangé avec la bouche, après, il y a un petit moment comme ça qui est peut-être très humain.
Journaliste
Vous connaissez bien l'oeuvre de Thomas Bernhard. Mais l'homme Thomas Bernhard, qu'est-ce que vous en savez ?
Jean-Pierre Vincent
Je crois que c'est un personnage paradoxal dans la mesure où il est franchement désespéré de tout, y compris un peu de lui-même. Et que il est, d'un autre côté, dévoré d'humour. C'est un personnage qui apparemment n'a pas de vie sensuelle personnelle, mais dans la tête, c'est un sensualiste extraordinaire. Vous savez, ces sortes de génie qui écoutent une minute les informations et qui savent ce qui se passe dans le monde entier. Qui entendent parler une personne trente secondes dans un bistrot et qui peuvent reconstituer la vie du village. Parce qu'il y a une intuition extraordinaire dans sa façon de vivre le monde. Il a été tellement concentré sur lui-même pour survivre qu'il est concentré sur le monde entier en fait. Il n'y a jamais de salut au fond. Il n'y a pas de salvation de l'être humain. L'être humain est dans la merde, il faut qu'il y vive. Alors certains y vivent avec inconscience, d'autres avec conscience. Donc, certains peuvent d'ailleurs être tentés de se suicider, le font ou ne le font pas. Ou se suicident tous les jours tout en continuant à vivre. Et il fallait les décomptes de ce vaste massacre, sans mort parfois, et avec beaucoup de morts à d'autres moments.
Journaliste
Vous avez l'air de parler de ça avec une exquise allégresse comme s'il donnait un spectacle d'une grande gaieté.
Jean-Pierre Vincent
Je trouve que c'est un spectacle d'une grande gaieté. En fait, je n'aimerais pas trop le rencontrer parce que, il y a une chose que j'aimerais faire avec cet homme seulement : c'est de rire. Mais je ne sais pas s'il a envie de partager le rire avec quelqu'un.