Emmanuel Levinas

29 juin 1993
05m 48s
Réf. 00206

Notice

Résumé :

Michel Field reçoit le philosophe Emmanuel Levinas qui vient de publier un recueil de ses textes de cours, Dieu, la mort et le temps, et l'interroge sur le caractère transversal de son approche de la philosophie au carrefour des différentes civilisations. Levinas parle aussi d'un de ses thèmes de prédilection, la relation de l'homme à autrui.

Type de média :
Date de diffusion :
29 juin 1993
Source :

Éclairage

Emmanuel Levinas est né en 1906 à Kovno (Lituanie) et est mort à Paris en 1995. Issu d'une famille juive de langue russe, il émigre en 1914 en Ukraine. Là, il découvre les grands auteurs de la littérature russe, Pouchkine, Tolstoï, Tourgueniev, Dostoïevski, et s'ouvre aux questions métaphysiques. En 1923, le jeune Emmanuel part à Strasbourg suivre des études de philosophie ; il y découvre la pensée de Bergson et se lie d'amitié avec Maurice Blanchot. En 1928 et 1929, il suit à Fribourg-en-Brisgau l'enseignement d'Edmond Husserl et de Martin Heidegger. En 1930, il s'établit définitivement à Paris, après avoir publié sa thèse Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl. Mobilisé en 1939, il est capturé dès le début de la guerre ; c'est dans un stalag allemand qu'il passera les cinq années suivantes. Pendant sa captivité, il parvient cependant à rédiger l'essentiel de De l'existence à l'existant. Dans les années 1960 et 1970, Emmanuel Levinas enseigne la philosophie à l'université, à Poitiers, Nanterre et La Sorbonne. Il publie en 1961 sa thèse d'Etat, Totalité et infini.

Parti de la phénoménologie, Levinas définit l'éthique comme la mise en question de l'ontologie (c'est à dire la définition des êtres) par l'irruption d'Autrui. Il refuse de donner à ce sujet, contrairement à la tradition philosophique occidentale, une définition. La figure - si l'on peut dire - privilégiée en est le visage, qui manifeste de façon vertigineuse le mystère de l'autre. Autrui est transcendance, et à partir de là, on aboutit à Dieu.

Aujourd'hui, l'Institut d'études lévinassiennes, fondé par Benny Lévy, Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut diffuse la pensée du philosophe.

Aurélia Caton

Transcription

Michel Field
Bonsoir, Emmanuel Levinas Dieu, la mort, le temps, ce sont les textes de vos cours que vous avez professés dans l'année scolaire 75-76, alors je vais vous présenter. Vous êtes un des philosophes sans doute les plus importants de la pensée française, mais en même temps, beaucoup de gens ne vous connaissent pas, parce que vous n'êtes pas, comment dire, médiatisé, comme on dit aujourd'hui.
Emmanuel Lévinas
En effet, je ne connais pas du tout mes lecteurs. Il en est probablement qui me suivent sans manifester, ou bien qui se manifestent dans l'intimité, pas en public - parfois un peu comme j'ai l'occasion, peut-être la chance, ou le malheur de, on peut le dire - aujourd'hui.
Michel Field
Et qu'est-ce que vous pensez justement de cette sorte de bruit, de vacarme, de publicité, qui est obligé aujourd'hui d'entourer la publication des livres, par rapport à un exercice solitaire et rigoureux de la pensée ?
Emmanuel Lévinas
Je me méfie évidemment de cette traînée des idées générales ou des idées intimes, en discussion publique, sans préparation, sans contact préalable avec les textes, et pour moi l'enseignement verbal présuppose toujours un approfondissement des choses écrites, où le geste de parler est aussi important que le geste d'écrire.
Michel Field
Alors je vais vous présenter rapidement. Vous êtes né en 1906 en Lituanie, vous êtes exilé d'abord en Russie, ensuite en France, à Strasbourg, où vous avez commencé vos études de philosophie en même temps que vous nouiez un rapport amical avec Maurice Blanchot. En 1928, vous êtes parti à Fribourg suivre l'enseignement de Husserl et de Heidegger, ensuite il y a eu évidemment la guerre, les camps, la montée du nazisme, et on peut dire que cette tragédie de l'histoire est inscrite au coeur de votre réflexion. On dirait que, enfin vous me direz si c'est un bon résumé ou une bonne situation, que votre pensée se situe à un carrefour de domaines qui sont d'habitude très séparés les uns les autres, et que vous avez inlassablement tenté de nouer un dialogue entre des traditions qui s'ignoraient. Je pense notamment à la tradition de la philosophie occidentale et la tradition hébraïque, mais aussi la littérature russe qui a beaucoup compté pour vous, la phénoménologie allemande... Est-ce que cette situation de carrefour, c'était un choix ou c'est finalement une conséquence de l'histoire de ce siècle ?
Emmanuel Lévinas
C'était pas un choix, en ce sens que, il ne s'agit pas de les parcourir et de se demander, chaque fois, qu'est-ce que j'en retiens, n'est-ce pas ? Une pensée authentique, une pensée sincère a recours aux textes, aux grands textes surtout, à quelques grands textes qui souvent sont plus d'accord entre eux qu'on ne pense, mais la liberté et l'appel aux auteurs différents est certainement utile, mais n'est pas du tout le moment le plus profond de la réflexion. C'est une réflexion qui s'attache à une expression par excellence, une expression, une grande expression, et qui peut être à l'origine d'un prolongement quelconque et d'une vraie discussion.
Michel Field
On peut dire de vous que vous êtes le penseur par excellence du rapport à l'Autre, du rapport à Autrui, et vous avez toujours essayé de penser ce qui était constitutif finalement du rapport à l'Autre.
Emmanuel Lévinas
Là, vous nommez en effet un de mes thèmes préférés, non pas du tout parce que c'est un thème qui permet de beaux développements, mais parce qu'il me semble être au coeur de ce qu'est l'humain. L'essentiel de l'humain. Et si vous [incompris] au niveau de cette réflexion, il y avait toujours la recherche de ce qui est authentiquement humain et de ce qui est la, si vous voulez, la relation avec l'autre homme. La relation avec l'autre homme m'a semblé être la définition, le trait principal, le grand mystère si vous voulez de l'humanité, et même de l'homme.
Michel Field
Alors puisque
Emmanuel Lévinas
Avant d'aborder ce thème comme le thème de la collectivité, comme si vous voulez une extension de la connaissance par la considération de données multiples, je cherchais toujours - et je pense toujours que c'est très important de le trouver - un vrai dialogue entre les personnes et un vrai discours entre - très regardant en ce qui concerne les citations et l'adoption de formules définitives - mais l'essentiel se joue dans la relation d'homme à homme. La formule que j'aime citer c'est que ce qu'on appelle la transcendance, la sortie de soi, la sortie de soi, c'est l'humain, et cette sortie de soi est toujours le rapport à un autre homme.
Michel Field
Alors puisque